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B : Marie-Antoinette, icône burlesque du marketing industriel

2. MARIE-ANTOINETTE DANS LES SODAS, UNE VISION DEMOCRATIQUE ?

D’une manière diachronique, les images de Marie-Antoinette se succèdent dans le temps aux Etats-Unis, leur sens évoluant en fonction des œuvres culturelles la représentant et permettant

de saisir l’évolution d’une société, qui fait preuve de plus ou moins de sévérité ou de bienveillance à l’idée d’exubérance économique. Si Campion-Vincent atteste de la popularité de Marie-Antoinette à partir de sa phrase apocryphe113 à travers des publicités choisies et des vignettes

satiriques, elle liste uniquement leurs buts didactique et ludiques : « il semble qu’il y ait autant

d’applications moralisatrices, didactiques ou accusatoires que d’exemples purement d’intention plaisante » (Campion 36). D’une manière synchronique cependant, la reine devient l’enjeu de la

supériorité d’une marque sur l’autre114. Les entreprises de soda américaines du milieu du XXe

siècle se saisissent, par exemple, de l’image de la reine dans ce qui semble, de notre point de vue

postérieur, une sorte de compétition commerciale. Rivalisant de connaissance historique et

d’innovation picturale, les marques RC Cola, Pepsi et Coca Cola qui produisent un soda similaire tentent de prouver la supériorité de leur breuvage proposant leur propre image de Marie-Antoinette

tantôt figure historique, personnage de bal masqué ou image d’Épinal.

113 « Dans les pays anglophones et particulièrement aux Etats-Unis, la réplique est extrêmement répandue » (Campion 38)

Pepsi “So full of life… so full of fun… Pepsi sparkles with

More Bounce to the ounce”, 1951 RC Cola « !!Tempting !! », 1961

En 1951 Pepsi Cola cherche à promouvoir un nouveau format de boisson via la campagne

« More bounce to the ounce ». La marque émet différentes affiches dans lesquelles figurent des

scènes du quotidien de l’Américain moyen heureux, qu’il repeigne son salon, regarde la télé ou s’occupe du barbecue lors d’un pique-nique. Etonnamment, Marie-Antoinette figure en robe de soirée sur une de ces affiches, reconnaissable à sa coiffe et son collier de perles, buvant une

bouteille de Pepsi devant une roue de chariot, un sac et ce qui ressemble à des affaires de jockey.

L’association entre la reine et des stéréotypes américains semble à priori une anomalie mais pourrait trouver une résonnance dans la mode rousseauiste de retour à une vie champêtre. A la

mort de Louis XV, cette dernière reçoit le Trianon où, suivant la mode de l’époque, elle construit un lieu intime imitant la simplicité et rusticité de la vie paysanne115. La référence à la reine est

finalement explicitée par ce qui semble un prix hippique juste au-dessus de la tête du personnage

115 Le mythe de la bergère, bien que contesté, se perpétue, ainsi que le montre la performance de la chanteuse Pop Séléna Gomez (voir infra). Ce retour à la rusticité s’oppose cependant au montant dépensé pour créer cette illusion de simplicité, D’Argenteau citant « Par son ordre, on a culbuté les jardins pour y faire un jardin anglais, qui coutera au moins cent cinquante mille livres. » (Lever), Pierre de Nolhac estimant à 500000 livres le côut de construction du Trianon. Le Trianon de Marie-Antoinette, VII, 300

de la reine et intitulé « the countryside players / the Queen’s taste ». Le consommateur peut émettre

l’hypothèse que le personnage de la reine serait une actrice ou un modèle qui officialiserait avec luxe et noblesse une course ou un prix hippique. Au lieu de présenter l’image de cette cérémonie officielle, Pepsi propose celle d’un moment de détente, de rupture avec l’étiquette, présentant une reine qui boit au goulot une bouteille de Pepsi, comme madame tout le monde.

Marque américaine créée en 1905 en Georgie116, RC Cola se considère comme une version

« luxe » de soda comme le rappelle ses initiales « Royal Crown ». En 1961, la campagne

publicitaire mise ainsi sur un interdit, un « tabou » royal : la tentation exercée par le soda sur la

figure couronnée. Cette tentation est représentée par un diable, à l’arrière du personnage de la reine, qui figure une sorte de pensée coupable et indigne de son rang. Le regard concupiscent de

la reine est ainsi de côté, fixant l’objet convoité quand le goulot de la bouteille cache l’œil du diable, suggérant peut-être que c’est par le regard concupiscent que l’on pèche en premier.

Synesthésie, l’image évoque aussi le toucher avec la fraicheur du soda posé sur la joue de la reine et l’adjectif « fresh » réitéré quatre fois. Le sens gustatif, quant à lui, est évoqué par la fraicheur du soda à consommer et le verbe « Taste ».

Les publicités et RC Cola et de Pepsi proposent ainsi un portrait de Marie-Antoinette

similaire et probablement issu de l’interprétation de l’actrice Norma Shearer. Cette dernière interprète en effet la reine dans le film éponyme Marie-Antoinette de 1938. Ce film, qui prend des

libertés dans la chronologie des événements historiques, présente une reine aux cheveux bouclés,

aux mèches tombantes formant des rouleaux et portant des mouches.

Norma Shearer dans le film de 1938.

Tourné en 80 jours environ par Van Dyke et comportant 80 décors, le film comptait : « paintings,

statues, scrolls, objets d’art and even original letters – supposedly the largest single consignement of antiques ever received at Los Angeles Customs »117. Le film fut un succès public tout en

accusant une perte de 767000 dollars pour un coût total de 2.9 millions. Basé sur le roman de

Zweig, le scénario compte plus d’une dizaine d’auteurs et scénaristes118, donnant une vision de

Marie-Antoinette forcément biaisée puisque livrée au travers des scripts revus, eux-mêmes basés

sur la lecture subjective de Zweig. Le personnage de l’affiche de Pepsi semble un portrait réaliste si l’on considère que ce n’est pas Marie-Antoinette qui est représentée mais l’actrice Norma Shearer, lors d’une pause. Le personnage de RC Cola renverrait quant à lui à la scène du bal masqué du film de 1938, tout en modernisant cette forme de loisir, mélangeant personnages de bal

masqué du XVIIIe avec personnages de bal masqué stéréotypés de 1950. Développant cette

117 Eyman, Scott, Lion of Hollywood, the life and legend of Louis B Mayer, Simon and Schuster, 2005 p. 255 118 Ernest Vajda, Cary Wilson, Robert Sherwood, Donald Ogden Stewart, Talbot Jenning, George S Kaufman, Jacques Thiery, Sam Hoffenstein, Zoé Akins and Bruno Frank, cités dans l’ouvrage d’Eyman Scott.

recherche, le chercheur Todd Larkin professeur d’Histoire de l’Art de l’université du Montana

vient d’ailleurs de publier un livre en mai 2019 soutenant cette appropriation américaine de Marie-Antoinette via le film avec Norma Shearer :

In Search of Marie-Antoinette in the 1930s follows Austrian biographer Stefan

Zweig, American producer Irving Thalberg, and Canadian-American actress

Norma Shearer as they attempt to uncover personal aspects of Marie-Antoinette’s

life at the French court in the late eighteenth-century and to dramatize them in

biography, cinema, and performance for public consumption during the 1930s

(Larkin, 1).

La réception publique mitigée du film, donne l’idée au producteur Hunt Stromberg, qui succède à Thalberg, d’en faire un objet culturel éducatif119 à destination des lycéens120. Le réalisateur cherche

ainsi à relancer la popularité du film en le liant aux faits historiques qui l’ont inspiré. Cependant, ce travail dévie d’une analyse historique à l’analyse d’une fiction historique, puisque l’objet d’étude est la comparaison entre le roman de Zweig et son adaptation cinématographique : « this early experiment in film appreciation encouraged students to use the romantic drama as a

launchpad for discussing the real people and events leading to the French Revolution » (Larkin

277). La conception de la reine par les étudiants américains d’alors passe alors par la subjectivité du roman de Zweig, qui brosse un portrait psychologique et intime de la reine, malheureuse en

amour et en amitié. Ce portrait est encore influencé par la vision personnelle de l’actrice principale.

Norma Shearer, récemment veuve du producteur au moment du film, insiste non seulement pour

réaliser mais aussi incarner les volontés de son mari. Le personnage de Marie-Antoinette, reine et

veuve devient donc un double de l’actrice : « I couldn’t bear to have someone else [i.e. play the

119 Rappelant le destin du film de Sofia Coppola 120 Larkin 277

part] or, worst of all, not have done it at all. It was the last picture Irving [Thalberg] worked on,

the last picture plan he worked out for me. I couldn’t let that be for nothing” (Larkin 188) Citant

Shearer, Larkin rappelle que l’actrice devient une des âmes du film, non seulement à l’écran mais aussi dans la réalisation de ce dernier.

C’est bien l’influence de Zweig qui vient imposer et valoriser Marie-Antoinette comme une victime consciente bien qu’insouciante des événements de la Révolution Française. Cette lecture très subjective réhabilite totalement la reine et de ce fait, rejette la responsabilité de la

Révolution sur le laxisme et l’indolence de Louis XVI : « C’est encore un Louis qui est roi, certes, mais il n’a rien d’un souverain, ce n’est qu’un piteux esclave des femmes, dépourvu d’intérêt » (Zweig 45).

Postérieure et différente, la campagne publicitaire de Coca Cola 1969 propose un

argumentaire de vente sous forme d’une narration pseudo-historique en présentant différentes

figures historiques en crise. Bonaparte exilé sur l’ile d’Elbe, les Révoltés du Bounty, Henri VIII et Jules César sont interprétés, chacun illustrant la formule : « tout serait allé mieux avec Coke121 » (sic). Figures au destin tragique célèbre, Coca Cola semble s’inscrire dans la continuité de l’actualité culturelle de l’époque, le film Waterloo sortant sur les écrans en 1970, Mutiny on the

Bounty en 1962, Anne of the Thousand Days, sur Henri VIII en 1969 et Jules César avec Charlton

Heston jouant pour la deuxième fois Marc Antoine paraissant en 1970. Curieusement, le

personnage de Marie-Antoinette n’est pas porté à l’écran entre 1956 et 1982122, ce qui suppose

121 Selon la publicité qui met en scène Napoléon. L’argumentaire de vente précise que la création du soda est postérieure de 72 ans à son exil. Du fait de la recette du Coca Cola qui contenait originellement de la cocaïne on peut lire cette phrase accrocheuse différemment.

122 Soit entre le film Marie-Antoinette, reine de France, de Delannoy avec Michèle Morgan et celui d’Ettore Scola, la

l’atemporalité de la renommée de la reine ou peut-être la prégnance du film de Norma Shearer dans les mémoires collectives occidentales.

Reine des sucreries, Marie-Antoinette pose en robe à panier une main sur un gâteau de type

indéterminé et l’autre main saisissant la bouteille de soda123. L’image est accompagnée de la

légende : “She wasn’t nearly so nasty as they say. For instance, when told that the peasants were starving and preparing to revolt, it occurred to her that the bright, clean, refreshing taste of

Coca-Cola would lift their spirits”. La campagne publicitaire déforme ensuite la célèbre phrase

apocryphe anglaise « let them eat cake » en « let them drink coke ». La paronymie qui ne pouvait

se réaliser avec les deux autres marques de soda124, réalise un effet humoristique pour les amateurs d’histoire sans pour autant véhiculer d’image positive de la reine au premier abord. Cette dernière ne propose pas de solution acceptable à la famine mais répond avec stupidité et sans discernement.

Par un champ lexical d’opposition à la doxa, curieusement, la campagne publicitaire cherche à réhabiliter la reine : « people have the wrong idea » ; « she wasn’t nearly so nasty » ;

« unfortunately, she was misquoted ». Personnage incompris, la reine est donc sacrifiée par erreur,

du fait de l’ignorance du peuple français, qui aurait mal interprété ses propos.

Marie-Antoinette comme symbole démocratique semble cependant une mauvaise lecture

de l’Histoire. D’où provient cet aveuglement de la part de ces campagnes publicitaires, en supposant qu’elle soit une cécité sincère, et quel est l’effet de l’utilisation de ces différentes Marie-Antoinette dans leur argumentaire de vente ? Ces trois campagnes intègrent le portrait de la reine

à des articles de consommation courante, leur conférant une dimension de marque de luxe pourtant

de Science-Fiction The Story of Mankind de Irwin Allen et qui date aussi de 1957 fait intervenir les personnages de Cléopâtre, Marc Antoine, Marie-Antoinette, Napoléon et Jeanne d’Arc tout à la fois lors de voyages dans le temps. 123 Voir annexes.

124 La recette de ces sodas basés sur les feuilles de coca et de noix de kola a évolué pour ne plus les contenir sous la même forme, ces substances étant à la base de la cocaïne. Si Cola se trouve dans les trois sodas, seule la marque Coca Cola garde les deux éléments d’origine dans son appellation.

éloignée de la définition d’unicité hors de prix. S’il semble qu’on ne devienne pas une reine en buvant du soda, les marques procèdent à l’effet inverse : la reine, aspirant à une vie simple, se transforme en Madame Tout le Monde en buvant du soda, devenant l’égale du consommateur

lambda. Cette déchéance magique s’inscrit en opposition avec les transformations merveilleuses des contes de fées et réifie l’image de la reine, simple faire valoir de la qualité du produit. Maladroitement, les campagnes publicitaires introduisent aussi une symbolique royale dans leurs

représentations, forçant le consommateur à faire preuve d’empathie avec la vision historique d’une reine qui renie son rang et les impératifs qui y sont associés.