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DE RUMEUR A NOUVELLE, INSTAURATION DE LA CARICATURE COMME FAIT REEL

C : Le retour du pamphlet

3. DE RUMEUR A NOUVELLE, INSTAURATION DE LA CARICATURE COMME FAIT REEL

Un des autres effets de cette répétition de Marie-Antoinette pour désigner une personnalité

médiatique, serait la confirmation de la première assertion par effet d’insistance. En effet, les comparaisons évoquées par un média, post ou tweet, deviennent des analogies et l’attribution officieuse, insultante ou ironique, devient officielle puisque récupérée par un journal « sérieux ».

Printemps 2018, Kardashian est ainsi qualifiée à deux occasions de Marie-Antoinette. Le 13 avril

2018, Kanye West fait l’éloge de ses goûts : « My wife, I see her as a representation, as a Marie-Antoinette of our time 251 » puis le 30 mai le magazine Slate se moque de son

ignorance : « Modern-Day Marie-Antoinette turns out to be modern-day Marie-Antoinette252 ». En

effet, alors que Kim Kardashian rencontre Trump pour plaider en faveur d’Alice Johnson, le

journal rappelle que cette détenue était déjà sur la liste des futurs amnistiés, cet acte ayant

« accidentellement » restauré l’image du président. On remarque cependant un glissement

251 Gardner, op. cit.

252 Dessem, Matthew, “Modern-day Marie-Antoinette turns out to be modern-day Marie-Antoinette” Slate, 30 mai 2018

grammatical puisque la comparaison « I see her as » est devenue une analogie. De même, dans

l’exemple de Trump Antoinette, si ce dernier est comparé à la reine lors de l’ouragan Maria253, la

métaphore évolue en analogie picturale plus tard lorsqu’il distribue des essuie-tout pour remédier à ses conséquences.

L’épisode de la fuite et de l’arrestation du roi à Varennes le 21 juin 1791 est symptomatique de cette manière de traiter l’information. Si la famille royale est tout d’abord « épargnée » par le mensonge de l’enlèvement, l’opinion publique porte sur elle un regard de moins en moins

compatissant et de plus en plus menaçant. Ce « désamour » est flagrant dans les images qui

couvrent l’événement et notamment dans le surgissement de la métaphore animale qui vient dépeindre les membres de la famille royale :

Anonyme, Retour de la famille royale à Paris le 25 juin 1791, Le Louvre, pièce LR23561

Anonyme, La famille des cochons ramenée dans l’étable, 1791, BNF

Estampes contemporaines de l’événement, le processus de satire de l’information vient ici copier la réalité, ou copier une image de la réalité, en la déformant. Ce processus marque une révolution

dans le sentiment de la population qui passe d’un roi considéré comme un Dieu à un roi considéré

253 Merkeley, Jeff, Twitter, 30 sept 2017 : « Trump plays Marie-Antoinette: sits at his golf club while Puerto Rico suffers… then attacks San Juan Mayor for « poor leadership »

comme un cochon. Notre propos ne sera pas de revenir sur les métaphores traitant de l’image du

roi Louis XVI à la fin de son règne254, mais de vérifier que le processus de répétition de la comparaison vient effectivement se transformer en assimilation. L’arrestation à Varennes semble alors un triptyque, clôturé par une scène champêtre, elle aussi contemporaine de l’événement, qui vient transposer le cadre spatial de la scène en en gardant les personnages cochons :

En rapatriant la famille à Paris, le peuple vouerait inconsciemment à Louis XVI des vertus

magiques nourricières, le champ lexical de la nourriture étant un des centres des imaginaires

révolutionnaires, résonnant avec le contexte de famine et de disette éprouvé par la population.

Cette magie se teinte cependant d’une forme burlesque puisque la famille royale est assimilée à

des boulangers, puis à des cochons. Dès le XVIIIe siècle donc, le traitement de l’information par

les caricatures s’intensifie, reflétant le degré d’affection ou d’hostilité éprouvé pour la famille royale, sensible en cela à ce que Boyer-Brun appellera le « thermomètre de l’opinion publique ».

En effet, si l’écrivain justifie l’utilité du recours aux images face à une population peu

alphabétisée ou ignorante de l’actualité et des affaires politiques, il émet aussi des réserves à leur encontre, condamnant leur extrémité violente et l’effet de persuasion de ces images :

On a observé que dans toutes les révolutions, les Caricatures ont été employées

pour mettre le peuple en mouvement et l’on ne saurait disconvenir que cette mesure ne soit aussi perfide que ses effets sont prompts et terribles (…) le peuple n’a malheureusement que trop cédé à de semblables impulsions qui sont d’autant plus

perfides qu’il ne s’en méfie pas et qu’il ne saurait s’en méfier. C’est pourtant par elles qu’on est parvenu à lui faire immoler un grand nombre de victimes à lui faire haïr des souverains de la part desquels il ne reçut que des bienfaits, et à lui faire

oublier les plus saints et les plus sacrés de ses devoirs en couvrant avec soin d’un grossier ridicule, les ministres de la religion et la religion elle-même. Mais s’il est

à remarquer que les Caricatures sont le thermomètre qui indique le degré de

l’opinion publique, il est à remarquer encore que ceux qui savent maitriser ses variations savent maitriser aussi l’opinion publique.

Royaliste convaincu255, Boyer-Brun n’admet pas les inégalités et injustices du système

monarchique et critique les débordements révolutionnaires. Concernant la violence de ces derniers,

le journaliste innocente le peuple, rejetant la responsabilité sur les moyens utilisés. Ce faisant, il

concède la puissance de ce moyen capable de « mettre le peuple en mouvement », surpassant

255 Boyer de Nimes sera guillotiné en 1794 pour participation à un complot contre-révolutionnaire. Pour plus de détail, voir Duprat, Annie, « Le regard d’un royaliste sur la Révolution : Jacques-Marie Boyer de Nîmes », ANNALES

l’amour filial et magique porté par le peuple au roi. Il n’est cependant pas le seul à prêter aux caricatures une portée désacralisante. Si en 2015, celles de Charlie Hebdo suscitent des débats

irrésolus, Assoun les définit la même année comme une répétition, un travail préparatoire de l’acte

d’excavation des corps des rois qui eut lieu en 1793 : « genre de défiguration des imagos (…) la caricature est d’ailleurs un assassinat symbolique en règle, exhibant comment le sujet caricaturé se ressemble totalement, jusqu’à la nausée ! » (Assoun 117). Selon le psychanalyste, ce serait parce que les caricatures furent autorisées que la condamnation du roi, son exécution, mais aussi

l’excavation des corps royaux auparavant divins fut possible et rendue banale.

Rappelant que le journaliste devient juge et partie, Bourdieu suggère une scission du débat

entre médias, entre journaux et journalistes mais aussi entre lecteurs. Journaux de divertissements

et non d’informations, les actualités modernes privilégieraient le sensationnel, immédiat, à la réflexion. Bourdieu prédit le retour de l’ignorance par le traitement privilégié d’informations superficielles, favorisés aux sujets complexes :

Tout ce qui peut susciter un intérêt de simple curiosité, et qui ne demande aucune

compétence spécifique préalable, politique notamment. Les faits divers, je l’ai dit, ont pour effet de faire le vide politique, de dépolitiser et de réduire la vie du monde

à l’anecdote et au ragot (qui peut être national ou planétaire avec la vie des stars ou des familles royales) (Bourdieu 24).

Nommant ce qui selon lui contamine l’information, Bourdieu prête ainsi une nature occultante et volontairement insignifiante aux faits divers, leur attribuant une autre étymologie : « les faits

divers ce sont aussi des faits qui font diversion ». Faits sensationnels, ces derniers doivent

« intéresser tout le monde » ; « ne choquer personne » et être « sans enjeu ». Ayant pour fonction

les tabloïds contemporains renseignent effectivement les lecteurs sur les nouvelles étiquettes

qu’instaurent ces célébrités, à savoir les modes à suivre, que ces modes soient vestimentaires, alimentaires, religieuses, ce qui propulse la célébrité en coach de la pensée, les faits divers des

journaux « sérieux » tendent à imiter les journaux à sensation. Ce report de la connaissance sur des

futilités trouve cependant son origine chez Louis XIV. Le Roi-Soleil institue ainsi la connaissance

des faits divers et de l’étiquette comme objets d’étude du courtisan. Ces champs sont nécessaires dans le quotidien pour éviter de déplaire au roi et permettre à l’homme de cour de briguer

subvention ou position. Ces savoirs futiles ont aussi un autre but : celui de canaliser l’attention sur

la personne royale en distrayant la noblesse de la recherche savoir où de la rébellion. Outil

d’information voire de désinformation, les gazettes, réceptacles privilégiés des faits divers, deviennent ainsi un outil gouvernemental, instrument de propagande, dès la Régence :

Abhorrées [les nouvelles à la main] par Louis XIV (…) il naît autant de gazettes qu’il en disparait (…) en 1738, quand le lieutenant Marville décide de devenir le maitre de l’opinion publique, et dès 1745 de très rigoureuses pénalités sont mises en vigueur. La police, dès lors, se sert des gazettes à deux fins : elle envoie ses propres informateurs

et mouches rôder autour des bureaux et s’approprier les nouvelles afin d’être informée elle-même (…) Plus pernicieuse, elle devient elle-même auteur de nouvelles en

introduisant ce qu’elle souhaite à l’intérieur de celles qui lui sont proposées pour information (Farge 54).

D’après Arlette Farge, ce serait à cause de leur nombre que la censure se voit incapable de continuer à contrôler ces écrits bien que Darnton et Roche voient plutôt dans la concurrence des

presses étrangères ou clandestines l’échec du contrôle gouvernemental. Confirmant les prévenances de Boyer-Brun l’opinion publique est donc manipulée tout d’abord par le

gouvernement mais ensuite lui échappant, pour se retourner contre le pouvoir en place. On peut

ainsi relire les pamphlets prérévolutionnaires sous cette nouvelle optique, les faits divers et affaires

privées de la reine, fausses et sensationnelles y sont transformées en faits politiques et surgissent

lors de son procès. Que cela soit ses dépenses personnelles, ses liaisons (notamment avec La

Fayette), mais aussi son rôle dans la tentative d’évasion du 21 juin :

Lafayette, favori sous tous les rapports de la veuve Capet, et Bailly, lors maire de

Paris, étaient présents au moment de cette évasion, et qu’ils l’ont favorisée de tout leur pouvoir ; que la veuve Capet, après son retour de Varennes, a recommencé ses

conciliabules ; qu’elle les présidait elle-même.

L’accusation d’inceste reste cependant l’acmé de l’acte d’accusation : « oubliant sa qualité de mère, et la démarcation prescrite par les lois de la nature, elle n’a pas craint de se livrer avec

Louis-Charles Capet son fils, et de l’aveu de ce dernier, à des indécences dont l’idée et le nom seuls font frémir d’horreur », accusation conforme à la définition de Bourdieu qui voit dans les sujets de faits divers le paroxysme de l’anti-journalisme commercial : « Les faits divers, qui ont toujours été la pâture préférée de la presse à sensations, le sang et le sexe, le drame et le crime ont toujours fait

vendre et (que) le règne de l’audimat devait faire remonter à la une ».

Conclusion :

La production de Marie-Antoinette comme blâme trouverait sa justification selon Bourdieu dans

la loi de l’audimat : « cercle (vicieux) de l’information circulant de manière circulaire entre des gens qui ont en commun – il ne faut pas l’oublier-, d’être soumis à la contrainte de l’audimat »

(Bourdieu 27). Ce serait ainsi parce que l’image de Marie-Antoinette est populaire, amusante, provoquant réactions et commentaires, qu’elle entrainerait des reproductions et recyclages. Une

partie de la presse se révèle rechercher le fait sensationnel et vendeur. L’irruption du commercial

dans le champ d’une partie de la presse papier met à jour que les moyens de communication

s’adressent à un abonné spécifique, un mécène, l’indépendance du journaliste mais aussi ses moyens de productions étant dépendants de la publicité. Cette fidélisation du client passerait par

le traitement du fait divers, apparemment inoffensif mais dont nous avons vu les caractéristiques

dangereuses puisque ce dernier « passion primaire [qui] flatte les pulsions et les passions les plus

élémentaires » (Bourdieu) aussi bien au XVIIIe siècle qu’aujourd’hui.

Le champ journalistique on le voit, utilise aussi les nouveaux médias dans leur quête

d’information, mettant en valeur, officialisant et justifiant les opinions et positions personnelles des bloggeurs. Pour éviter d’oublier de traiter une information médiatique, les journalistes deviennent des lecteurs assidus de commentaires ou d’avis personnels, à la recherche des plus suivis, partagés, aimés ou détestés. Mettant au même niveau avis personnel et information, ces

nouvelles plateformes d’information telles que blogs communautaires, comptes Facebook ou twitter font resurgir non seulement les salons, loges et communautés du XVIIIe siècle mais aussi

la diversité des avis suivis, le bloggeur devenant une figure d’autorité sur le lecteur, ce que Bourdieu, à l’époque de la télévision trouvait symptomatique du retour d’une société divisée : « division entre ceux qui peuvent lire les quotidiens dit sérieux (…) et de l’autre côté, ceux qui ont

pour tout bagage politique l’information fournie par la télévision, c’est-à-dire à peu près rien (…) les éloign[ant] de nombre de responsables politiques » (Bourdieu 26).

L’utilisation de Marie-Antoinette comme slogan flou résumé par sa phrase apocryphe suscite cependant parfois des réactions étonnantes. En effet, si le journaliste, en la nommant, laisse

le lecteur dresser ses propres conclusions, la renommée de la phrase apocryphe provoque des

Que ce soit l’article de Politico, au titre explicite mais ironique : « Stop comparing Louise Linton to Marie-Antoinette, it’s not fair for Marie-Antoinette » ou celui plus développé de ce bloggeur :

Monsieur Romney’s attraction to the phrase, “Qu’ils manger du gâteau!” (Let them eat cake!), may have something to do with the President’s admitted 2012 campaign strategy: use class warfare to peg the Republican Party as those that defend the

über-wealthy. (…) But comparing Barack Obama to Marie-Antoinette just might backfire. As remote as the comparison may be, the French queen does possess one striking

similarity to our current president: both she (then) and he (now) have been the targets

of serious parodies, satire, and ridiculous misinformation. Take the saying “let them

eat cake,” for instance.256

Dans cette démonstration, « l’historien » Joe établit un parallèle entre Barack Obama et

Marie-Antoinette en réponse à la caricature précédemment citée de Mike Lester et des propos de Mitt

Romney257. Outre la traduction française inexacte (et grammaticalement incorrecte) de la phrase

de la reine, « l’historien » Joe veut démontrer l’innocence du président à travers l’innocence de la

reine dans la paternité du slogan « qu’ils mangent de la brioche ». La « révélation » de la fausseté

de la phrase apocryphe pervertit alors la réalité historique puisqu’elle poserait la reine en victime de désinformation, ce qui l’absolverait de toutes les accusations, critiques et reproches faits à son encontre. Le bloggeur ne remarque pas que la reine est le prédécesseur de ces überwealthy qu’il

critique et que si elle n’a effectivement pas prononcé cette phrase (in)fameuse, elle a effectivement contribué à affaiblir l’Etat. S’opposant aux restrictions budgétaires des privilégiés, elle justifie le

blâme associé à son nom. Hubert Méthivier, dans son ouvrage de vulgarisation La fin de l’Ancien

256 https://joehistorian.wordpress.com/2011/12/30/eating-cake-comparing-barack-obama-to-marie-antoinette-ala-mitt-romney/

régime fait de nombreuses références à la reine pour démontrer son influence sur la politique

économique du pays. Cette influence porte d’ailleurs sur la sphère intime puisque le champ

économique est en opposition avec l’amitié ou l’inimitié de la reine à l’égard des différents ministres des finances : « Les plumes de Voltaire, de Condorcet sont impuissantes contre la reine

et la cour irritées des économies (de Turgot) » (Méthivier 32) « Necker ne peut refuser 800000

livres que réclame la reine pour doter la fille de son amie » (ibid 34) « La reine fait nommer

contrôleur général Charles Alexandre de Calonne (…) il ne sait rien refuser au clan de la reine” (ibid 36) « le roi, poussé par la reine (…) nomma le 1er mai 1787 chef du conseil royal des finances l’archevêque Loménie de Brienne » (ibid 44) « Le roi, à la demande de la reine et des princes a décidé de renvoyer Necker » (ibid 98). Ces occurrences disséminées tout au long de l’ouvrage

marquent une prise de position de l’auteur qui veut démontrer l’ascendant de la reine sur la politique économique désastreuse du pays mais aussi sur l’Etat à travers le roi, qui se laisserait faire.

Paradoxalement, aux côtés d’une allégorie économique, éloge ou blâme du luxe, la reine

émerge aussi comme symbole de la réussite sociale. C’est parce que Marie-Antoinette est une

Queen of Fashion258, une femme libérale et libérée pouvant s’offrir de vivre sa vie de manière

extravagante et indépendante qu’elle fut tuée. Elle devient alors une héroïne incarnée et déclinée par le star system. Ce transfert de l’autorité avancé par Régis Debray se retrouve dans son travail

sur la médiasphère. Debray définissant la vidéosphère comme une société dans laquelle la star se

substitue au héros dans le mythe d’identification et où l’économique prend l’ascendant sur le politique.

CHAPITRE III : MARIE-ANTOINETTE, LA PREMIERE

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