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Jeune diplômée en philosophie à son retour en Pologne, à l’automne 1916, Zofia Landy passa par une période de questionnements, de doutes, de tourments. Elle considérait cette nouvelle étape de sa vie, telle qu’elle la décrit dans ses souvenirs, comme une quête intellectuelle et spirituelle à la fois, une quête « de la vérité » 485, éveillée par Bergson, qui lui permit de dépasser sa vision matérialiste du monde486. De Bergson, sa quête la conduisit à Stanislaw Brzozowski, publiciste et penseur, à la fois sociologue, philosophe, critique littéraire, considéré par l’intelligentsia radicale comme un maître à penser. Brzozowski inspira en effet nombre de jeunes de la génération de Zofia Landy, attirés, selon Jozef Czapski, par

482 Raïssa M

ARITAIN note : « Jacques fut bientôt réputé à l’Université comme un disciple de Bergson. Il promenait dans les salles de cours la flamme révolutionnaire d’un socialisme ardent et de la philosophie de l’intuition. Et le maître lui-même disait qu’il était celui de ses élèves qui comprenait et interprétait le mieux sa pensée. » Henri Bergson, p. 709.

483 R. M

ARITAIN, Henri Bergson, p. 699. Cette reconnaissance, dont témoigne Raïssa, subsista à travers les années et survécut même aux graves divergences philosophiques et aux critiques de celui qui était le maître de ses jeunes années. Après la mort de Bergson, Raïssa MARITAIN lui consacra un article qui était un hommage de gratitude à un maître qu’elle aimait, où elle évoquait quelques souvenirs de ses rencontres : « Henri Bergson. Souvenirs », New York, 7 janvier 1941 est reproduit dans OC JRM, vol. XIV, pp. 1138–1144.

484

MASSIS, « Bergson et nous, Évocations », cité d’après H. MASSIS, L’Honneur de servir, Plon, Paris 1937, p. 99.

485 Il s’agit là, comme le remarque Stefan Swiezawski, d’une dominante de sa vie qui marquera tous ses écrits.

Stefan SWIEZAWSKI, « Siostra Teresa Sluzebnica Krzyza », Wiez, 1972, n° 4, p. 29.

486 Sur son parcours : Sœur Teresa (Zofia) L

ANDY, Wspomnienie, 7 avril 1942, En souvenir de Kornilowicz pour l'anniversaire de 30 ans de sacerdoce, (ms. dactyl.), AWK/42/3; IDEM, Pamieci Ojca, Kaplana wg Serca

Bozego w 35 lecie jego swiecen kaplanskich, 6 avril 1947 zaczete i ofiarowane, (En souvenir de l’abbé

Kornilowicz, pour l’anniversaire de ses 35 ans de sacerdoce, (ms.), AWK/42/3 pp. 201-217, ici pp. 205-206. Il existe plusieurs versions manuscrites, très différentes, des souvenirs de T. Landy concernant l’abbé Kornilowicz (cf. aussi : ASFK, Papiers T. Landy).

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les grandes exigences qu’il posait envers le monde et envers soi-même : « Le ton de ses écrits forçait son lecteur à se situer face à la vie, toute idée était problème de conscience et engagement envers la réalité concrète » 487.

Le cheminement de Stanislaw Brzozowski, qui avait parcouru toutes les doctrines, dont le scientisme, le scepticisme et le relativisme, pour retrouver dans le catholicisme une réponse à ses recherches intellectuelles, allait en effet motiver beaucoup de gens et nous reviendrons sur cet aspect par la suite. Pour ceux qui ressentaient un grand désarroi intérieur, comme Zofia Landy, le cheminement de Brzozowski proposait de nouvelles voies à explorer. Elle reconnaît d’ailleurs que, sous l’influence de Bergson, d’abord, puis, au travers de la lecture de Brzozowski, elle s’était ouverte à l’univers de la religion.

Malgré son éducation agnostique, ses convictions socialistes et sa foi dans le progrès, qui l’avaient conduite vers l’athéisme, Zofia Landy resta attachée à certains souvenirs de la tradition chrétienne488. Sous le coup de ses interrogations métaphysiques « éveillées » par Bergson et Brzozowski, ressurgirent alors des expériences antérieures, certaines rencontres de sa jeunesse qui l’avaient touchée. De fait, rien d’étonnant à ce que, au moment où elle était aux prises avec ses tourments d’ordre spirituel, cette jeune femme se tournât vers un milieu catholique, qu’elle avait côtoyé dans sa jeunesse, lors de ses études au collège. Dans ses « tentatives malheureuses pour trouver Dieu », comme elle le note, c’est auprès de ses anciens professeurs et directrices de l’École de la rue Wiejska, «les Demoiselles Hedwige», que Zofia Landy considérait comme une autorité morale, qu’elle chercha conseil et réconfort489. Des rencontres, des confidences, toujours est-il que six mois après son retour de Paris, alors qu’elle ressentait un grand désarroi intérieur, elle fut conduite par Jadwiga Jawurek chez l’abbé Wladyslaw Kornilowicz, qui était à l’époque secrétaire de l’Archevêque de Varsovie et archiviste de la Curie Métropolitaine. Le fait qu’il appartint à une famille respectée dans le milieu radical varsovien et était le frère de Rafal Kornilowicz, un ancien professeur de Zofia Landy, pour lequel elle éprouvait déférence et sympathie, lui permit de dépasser ses préjugés envers le clergé et de s’engager sous l’auspice de ce prêtre dans la prospection d’une « vérité philosophique »490.

Zofia Landy narra bien des années plus tard sa première rencontre avec Kornilowicz, au printemps 1917, dans son petit appartement de la rue Miodowa. Elle notait :

Je me souviens de ce jeune prêtre, qui lisait Bergson, s’intéressait à la philosophie et que le zèle apostolique conduisait vers les jeunes, vers les esprits égarés. Au lieu de foudroyer ex

cathedra toutes les doctrines erronées, il se mouvait parmi les étudiants comme un jeune

camarade, écartait avec simplicité et humilité certains préjugés à l’égard de la soutane et de la tonsure, et attrapait les cœurs avant de conquérir les intellects. Il allait vers tout le monde491

.

Et il apparaît bien que Kornilowicz joua un rôle décisif dans la quête de Zofia Landy. Commença alors un long cheminement qui se poursuivit au cours de rencontres régulières, sillonnées par de vives discussions et de nombreuses lectures. Ce jeune prêtre, à la fois théologien et philosophe, fut alors le partenaire par excellence dont avait besoin cette jeune

487 J. C

ZAPSKI, «Autour de Stanislaw Brzozowski», in IDEM, Tumulte et spectres, traduit du polonais par Thérèse Douchy, Éditions Noirs sur Blanc, 1991, p. 254.

488 T. L

ANDY, Journal, p. 50.

489 Le récit qu’elle en fait dans ses mémoires prouve à quel point les deux responsables de l’école de la rue

Wiejska ont été importantes pour elle. Elle écrit par exemple que, pendant son séjour à Paris, chaque fois qu’elle rencontrait un problème d’ordre intérieur, devait prendre une décision ou entreprendre une action, elle confrontait son attitude à celle qu’auraient pu avoir les deux responsables : Jadwiga Jawurek (Jawurkowna) et Jadwiga Kowalczyk (Kowalczykowna), Pamietnik, p. 50 ; T. LANDY, Pamieci Ojca, notes du 6 avril 1947, ibid., p. 203˗204.

490

T. (Zofia ) LANDY, Pamieci Ojca, ibid., p. 203.

491 T. (Zofia) L

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adepte du bergsonisme et de la philosophie du travail de Brzozowski. Il ne proposait pas des cours de catéchèse, ni des « traités apologétiques », mais incitait Zofia Landy aux discussions visant à confronter des attitudes, des difficultés, des modes de pensée, autour d’une problématique concrète. Et, assurément, cet homme la convainquit. D’« une grande perspicacité psychologique », ce prêtre « avait la capacité de comprendre des psychismes différents et souvent très étrangers », note Zofia Landy. Et elle ajoute : « En ce qui me concerne, il a compris tout de suite, en voyant mes intérêts intellectuels, qu’il faudrait conquérir mon intellect, raison pour laquelle il m’a poussée à lire des livres religieux » 492

.Ces conseils bibliographiques, se traduisant par de vastes lectures, dont, surtout, les Évangiles, l’Imitation, le Psautier, les Confessions de saint Augustin, furent autant d’étapes de son cheminement vers la foi. C’est toute une formation chrétienne, qui lui faisait alors défaut, qu’elle commença à acquérir progressivement493

.

Dans ses mémoires, Zofia Landy insiste sur le fait que, dans son cheminement spirituel, il ne s’agissait pas d’une pure approche intellectuelle :

Malgré la place primordiale que Kornilowicz accordait à l’intellect, il n’intellectualisait pas, mais faisait appel à ce rayon de grâce, encore faible mais profond, essentiel à l’homme, qui répondait « oui » à la vérité de Dieu

écrit-elle494. Certes, il semble important de relever dans un récit spirituel « l’action de Dieu » au cœur du processus, une telle vision est courante dans d’autres récits de conversion, mais ce qui semble particulièrement intéressant à relever du cheminement de Zofia Landy, celui que nous dévoile ses mémoires, c’est la mue philosophique qui s’opéra chez elle, sous l’influence de Kornilowicz, qui engagea le reste de sa vie : la conviction qu’une justification du monde est possible, qu’une connaissance véritable existe.

Pour cette femme, tiraillée par des hésitations nourries par ses connaissances philosophiques, la « Vérité » présentée par Kornilowicz, ancrée dans la philosophie d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin, semblait balayer le terrain philosophique, apportant la réponse à deux directions antagonistes de la pensée, celle qui insistait sur l’absolu en niant la diversité de ce monde et celle, plus actuelle, de Bergson et de Brzozowski, qui mettait l’accent sur le devenir sans le raccrocher à une source. Modéré en paroles, présentant ses arguments dans la transparence de concepts fondés sur une philosophie de l’être, Kornilowicz mettait à bas les approches subjectives et apportait à son intelligence des certitudes décisives495. L’objectivité, le réalisme, l’affirmation du réel lui apparaissaient comme plus propices à la manifestation de sa vie intellectuelle. Ainsi, le catholicisme se dévoilait-il devant elle comme la réponse absolue à sa quête de la vérité. De fait, la fréquentation de Kornilowicz allait conduire Zofia Landy aux portes de l’Église. Elle fut baptisée le 9 septembre 1917496

, à la paroisse Saint- Alexandre, à Varsovie, par l’abbé Kornilowicz lui-même, et c’est Kazimierz Wojcicki, son ancien professeur de l’École de la rue Wiejska, qui fut son parrain. Dans la relecture ultérieure de son cheminement, Sœur Teresa Landy insiste sur le fait que sa décision de franchir le seuil de l’Église n’était pas un choix simpliste, mais l’achèvement d’un long processus de recherche de l’unité intérieure, d’une certitude intellectuelle, de l’absolu qu’elle avait retrouvé dans le catholicisme. Et, de fait, son adhésion était un véritable choix de vie.

La trajectoire de Zofia Landy est importante pour notre propos, car il s’agit d’un des premiers cas de conversion dans l’entourage de Kornilowicz. Cette femme, selon ses dires

492 T. L

ANDY, Pamieci Ojca, ibid.,p. 207.

493

T. (Zofia) LANDY, Pamieci Ojca, pp. 207˗208.

494.T. (Zofia) L

ANDY, Pamieci Ojca, p. 205.

495 T. (Zofia) L

ANDY, Pamieci Ojca, pp. 206–208.

496

T.(Zofia) LANDY, Oswiadczenie (Déclaration), AWK/42/3 ; Certificat de baptême, ASFK, Papiers T. Landy 451/1.

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« la première à donner [sa vie] à Dieu»497, allait être suivie par beaucoup d’autres jeunes intellectuels. Sa conversion entraîna en effet plusieurs de ses amis sur ce « cheminement vers Dieu », et leur parcours se cristallisa sous l’influence du Père Kornilowicz.