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La famille Kornilowicz pourrait constituer un cas exemplaire de ces familles de l’intelligentsia varsovienne du tournant des XIXe

et XXe siècles, si l’on adopte, à la suite de Bohdan Cywinski, l’hypothèse que l’histoire des milieux ou des couches sociales est, dans une certaine mesure, une histoire de familles147. La trajectoire de cette famille s’inscrit dans un vécu culturel et politique particulier, celui du Royaume de Pologne148 de l’époque post- insurrectionnelle, au moment où la société était menée par l’intelligentsia, « force motrice » de l’activité sociale et politique et « guide des plus importants groupements idéologiques »149

. Le Varsovie à l’ombre des prisons politiques, des séquelles de la russification, des grandes contradictions sociales et du positivisme militant offre le contexte historique de notre réflexion150. Notre objectif ne vise pas à analyser tous les aspects de la situation socio- politique ou culturelle de l’époque, mais à mettre en exergue quelques moments importants en termes d’engagements et de choix idéologiques qui se sont révélés déterminants pour la formation des comportements et des schémas de pensée dans laquelle s’inscrit la trajectoire particulière qui nous intéresse. Une telle analyse permet de donner un sens à cet itinéraire individuel au regard de la problématique de la génération151.

147 Bohdan C

YWINSKI, Rodowody niepokornych, p. 303.

148 Nous utiliserons en parallèle les deux termes, celui de Royaume de Pologne, utilisé par l’historiographie, et

celui, très fréquent dans les mémoires et correspondances de l’époque, de Pologne du Congrès. Tous les deux désignent les terres polonaises qui se trouvaient sous domination russe depuis le Congrès de Vienne, en excluant ce qu’on appelle les Terres Perdues, terme qui désignait les régions de la Pologne (anciens Confins) annexées et intégrées à l’Empire russe lors des partages successifs de la Pologne.

149

Sur le sujet voir : Ryszarda CZEPULIS-RASTENIS, Ludzie nauki i talentu, studia o swiadomosci spolecznej

inteligencji polskiej w zaborze rosyjskim, Warszawa 1988 ; I. BORZYSZKOWSKI J., Inteligencja polska w Prusach

Zachodnich 1848–1920, Gdansk 1986 ; Magdalena MICINSKA, Inteligencja na rozdrozach 1864–1918, Instytut Historii PAN, Neriton, Varsovie 2008 ; Bohdan CYWINSKI, Rodowody niepokornych, p. 45.

150

Sur le contexte sociopolitique du Royaume de Pologne et de Varsovie à l’époque : Henryk WERESZYCKI,

Historia polityczna Polski 1864–1918, Ossolineum 1990 ; Stefan KIENIEWICZ, Warszawa w latach 1795–1914, PWN, 1976, aussi : B. LIMANOWSKI, Pamietniki (1835–1870, 1870–1907, 1907–1919), Warszawa 1957–61.

151 Notre enquête biographique se base principalement sur les documents du Fonds Wladyslaw Kornilowicz aux

Archives de Laski (dorénavant AWK). Cette riche documentation ne fut avant nous que partiellement utilisée dans quelques études publiées. Parmi les ouvrages consacrés à la vie de Kornilowicz, dont nous nous inspirons, il n’existe qu’une seule étude d’ensemble, celle de Sœur Teresa LANDY et de Sœur Rut WOSIEK, Ksiadz

Wladyslaw Kornilowicz, Warszawa 1975, 1ère édition ; Biblioteka „Wiezi”, 2003 (2ème édition), qui est une synthèse de vulgarisation scientifique (sans appareil critique) qui commence à dater ; voir aussi : Notice biographique dans Encyklopedia katolicka, t. IX, Lublin 2002. pp. 862–863 ; Bohdan CYWINSKI, « Tworcy Lasek » (Créateurs de Laski) dans Chrzescijanie, t. II, sous la dir. de Mgr Bohdan Bejze, Akademia Teologii katolickiej, Warszawa 1976, pp. 214–218 ; IDEM, Rodowody Niepokornych, pp. 303–318 ; Krystyna ROTTENBERG, Les Traces des relations franco-polonaises dans les archives de l’Œuvre de Laski 1918–1939,

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Les parents de Wladyslaw Kornilowicz, Edward et Wiktoria, tous deux issus de familles nobles installées depuis des générations en Lituanie, s’établirent, après la défaite de l’insurrection de 1863, dans la Pologne du Congrès152

. Le père, Edward Antoni Kornilowicz (1848–1909)153, est né à Tver, dans une famille venue de la région de Smolensk, mais qui garda le souvenir de ses origines silésiennes, d’où son nom de Bies aux armoiries Kornic, transformé par la suite en Kornilowicz154. Après avoir fréquenté le collège de Kaunas, Edward termina sa formation secondaire au collège de Varsovie où il entreprit des études de médecine (1868–1873)155, d’abord à la fameuse École Principale (Szkola Glowna), puis, après la liquidation de cette institution (1869) dans le cadre de la politique de répression et de russification, à l’Université Impériale de Varsovie. Sa formation fut complétée par un séjour à la Sorbonne et par des stages dans des cliniques à l’étranger, dont le plus important fut celui effectué à l’hôpital Salpêtrière, à Paris, sous la direction du professeur Jean-Martin Charcot. C’est cependant à Varsovie qu’il entama la pratique de la médecine.

La mère de Wladyslaw, Wiktoria Apolonia (1856–1911), née à Kaunas, était issue de la famille Poll, propriétaire de Kukiszki et Rypaniszki, près de Vilnius. Son père, Fortunat Poll, chambellan et sénateur de Vilnius, put lui assurer une vie confortable. Après l’Insurrection de Janvier, la famille perdit ses propriétés et s’établit à Varsovie156. C’est

également à Varsovie que le jeune couple que formaient Edward et Wiktoria Kornilowicz s’installa. Ils donnèrent naissance à quatre fils, Rafal Marian en 1876, Tadeusz en 1880, Wladyslaw Emil en 1884 et Kazimierz en 1892.

Edward Kornilowicz, psychiatre renommé, promoteur du travail social et ferme défenseur des traditions patriotiques, est un exemple manifeste du choix effectué par une partie de l’intelligentsia radicale, en cette époque particulièrement contraignante de la Pologne du Congrès, qui suivit la défaite de l’Insurrection de Janvier. Différentes monographies historiques relatent la situation en vigueur en ce temps-là : omniprésence de l’administration tsariste, intensification de la russification, système policier de répression et, simultanément, obscurantisme de la campagne, expropriation des grands propriétaires terriens, prolétarisation des villes157. Le terme de patriotisme prit peu à peu un autre sens. Jusqu’alors compris comme une attitude active : conspiration, participation aux insurrections nationales, opposition active face à la politique des puissances spoliatrices, il se manifesta, après 1864, par un programme d’activités s’efforçant de « reconstruire l’économie et la culture nationales dans leurs fondements », programme défini dans l’historiographie polonaise comme « travail organique »158. Il s’agissait d’un travail d’éducation et d’instruction auprès de la population rurale, d’un travail d’auto-formation souvent réalisé dans la clandestinité, d’une participation au développement social et économique du pays, d’un engagement en faveur des libertés régionales et locales.

152

Documents familiaux : AWK/ 53 ; Edward Kornilowicz : AWK/531 ; Wiktoria Kornilowicz : AWK/532.

153 Polski Slownik Biograficzny / Dictionnaire Biographique Polonais (dorénavant PSB), t. XIV, (Notes biog. par

Tadeusz BILIKIEWICZ), pp. 84–85 ; Jozef NUSBAUM-HILAROWICZ, « Sp. Edward Kornilowicz », Gazeta

Lekarska, n° 47, Warszawa, 20 novembre 1909, pp. 1039–42 ; Z.JAROSZEWSKI, « Zjazd psychiatrow polskich »,

Sluzba Zdrowia 1961, n° 41. Il existe une divergence quant à la date de naissance d’Edward Kornilowicz. Le

Dictionnaire Biographique avance le 13 octobre 1847 pour la date de naissance d’Edward Kornilowicz, alors que

Gazeta Lekarska mentionne la date du 13 octobre1848.

154 Kasper N

IESIECKI, Herbarz polski, IPSK 183, T. II, p. 156 ; Adam BONIECKI, Herbarz polski, Warszawa 1899.

155

Uniwersytet Warszawski 1870–1915. Materialy Bibliograficzne, t. II, Jadwiga KRAJEWSKA, Anna BEDNARZ

(dir.), Wyd. Uniwersytetu Warszawskiego, Warszawa 2004, p. 495.

156 HelenaG

ALOFF, Wspomnienie, AWK/ 42/2.

157

Notamment H. WERESZYCKI, Historia polityczna Polski 1864–1918, pp. 52–92.

158 D. O

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Alors que le Royaume de Pologne (la Pologne du Congrès) était soumis à la politique de dépolonisation des institutions officielles, dont les postes étaient désormais occupés par des fonctionnaires russes de confession orthodoxe, les possibilités de poursuivre une carrière dans l’administration d’État diminuaient. Il devint ainsi plus facile pour un Polonais de faire carrière dans les profondeurs de la Russie tsariste que dans le Royaume de Pologne159. Certains des habitants « du pays de la Vistule » qui choisirent l’administration tsariste par devoir patriotique, afin de conserver en mains polonaises les postes de fonctionnaires pour servir un jour la Pologne indépendante, furent alors, comme l’a clairement démontré l’historien Andrzej Chwalba, confrontés à des compromis moraux. L’opportunisme et la compromission étant bien réels et inévitables à ces postes. La situation était en revanche différente pour les professions libérales et techniques, car « les Polonais embauchés comme médecins, vétérinaires, constructeurs, archivistes ne devaient pas être contraints de faire des compromis avec leur propre conscience. Restant à leur poste, ils accomplissaient ces travaux, certes en uniforme tsariste, mais au service de la société polonaise locale160. »

Le parcours professionnel et l’engagement social d’Edward Kornilowicz furent l’expression même d’un choix idéologique. Après avoir reçu son diplôme universitaire, il commença sa pratique de psychiatre en 1874, à l’hôpital de Saint Jean de Dieu (St. Jan Bozy) à Varsovie. Très estimé comme spécialiste dans les milieux gouvernementaux161, il travailla à partir de 1878 à l’hôpital militaire, à Ujazdow, dans la clinique psychiatrique dont il devint en 1880 médecin-chef (fonction exercée pendant 24 ans). Tout en gardant son poste de fonctionnaire, il s’investit très activement pour promouvoir la santé mentale et le savoir médical. Collaborateur de l’Association de Soutien auprès des Malades Neurologiques et Mentaux, membre de l’Association des Médecins de Varsovie, de l`Association des Hygiénistes, auteur de nombreux travaux dans le domaine de la psychiatrie, il fut également le corédacteur du journal spécialisé Gazeta Lekarska (Gazette de la Médecine).

Le Docteur Kornilowicz fit partie du cercle des rénovateurs de la Gazeta Lekarska, qui devint un « lieu de sociabilité » important pour la science polonaise de l’époque. Face à la politique tsariste d’interdiction de la langue polonaise et de relégation des enseignants polonais de l’Université et des écoles, on tenta de fonder autour du journal un foyer destiné à permettre le développement de la littérature médicale polonaise et à soutenir les travaux et les recherches de spécialistes polonais. Les colonnes de la Gazeta donnaient en effet aux médecins polonais la possibilité de publier leurs recherches. Kornilowicz, considéré comme une autorité dans son domaine de spécialisation, y publia bon nombre de ses travaux162. Il fut aussi le fondateur et le principal bienfaiteur de la clinique psychiatrique de Drewnica, près de Varsovie.

Une aura d’estime et d’admiration entourait ce positiviste éclairé, savant en sciences naturelles et en psychologie. Tous les témoignages conservés s’accordent à relever la droiture

159 L’historien Roman Wapinski, citant à cet égard le souvenir de Mieczyslaw H

ARUSEWICZ (Za carskich czasow

i po wyzwoleniu, Londyn 1975, p. 394), souligne le fait que le gouvernement russe considérait les Polonais

comme dangereux en Pologne du Congrès, par contre ce danger diminuait plus on s’en éloignait, comme par exemple dans les Terres Perdues. En Russie, les Polonais étaient recherchés comme spécialistes dans divers domaines, d’une part parce qu’ils étaient « considérés comme un facteur de la culture européenne », d’autre part en raison de leur « honnêteté », étant indemnes de « la maladie nationale russe, la corruption », cf. Roman WAPINSKI, Polska i male Ojczyzny Polakow, Ossolineum, 1994, p. 91.

160

Andrzej CHWALBA, Polacy w sluzbie Moskali, PWN, Warszawa-Krakow 1999, p. 54.

161 L’un des futurs collègues de séminaire de Wladyslaw Kornilowicz, Piotr Zajkowski relate qu’Edward

Kornilowicz devint très connu lorsqu’il parvint à guérir l’un des Généraux Gouverneur de Varsovie, qui souffrait d’une maladie nerveuse. Cf. Ks. Piotr ZAJKOWSKI, Souvenirs, 1949, AWK /42/8.

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d’esprit, la générosité et la hiérarchie de valeurs transparente163

de cet homme de « foi positiviste » qui, tout en restant fidèle à ses convictions marquées par un certain radicalisme social, sut toujours respecter les orientations idéologiques différentes des siennes.

La famille habitait rue Nowy Swiat, dans un quartier aisé au centre de Varsovie, majoritairement occupé par des membres de l’intelligentsia, qu’un médecin ayant une bonne situation pouvait se permettre d’habiter. C’était une maison ouverte « à tous » qui attirait par son atmosphère morale. Maria Wroblewska qui, de par ses relations de parenté, fut très intimement liée à la famille, écrivit bien des années plus tard :

La famille Kornilowicz était comme une oasis dans la vie de l’époque, il suffisait de s’approcher d’eux pour oublier que le monde qui nous entourait était empreint d’égoïsme et de petitesse. Chacun avait droit à cette noblesse du cœur, à cette bienveillance164

.

Ils furent nombreux, savants, étudiants, amis, personnes « dans le besoin » à passer chez Kornilowicz durant ces années-là. Leurs témoignages, contemporains ou postérieurs, attestent la vitalité de ce petit « lieu informel » créé à Varsovie, rue Nowy Swiat 19, au tournant du siècle165. On y venait pour échanger, débattre en toute liberté de questions éducatives, de nouvelles découvertes scientifiques, de questions actuelles de la vie politique et sociale. La maison offrait cet espace de liberté intellectuelle si recherché dans le Varsovie de l’époque. Edward Kornilowicz recevait aussi chez lui des patients, soignant les pauvres gratuitement, achetant pour eux les médicaments nécessaires166.

Les fils d’Edward Kornilowicz, furent sensibilisés « dès la naissance » aux questions sociales et aux idées civiques. Leur formation scolaire suivit une trajectoire semblable. Ils furent scolarisés au IVe Collège Classique de Varsovie, une école russe où l’on ne pouvait pas parler polonais, même pendant la récréation, où la littérature et l’histoire polonaises étaient bannies du programme et où la majorité des enseignants étaient d’origine russe. En effet, les années 1874–1905 furent l’époque d’Alexandre Apouchtine (curateur d’éducation en Pologne) et de Dimitiri Tolstoï (ministre de l’instruction publique de l’Empire dans les années 1866–1880) qui mirent en œuvre le programme de russification, afin d’intégrer politiquement et culturellement le « pays de la Vistule » à l’État russe167. Ce but définissait les fonctions politiques et scientifiques de l’école. Elle devait forger un certain type de « qualification intellectuelle » et d’attitude mentale : l’élève devait acquérir les connaissances et les compétences nécessaires pour remplir des fonctions professionnelles, mais en aucun cas ne devait être capable d’une réflexion autonome. Il devait être formé « dans le respect et dans la peur du pouvoir » afin de devenir un sujet fidèle de l’État du Tsar et être intégré « politiquement, culturellement, mentalement à la nation russe »168. Iza Moszczenska, une de

163

Andrzej Wierzbicki notait par exp. sur ce point : « Ce personnage captivait par son regard, qui semblait pénétrer l’homme en profondeur, pour le saisir, le comprendre, le soigner (…). La droiture qui rayonnait de sa personne provoquait une certaine catharsis. Il semblait impossible que quelqu’un puisse dire en sa présence des mensonges ou quelque chose qui soit méprisant pour la dignité de l’homme. Son appareil spirituel intérieur avait une telle force de rayonnement qu’il éveillait dans son entourage des résonances de cette générosité, de ces touches subtiles de la conscience qui est cette plénitude de l’homme et indiquent la sérénité d’une vie honnête. » Cf. Andrzej WIERZBICKI, Zywy Lewiatan. Wspomnienia, préface de Piotr Wierzbicki, Krajowa Agencja Wydawnicza, Warszawa 2002, pp. 41–42. (La première édition fut publiée sous le titre Wspomnienia i

dokumenty 1917–1920, PWN, 1957.)

164 Maria W

ROBLEWSKA, Lettre adressée à Sœur Joanna Lossow du 10 janvier 1948, AWK 42/7.

165 Janina K

OTARBINSKA, Wspomnienie, AWK/42/3 ; Wladyslaw TATARKIEWICZ, Wspomnienie, AWK/ 42/7 Andrzej WIERZBICKI, op. cit.

166 Maria K

ORNILOWICZ, interview enregistrée le 16 mars 1974, Wspomnienia, AWK/42/ 3/17.

167

Sur la politique de russification de l’école : A. PRUCHNIK, « Rusyfikacja szkoly polskiej po powstaniu styczniowym », in Walka o szkole polska w 25 lecie strajku szkolnego, Warszawa 1930, pp. 12–18. Sur l’éducation officielle et parallèle en Pologne du Congrès voir : B. CYWINSKI, Rodowody niepokornych, pp. 19– 45, H. WERESZYCKI, Historia polityczna Polski 1864–1918, pp. 60–61, 92, 130.

168 B. C

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ces militants pour l’école polonaise, notait sur ce point que cette école russifiée n’était pas seulement hostile à la nationalité polonaise, mais qu’en réalité elle ne permettait en aucun cas le développement de la culture intellectuelle : « L’aversion de la société par rapport à l’école russe, provenait non seulement de la présence de la langue russe, mais que cette école était mauvaise sous tous ses aspects » notait-elle, et « était hostile à tout progrès social et culturel »169.

Dans la formation, l’accent était alors mis sur l’apprentissage des langues classiques, alors que les sciences naturelles, considérées comme dangereuses de par leur capacité à encourager à la réflexion critique, étaient bannies du programme. Les sciences humaines se limitaient à l’histoire de la Russie et à la littérature russe, mais surtout ancienne, la plupart des auteurs russes du XIXe siècle (Herzen ou Nekrassov notamment) étant interdits et le cursus de l’histoire universelle restant très lacunaire. L’enseignement dispensé avait en effet pour but d’éliminer toute référence à une identité polonaise et à la culture occidentale. En outre, un système d’espionnage des élèves et de manipulation de l’opinion furent mis en place, transformant l’école en un exutoire d’antivaleurs tant sur le plan didactique qu’éthique (en privilégiant le mensonge et la malhonnêteté), pour devenir un outil politique destiné à dominer la jeunesse.

Dès leur scolarisation, les Kornilowicz furent donc confrontés à la réalité de la russification, de la persécution nationale, du déracinement culturel et de la dénaturation morale (dont le premier lieu était l’école) et ils furent très vite intégrés au travail patriotique. La période de la formation des jeunes Kornilowicz, entre 1885 et 1905, correspondit à l’époque où les courants libéraux, caractérisés par le radicalisme social, étaient dominants parmi une intelligentsia élevée dans le culte du positivisme170. L’intelligentsia radicale de Varsovie du tournant du siècle constituait un milieu très actif. Un puissant mouvement social en faveur d’un travail d’instruction se mit en place dans la clandestinité171

. Ce travail fut effectué à différents niveaux d’instruction : l’Université Volante destinée aux femmes, le travail d’instruction en ville et dans ses faubourgs, les écoles maternelles, les cours d’instruction destinés aux adultes, les cours et écoles destinés aux filles, les bibliothèques, les bourses de soutien, la mise en place de formations autodidactes pour les jeunes scolarisés. Il ne s’agissait pas ici d’initiatives caritatives, mais de dynamiser les divers milieux pour les rendre capables de s’émanciper socialement et mentalement. L’accent était également mis sur la formation des cadres actifs dans le travail social et sur celle des enseignants chargés d’instruire le peuple, les ouvriers. La renaissance culturelle que l’on désirait pour la société polonaise devait s’accompagner du développement de la vie associative et de la création d’un réseau local. L’histoire de cette conspiration se trouve déjà dans de nombreuses monographies historiques, nous n’en ferons pas ici le détail, sauf si cela sert à éclairer notre propos172

. Un bref survol biographique des trajectoires de vie de la fratrie Kornilowicz permettra de mettre encore d’avantage en lumière le contexte sociopolitique dans lequel baigna cette génération d’intellectuels. Leur itinéraires professionnels et idéologiques, nous le verrons, illustrent aussi bien le choix et le comportement typiques de l’intelligentsia radicale de l’époque.

169 I. M

OSZCZENSKA, Nasza szkola w Krolestwie Polskim, Lwow 1905, p. 17, cité par KURDYBACHA, J. W.

Dawid a walka o nowa szkole w Krolestwie, p. 148.

170 Ambrozyna W

IECZORKOWSKA, Wspomnienie, 31 août 1949, AWK/42/7.

171

Sur l’histoire de l’instruction et le travail éducatif clandestin à Varsovie, cf. S. KIENIEWICZ, Warszawa w

latach 1795–1914, pp. 261–268.

172 H. R

ADLINSKA, Z dziejow pracy spolecznej i oswiatowej, Wroclaw–Warszawa–Krakow 1964 ; J. ZANOWA, W

sluzbie oswiaty. Pamietnik z lat 1900–1946, Wroclaw–Warszawa–Krakow 1961 ; aussi : Inteligencja polska XIX i XX wieku : materialy z wystawy i sesji naukowej, A GARLICKA, J. JEDLICKI (réd.), Warszawa 1997.

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Dans la fratrie se démarque la personnalité de Rafal Kornilowicz (1876–1916)173, connu pour ses orientations radicales. Aux yeux de ses contemporains, il représentait le « type classique d’un positiviste de la génération précédente174

» et d’« un athéiste convaincu175 ». Il est certain que, par sa date de naissance et par sa formation, il restait encore sous la forte empreinte des idéaux de progrès et de culte de la science, liés à l’idéal de laïcité, et il affirmait fortement son agnosticisme. Passionné par les mathématiques et la physique176, Rafal Kornilowicz, après avoir obtenu son diplôme de maturité à Varsovie en 1896, poursuivit ses études à l’Institut Technologique de Pétersbourg. En parallèle à ses brillantes études (il les acheva en obtenant une médaille d’or), il était très actif parmi les milieux estudiantins. À Pétersbourg, la vie de la jeunesse polonaise, fortement présente dans les grandes écoles et les universités, était très mouvementée. Divers groupements clandestins se formèrent, certains à caractère patriotique, d’autres créés sous l’inspiration des idéaux révolutionnaires communs aux étudiants polonais et russes177. Rafal Kornilowicz fut au cœur de ce bouillonnement d’idées et d’action et gagna vite l’estime de ses camarades d’études. Le portrait brossé de lui par l’un d’eux, Andrzej Wierzbicki, comme celui d’un « idéaliste et militant social178