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Pour les jeunes intellectuels qui se retrouvèrent autour de l’abbé Kornilowicz, les poètes, les écrivains et certains livres faisaient partie aussi bien de leur parcours intellectuel que de leur quête religieuse. Leur intérêt pour la littérature, le choix de certains auteurs et maîtres à penser étaient partagés par d’autres jeunes gens de leur âge. Les écrits, les mémoires et de nombreux souvenirs témoignent que la trajectoire des individus de cette génération, nés au tournant du siècle, fut jalonnée d’une multitude de lectures. Ils citent aisément philosophes, romanciers et poètes. Leurs lectures s’avérèrent importantes, non seulement en tant que sources de vécu esthétique, mais également en tant qu’étapes déterminantes pour leur développement intellectuel et leur quête mystique870. Aleksander Hertz affirme notamment

866 Ibid, pp. 158–159. 867 Ibid., p. 158. 868 T. L ANDY, Journal, p. 48. 869 T. LANDY, Journal, p. 22. 870 A. H

ERTZ, Wyznania, pp. 136–138 ; Jozef CZAPSKI, «Autour de Stanislaw Brzozowski » (1963), publié dans

Tumulte et spectres, p. 257 ; « Montagnes Russes » (1951), dans Tumulte et spectres, pp. 196–204, à la mémoire

de Dimitri Filosofov ; aussi « À propos d’un choix de textes de Vassily Rozanow » (1957), Tumulte et spectres, pp. 205–213.

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que, pour lui, la prose littéraire fut fondamentale aussi bien pour la formation de sa personnalité, que pour ses interrogations métaphysiques871. Il y chercha des réponses aux questions existentielles : le sens de la vie, de la mort, de la souffrance, ces questions, qui étaient pour lui « de nature religieuse», même si elles étaient « posées par un agnostique »872.

Cette quête intérieure explique en partie le succès de certains auteurs, et de certains livres. La littérature du XIXe siècle semble façonner le climat intellectuel et spirituel de cette génération873. Si la lecture de Balzac, Stendhal, Zola, Dickens ou Mark Twain reste un parcours obligé874, ce sont en particulier les poètes romantiques polonais (Mickiewicz, Norwid) et les romanciers russes qui étaient en vogue875. Les Frères Karamazov, Les

Possédés, représentèrent ainsi pour Aleksander Hertz des jalons essentiels dans sa quête

esthétique, dans la formation de son attitude intellectuelle876. Pour Jozef Czapski, c’est la lecture tolstoïenne qui répondit pendant sa jeunesse à sa recherche d’idéal et qui l’amena d’ailleurs à une quête mystique qui s’avéra par ailleurs destructrice. Puis, la découverte de Dostoïevski, Nietzsche et Rozanov lui permit de « s’affranchir » de Tolstoï et de s’ouvrir à d’autres horizons culturels, et notamment à la réception d’un penseur polonais comme Stanislaw Brzozowski877.

Dans le choix des auteurs, l’on perçoit souvent certaines filiations. Un grand nombre d’intellectuels citent par exemple, comme guides de leur quête, des écrivains comme Sorel, Zeromski et Strug, qui étaient alors considérés comme des lectures typiques de l’intelligentsia radicale878. Souvent, les auteurs se succédaient de manière spontanée, un peu chaotique, sans aucune systématisation. On peut fort bien y trouver saint Augustin, Pascal aux côtés de Renan, Strauss et William James879. Dans ce vaste éventail d’ouvrages parcourus de façon souvent éclectique, il y avait tout autant place pour Platon que pour Wilhelm Jerusalem880, pour « le stoïcisme de Marc Aurèle » que pour les projections d’Amiel, qui montrait, selon Gorski « le dilemme entre les grandes exigences éthiques et la faiblesse », ainsi que pour « l’idéalisation du paysan polonais, universellement obligatoire » au sein de cette génération « qui vivait des Noces de Wyspianski »881. Nombreux étaient ceux qui s’identifiaient à Joseph Conrad, dont les ouvrages étaient particulièrement en vogue882. Jerzy Liebert et Bronislawa (Agnieszka) Wajngold furent exemplaires en ce qui concerne l’attirance exercée par cet auteur883. Pour Marceli Blüth, qui consacra à Conrad de nombreuses analyses littéraires, il fut une véritable source d’inspiration.

Si ces lectures, fruit d’une passion précoce pour la littérature, ont pu donner à beaucoup une certaine représentation de l’univers et de la vie, d’autres auteurs, tels que Krasinski ou Zeromski, considérés comme « éveilleurs » de conscience et d’intellect, ont pu montrer à d’autres le chemin de la participation active à la vie collective884

. Quelques autres 871 A. H ERTZ, Wyznania, pp. 197–198. 872 Ibid., p. 197. 873 A. HERTZ, Wyznania, p. 27.

874 Jerzy Liebert en parle dans ses lettres à Bronislawa Wajngold, voir par ex. Lettre du 12 juillet 1925, Listy do

Agnieszki, pp. 84–85.

875 J. L

ANDY-DEMBOWSKA, Kult poezji i zywego slowa, p. 144 ; A. HERTZ, Wyznania, p. 198.

876

A. HERTZ, Wyznania, p. 137.

877 J. C

ZAPSKI, Autour de Brzozowski, p. 257.

878 B. C

YWINSKI, Rodowody niepokornych, p. 323 ; A. HERTZ, Wyznania, p. 346.

879 A. H

ERTZ, Wyznania, p. 199.

880 Konrad G

ORSKI, Pamietniki, pp. 73–74.

881

KonradGORSKI, « Jedrzej Cierniak. Kilka wspomnien », in Teatralia z lat 1938–1983, p. 210.

882 A. H

ERTZ, Wyznania, p. 27

883 Les nombreuses lettres de Jerzy Liebert à Bronislawa Wajngold pour les années 1924–25 en témoignent, Listy

do Agnieszki, pp. 53–54, p. 75, p. 120, p. 128.

884 J. C

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personnalités entrèrent également dans ce panthéon des penseurs et éducateurs de consciences, et leur influence dépassa le simple enseignement universitaire et la transposition de leurs écrits, tel est Marian Zdziechowski. Philosophe, penseur chrétien, il eut une influence marquante sur la jeune génération, celle de ses étudiants, de ses lecteurs et de ses disciples885. Czeslaw Milosz voit en lui un « prophète» et «poète »886.

Il y a, d’un côté, des maîtres et, de l’autre, des livres qui répondent aux interrogations existentielles et qui tracent un chemin dans la quête intellectuelle. Pour Konrad Gorski, les lectures philosophiques et littéraires étaient autant de voies vers la connaissance de la vérité sur la réalité du monde et celle de l’homme : « une forme de portes secrètes qui cachent le mystère de l’univers et le destin de l’homme887

. » La force de certains auteurs repose sur l’authenticité de leur écriture, incarnée par leur vécu, qui permet aux lecteurs, les oblige même, de s’identifier à l’auteur. Il en est ainsi pour Joseph Czapski. Se penchant sur l’écriture de quelques auteurs dont les mémoires, les journaux intimes avaient été déterminants dans son parcours, il note : « Leurs idées sur le monde entraient dans le cadre de leur biographie au même titre que leur digestion, leurs soucis matériels ou l’analyse de leurs sentiments personnels ou de leurs erreurs888

. » Et Czapski avoue s’identifier aux quelques auteurs aimés, les « assimiler » à sa trajectoire de vie :

Proust disait des Contes des Mille et une Nuits, des Mémoires de Saint-Simon qu’il leur était

superstitieusement attaché, comme à ses Amours. À ces quelques livres-confessions, dispersés

dans l’espace d’un siècle et demi, je suis moi aussi superstitieusement attaché, comme à mes

amours, je les éprouve aussi comme une partie de ma biographie. Ces journaux, ces feuilles de

blocs-notes français, polonais, russes, m’ont nourri, accompagné, humilié ou encouragé889.

Ces lectures de Czapski, qui se poursuivirent au cours des années, montrent que sa sensibilité littéraire fut un vecteur de sa quête à la fois esthétique et spirituelle. Lui-même reconnaît le rôle décisif joué dans son parcours par plusieurs auteurs, tant à travers leurs œuvres que leur vie et qui à différentes étapes de sa vie allaient modeler sa conscience, aiguiser son regard sur la réalité qui l’entourait890

. « Certaines citations sont pour moi comme des clous d’or qui me tiennent réellement en vie » note-t-il dans ses mémoires891

.

Parmi ces auteurs de journaux intimes qui l’ont « accompagné », Czapski cite Stanislaw Brzozowski. Exerçant une véritable fascination sur les jeunes de sa génération, Brzozowski appartient à un cercle de rares penseurs, avec Bergson ou Newman, dont l’influence s’avéra déterminante dans bien des parcours de vie. C’est ce que nous avons vu dans le cas de Zofia Landy, pour qui la découverte de l’idéalisme bergsonien et de la « philosophie du travail » de Brzozowski avait ouvert la voie à une meilleure compréhension de la réalité qui l’entourait et sa dimension métaphysique. Nous retrouvons aussi un tel impact

885 CzeslawMIŁOSZ, « Religijnosc Zdziechowskiego », in Prywatne obowiazki, Wyd. Pojezierze, Olszytn 1990,

pp. 198–209 ; Voir aussi la préface de Stanislaw BORZYM à MarianZDZIECHOWSKI, Pesymizm, romantyzm, a

podstawy chrześcijaństwa, vol. I–II, Wyd. Instytut Filozofii i Socjologii PAN, Warszawa 1993, pp. III-IX ;

Maria CZAPSKA, Rodzinna Europa, p. 254.

886 CzeslawMIŁOSZ, Religijnosc Zdziechowskiego, pp. 198-209. 887 K. G

ORSKI, Rozwazania teoretyczne. Literatura. Muzyka. Teatr, Przedmowa (préface), Lublin 1984, p. 7.

888

J. CZAPSKI, « Le "Je" », (1949), dans Tumulte et spectres, p. 186 ; voir également à ce sujet ses nombreux essais, inspirés par sa lecture attentive d’articles abordant divers sujets, souvenirs et figures de divers écrivains, recensions. Recueil de ces textes : Jozef CZAPSKI, Czytajac, Wydawnictwo Znak, Krakow 1990 ; en français

Tumulte et spectres (Tumult i widma), version polonaise : Institut littéraire, Paris 1981, trad. française : Éditions

Noir sur Blanc, Montricher 1991.

889

J. CZAPSKI, Le "Je", pp. 186–187.

890 Il cite parmi ces auteurs, aux côtés de Norwid et de Brzozowski, Pascal, Rozanov, Maine de Biran, Proust,

Simone Weil, Paul Valéry, Rilke, Hofmannsthal, Beckett, Nicolas de Staël, Cioran, cf. les pages de son Journal publiées dans Wyrawane Strony, op. cit., ainsi que ses essais réédités dans Tumulte et spectres, op. cit.

891 J. C

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dans la trajectoire de Jerzy Liebert, pour qui les lectures de Brzozowski et de Newman furent décisives dans sa redécouverte du catholicisme et dans son retour à la foi de son enfance.