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Dans les années 1913–1916, Zofia Landy entreprit des études de philosophie à la Faculté de Lettres de la Sorbonne, tout en suivant également des cours au Collège de France. Elle obtint sa licence en philosophie en octobre 1916466.

Dans quelle mesure les années parisiennes influencèrent-elles le parcours intellectuel et spirituel de Zofia Landy ? Rien de définitif ne peut être affirmé à ce sujet, car, dans son récit, elle fournit peu de détails quant à cette période et à sa formation universitaire. Par

462 T. L

ANDY, Journal, p. 12, 32, 50.

463T. L

ANDY, « W atmosferze prawdy i tolerancji », in Szkola na Wiejskiej, in Szkola na Wiejskiej (recueil de témoignages d’anciennes élèves), A. Soltan (réd.), (2e éd.), « Biblioteka Warszawska », Muzeum Historyczne m.

Warszawy, 2007, pp. 97–105.

464

Swiadectwo szkolne, Curriculum vitae, Carte de la Congrégation : Dokumenty Urzedowe, ASFK , Papiers T. LANDY 451/1 ; aussi T. LANDY, Journal, ibid., p. 32.

465 Curriculum vitae, ASFK, Papiers T. L

ANDY 451/1 ; J. DEMBOWSKA [LANDY], op. cit., pp. 10˗11.

466

Diplôme de licence ès lettres (copie), fait à Paris le 18 octobre 1916, délivré par le Recteur de l’Académie de Paris, n° 2294 ; ASFK, Papiers Landy 452/1.

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contre, quelques témoignages contemporains, comme celui de Raïssa Maritain467, ou celui d’Henri Massis et d’Alfred de Tarde, souvent cité par les historiens, nous donnent une idée de l’ambiance intellectuelle qui régnait en ces années-là468

. Raïssa Maritain dessine le tableau suivant de cette époque :

D’après Agathon (...) toute la jeune université des dix premières années du vingtième siècle – celle de nos grandes écoles, de nos lycées les plus « intellectuels », comme Condorcet, Henri IV, Louis-le-Grand – semble alors travaillée par le catholicisme, et parmi les « scientifiques » plus encore que parmi les littéraires. Ainsi à l’École Normale, cette pépinière de l’intelligence universitaire, où vers 1905 on ne comptait guère que trois ou quatre catholiques (…), on en comptait quarante en 1912, c’est-à-dire près du tiers de l’École469.

Cette effervescence intellectuelle à caractère spirituel, qui singularise les années 1910, a déjà été remarquée par les historiens, qui ont mis en exergue plusieurs conversions célèbres et la présence croissante des catholiques au sein de l’élite intellectuelle et artistique française470. Bonne observatrice de l’époque et intimement mêlée à ce mouvement, Raïssa Maritain contoure dans ses souvenirs quelques silhouettes de ces jeunes intellectuels et amis, qui avaient retrouvé la foi. Parmi eux, « ceux sur qui reposaient de grandes espérances sont tombés à la Première Guerre mondiale : Péguy, Psichari, Léonard Constant, Lotte, Alain- Fournier, Pierre Villard », et dont la vie et la pensée ne cessèrent alors d’inspirer la génération des jeunes catholiques471.

Rien ne permet de constater l’influence de ce mouvement de conversion sur la jeune étudiante polonaise, de même que l’on ne peut pas confirmer l’hypothèse émise par quelques auteurs qui ont cherché à situer le parcours même de Zofia Landy dans le sillage de l’amitié de Maritain, qui daterait de cette époque. Au contraire, l’on peut affirmer que ce n’est pas le cas. La correspondance de Zofia Landy avec Raïssa Maritain montre bien qu’elles ne se sont rencontrées qu’au début des années vingt.

À l’époque de ses années universitaires, l’on observe que Zofia Landy n’était intéressée que par le socialisme. Comme l’ont déjà relevé quelques auteurs, elle était ainsi très active au sein de la jeunesse estudiantine polonaise, marquée par des tendances gauchiste, socialiste et radicale. Avec sa sœur, Janina, elle faisait partie du mouvement Filarecja, qui englobait divers groupes d’étudiants à caractère socialiste-indépendantiste472. Formé en terres polonaises sous domination des Habsbourgs et de la Russie tsariste, de même qu’en Occident, ce mouvement de jeunesse basait son programme et ses activités sur le postulat de la lutte pour l’indépendance du pays. Le radicalisme social qui caractérisait ce mouvement était motivé par la conviction que le socialisme constituait le seul chemin possible vers l’indépendance, car, sans indépendance étatique, le socialisme ne pouvait être réalisé, d’où aussi l’importance d’entraîner avec soi dans la lutte nationale de larges pans de la société473

. Bon nombre de jeunes issus de ce mouvement (Tadeusz Holowko, Mieczyslaw

467

Raïssa MARITAIN, « De quelques-uns qui étaient jeunes en 1912 », in Les Grandes Amitiés, version publiée dans Œuvres Complètes, (OC JRM) vol. XIV, Éd. Universitaires Fribourg, Éditions Saint-Paul, Paris 1993, pp. 957–985.

468 Henry Massis, en collaboration avec Alfred de Tarde, publia deux textes intéressants à ce propos, tous deux

sous le pseudonyme d’AGATHON, Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, Plon, Paris 1913 ; IDEM, L’Esprit de la

Nouvelle Sorbonne, Mercure de France, Paris 1911.

469 Raïssa M

ARITAIN, De quelques-uns qui étaient jeunes en 1912, p. 961.

470 Étienne F

OUILLOUX, Au cœur religieux du XXe siècle, Éditions ouvrières, 1993 ; F. GUGELOT, La Conversion

des intellectuels au catholicisme, op. cit. ; F. GUGELOT, « Le Temps des convertis, signe et trace de la modernité religieuse au début du XXe siècle », Archives des sciences sociales des religions, n° 119, juillet–septembre 2002, pp. 45–64.

471 Raïssa M

ARITAIN, De quelques-uns qui étaient jeunes en 1912, p. 962.

472

J. DEMBOWSKA (LANDY), op.cit., p. 11.

473 A. H

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Niedzialkowski, Marian Koscialkowski, Janusz Jedrzejewicz, Juliusz Lukasiewicz) allaient jouer un rôle éminent dans la vie politique de la Pologne indépendante. Et Zofia Landy, qui était, comme on l’a vu, déjà sensible à la question sociale, rejoignit naturellement ce mouvement, ses activités politiques et culturelles. Bien des années plus tard, elle restait proche de cette mouvance, se souvenant de leurs actions communes relevant du devoir patriotique, qu’elle considérait alors comme prioritaire.

Pour revenir à la formation universitaire de Zofia Landy, force est de constater que la Faculté de philosophie de la Sorbonne était marquée à l’époque par la personnalité des philosophes Victor Delbos (1862–1916) et André Lalande (1867–1943), ainsi que par celle du sociologue Lucien Lévy-Bruhl (1857–1939). Si, au tournant du siècle, l’enseignement à la Sorbonne était dominé, aux dires de Raïssa Maritain, par « le positivisme pseudo-scientifique, le scepticisme, le relativisme »474 , un certain changement s’opéra au temps de Zofia Landy. Sur ce point, Raïssa Maritain, qui nous sert de guide, note que :

À la Sorbonne « les étudiants en philosophie s’écartaient des méthodes sociologiques d’un Durkheim ou d’un Lévy-Bruhl et choisissaient pour maître un catholique, Victor Delbos », ou Émile Boutroux « dont la spéculation les conduisait au seuil de la vie religieuse ». Bergson exerçait alors son influence475.

Dans quelle mesure Zofia Landy s’inséra-t-elle dans ce nouvel ancrage intellectuel ? On sait qu’elle était tout particulièrement attirée par l’enseignement de Delbos, dont elle reçut, à l’issue du séminaire, la mention « Qualité d’esprit remarquable ». Mais lorsque, dans les années 1920, elle fit le bilan de sa formation universitaire reçue à la Sorbonne, elle s’aperçut de son caractère lacunaire et chaotique476

.

Il n’en demeure pas moins que Zofia Landy fut incontestablement touchée par l’influence d’Henri Bergson, dont elle suivit les cours au Collège de France477

. Elle, qui se considérait à l’époque comme une athée, découvrit, sous l’impact de la pensée bergsonienne, la dimension spirituelle de la vie478. Il est important de s’arrêter sur cet épisode, car il est significatif, dans la perspective de notre problématique générationnelle. Le vécu de Zofia Landy rejoint en effet celui de bien de ses contemporains qui témoignent du rôle libérateur de Bergson face à toutes les théories modernes : scientisme, intellectualisme, moralisme, matérialisme479. Son enseignement conduisit nombreux à rejeter les théories matérialistes, alors que l’« appel à l’intériorité » de Bergson480

les incitait à chercher des certitudes intellectuelles, une action juste, et les amèneraient vers des interrogations d’ordre spirituel. Le couple Maritain, Psichari, Péguy, Massis sont autant d’illustrations de son empreinte481

.

474

Raïssa Maritain, « Henri Bergson », Les Grandes Amitiés, OC JRM, vol. XIV, pp. 695–696.

475

Raïssa MARITAIN, De quelques-uns qui étaient jeunes en 1912, p. 961.

476 Lettre de Z. Landy à R. Maritain du 19 décembre 1923, AJRM.

477 C’est dans ces années-là que Maritain (La Philosophie bergsonienne,1914) et Massis, suite à leur conversion,

émirent des critiques à l’égard de Bergson. Les trois principaux livres de Bergson furent tous mis à l’Index par Rome. À l’époque, Zofia Landy ignorait complètement ces incidents.

478 T. L

ANDY, Pamieci Ojca, Kaplana wg Serca Bozego w 35 lecie jego swiecen kaplanskich, 6 avril 1947

zaczete i ofiarowane, (En souvenir de l’abbé Kornilowicz, pour l’anniversaire de ses 35 ans de sacerdoce, (texte

ms.), AWK/42/3, ici p. 205.

479 Raïssa M

ARITAIN, Henri Bergson, p. 699.

480 Sur Bergson cf. Raïssa M

ARITAIN, « Henri Bergson », in Les Grandes Amitiés, OC JRM, vol. IV, pp. 695– 716. Elle explique ainsi son rôle : « Bergson libérait l’esprit en le rappelant à l’intériorité où est sa vie véritable, aux profondeurs toutes qualitatives de la conscience, en s’élevant avec force et succès contre la tendance des philosophes de son temps à tout ramener – même le qualitatif, l’unique et l’incomparable – au nombre et à l’espace, aux quantités mesurables, superposables et réversibles selon l’extériorité et l’homogénéité des relations physico-mathématiques. Si un tel comportement intellectuel est légitime dans le domaine des sciences mathématiques et physiques, il est dans les autres destructif de toute philosophie vraie ». Ibid., p. 702.

481 F. G

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Raïssa et Jacques Maritain, élèves de Bergson482, témoignent d’avoir retrouvé, grâce à ce maître, la conviction que la vérité objective existe et que le fait de chercher cette vérité est le principal devoir de l’homme. Raïssa note ainsi :

Nous n’étions pas les seuls sans doute à qui Bergson rendait la joie de l’esprit en rétablissant la métaphysique dans ses droits. (...) Bergson nous assurait (…) que nous sommes capables de connaître vraiment le réel, que par l’intuition nous atteignons l’absolu. Et nous traduisions que nous pouvions vraiment, absolument, connaître ce qui est. Peu nous importait alors que ce fût par l’intuition qui transcende les concepts, ou par l’intelligence qui les forme ; l’important, l’essentiel, c’était le résultat possible : atteindre l’absolu. Par une critique merveilleusement pénétrante, Bergson dissipait les préjugés antimétaphysiques du positivisme pseudo- scientifique, et rappelait l’esprit à sa fonction réelle, à son essentielle liberté483

.

Tout aussi significatif est le témoignage d’Henri Massis :

Dans notre bagne matérialiste, Bergson introduisait la liberté (…). Il brisait le ciel implacable de phénomènes qui tournaient autour de nos esprits « encagés ». (…) Nous ne savions rien de plus beau qu’une tremblante vérité, inventée par cette tête pensante. Chacun de nous comprenait comme il pouvait, mais l’admiration était commune à tous. Nous avons vu flotter l’Esprit. Tenir pour rien cette primauté de la valeur de l’âme que Bergson nous a rendue, cela est impossible. Cette revendication de l’esprit se trouve à l’origine de nos plus hautes conquêtes. Elle nous a conduits, pour notre part, jusqu’au seuil de la vie religieuse484.

Telle semble être aussi cette nouvelle réalité qui s’ouvrait devant Zofia Landy, suite à sa rencontre avec la pensée bergsonienne.