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Les trajectoires de ces jeunes intellectuels qui se retrouvaient à Biejkowska Wola, chez les sœurs Sokolowski, s’inscrivent dans le contexte de Varsovie, leur ville natale ou d’adoption. Cette cité, qui revêtait une importance primordiale dans la mémoire polonaise et dont l’influence en terme de formation de la conscience nationale dépassait les frontières de la Pologne du Congrès511, allait vivre, au cours de ces deux premières décennies du XXe siècle, une transformation majeure. Elle passa en effet du statut de ville de province de l’empire russe à celui de capitale d’un État indépendant, en 1918, dotée de tous les symboles du pouvoir et notamment d’une grande université. C’est au sein de celle-ci qu’eurent lieu les premières rencontres de ces jeunes dont les affinités intellectuelles et affectives conduisirent à l’amitié spirituelle. Plusieurs parmi eux entamèrent leurs études dans les années 1915–1918.

L’Université de Varsovie, une nouvelle génération estudiantine

Pour beaucoup, l’Université de Varsovie, réactivée en 1915 par les autorités allemandes en tant qu’institution polonaise512

, demeurait l’héritière prestigieuse de l’École Centrale de Varsovie (1862–1869)513, transformée en université russe en 1870. De fait, pendant 45 ans, Varsovie était restée sans aucun centre supérieur polonais, ce qui avait entravé considérablement l’essor de la science polonaise514

. Les travaux scientifiques et didactiques en langue polonaise étaient alors en partie menés dans la clandestinité.

Avec la réouverture de l’Université de Varsovie, suite à la conquête de la Pologne par les troupes allemandes et à des mesures prises par les nouvelles autorités d’occupation pour se concilier la population locale, la structure de l’établissement et l’organisation des cours

511 Stefan Kieniewicz relève le fait qu’après plus d’un siècle d’occupation tsariste il existait de grandes

différences au sein des diverses parties de la Pologne soumises à la Russie, non seulement entre les habitants des confins lituaniens, de la Ruthénie et de la Pologne centrale, mais aussi à l’intérieur même de la Pologne du Congrès : « Un Varsovien n’avait rien à voir avec un Lodzermench ». S. KIENIEWICZ, « Wplyw zaboru rosyjskiego na swiadomosc spoleczenstwa polskiego », Dzieje Najnowsze, 1977, n° 4, 106.

512 Sur l'histoire de l'Université :T. M

ANTEUFFEL, Uniwersytet Warszawski w latach 1915/16–1934/35. Kronika, Warszawa 1936 ; Dzieje Uniwersytetu Warszawskiego 1915–1939, sous la dir. d’Andrzej GARLICKI, PWN, Warszawa 1982.

513 L’Université de Varsovie fut créée par décret royal le 19 novembre 1816 dans le Royaume de Pologne. Son

organisation lui conférait une certaine indépendance, même si elle restait subordonnée aux autorités gouvernementales russes. Elle fut fermée par les autorités tsaristes après l’insurrection de novembre 1831. Dans le cadre de la réforme dite de Wielopolski, qui aboutit à quelques concessions temporaires du gouvernement tsariste en faveur des Polonais du Royaume de Pologne, fut créée, en 1862, l’École Centrale. L’organisation de l’école reposait en partie sur le modèle de l’Université d’avant 1831.

514

Dans la politique du gouvernement tsariste, cette institution, dont l’enseignement était dispensé en russe et où la majorité des cadres professoraux venait de Russie, devait devenir un instrument de russification de la société.

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universitaires se mirent peu à peu en place515. L’atmosphère que l’on respirait après des années de domination russe était celle de l’attente de changements. De fait, bien que soumis à l’administration de l’occupant allemand et au contrôle financier allemand, l’université, qui inaugura son année universitaire le 15 novembre 1915 avec un enseignement en langue polonaise, connut une certaine autonomie dans le choix du corps professoral ainsi que dans l’organisation de sa structure, et elle se plaça rapidement au centre de la vie politique, en organisant notamment des manifestations à caractère national516. Cependant, dans le contexte politique de l’année 1917, marqué par le renforcement des revendications nationales polonaises se heurtant à la politique de l’occupant allemand, quelques soubresauts allaient secouer l’Université. La dure exploitation du pays par l’administration allemande, qui amena le spectre de la famine dans le Royaume de Pologne, conduisit à des émeutes de la faim et à des grèves ouvrières à Varsovie, brutalement réprimées par l’occupant allemand. Les manifestations des étudiants contre ces violences, elles-mêmes confrontées à la répression policière, se radicalisèrent rapidement. Cette contestation de la jeunesse estudiantine, qui revendiquait en outre l’abolition de l’administration allemande, conduisit à la grève des étudiants en mai 1917, qui boycottèrent les professeurs allemands et refusèrent de payer les taxes universitaires, ce qui provoqua la suspension des cours pendant quelques mois par l’administration allemande517. La répression contre les étudiants (expulsion de ceux qui n’avaient pas payé les taxes, répression contre les enseignants polonais) se poursuivit. La situation revint à la normale en automne 1917, quand l’administration du Royaume fut finalement transférée entre des mains polonaises, plus précisément à la Commission du Conseil de Régence (organisme polonais chargé d’administrer le Royaume de Pologne en reprenant à son compte une part des prérogatives administratives, juridiques et éducatives jusque-là détenues par l’occupant), l’instruction étant gérée par une commission ad-hoc. Ainsi l’Université parvint-elle aussi à gagner son indépendance à l’égard des autorités allemandes et devint officiellement, le 1er octobre, une institution polonaise. Le 7 novembre 1917 eut lieu l’inauguration de la nouvelle année universitaire518.

Douze ans auparavant, en 1905, les étudiants de l’Université de Varsovie avaient revendiqué des droits nationaux dans un tout autre contexte politique519. Le philosophe Wladyslaw Tatarkiewicz, évoquant cet épisode des décennies plus tard, décrit la situation de sa promotion :

En 1905, la guerre russo-japonaise et les mouvements ouvriers éveillèrent l’espoir de changements. En janvier, les étudiants de Varsovie, encouragés par une lueur d’espoir apparue lors d’un meeting, revendiquèrent l’emploi du polonais dans les écoles supérieures. Suite à cela, ces écoles furent fermées et les étudiants exclus des établissements. Nombre d’entre eux durent alors renoncer aux études. Ceux qui avaient encore la possibilité d’étudier pouvaient choisir parmi trois options : la Russie, la Galicie et l’Occident. (…) Moi-même je suis parti en Occident520.

De fait, en 1905, les mesures répressives tsaristes introduites pour punir les jeunes qui avaient manifesté en faveur de l’enseignement en polonais dans le Royaume de Pologne et en

515 Sur le contexte des négociations, cf. A. G

ARLICKI, Dzieje Uniwersytetu, pp. 16–21.

516

Robert GAWKOWSKI, Jaroslaw KIEPURA, Uniwersytet. Szkola niepodleglosci, Muzeum Uniwersytetu Warszawskiego, Warszawa 1996, pp. 16–17.

517 A. G

ARLICKI, Dzieje Uniwersytetu, pp. 31–35. Sur cette grève voir aussi : Wojciech BULAT, Strajk studencki

w Warszawie w 1917 r., Warszawa 1960.

518A. G

ARLICKI, Dzieje Uniwersytetu, pp. 34–35.

519

À l’époque, les étudiants polonais formaient 60 à 70 % des étudiants de l’Université et étaient très actifs dans les organisations patriotiques et socialistes clandestines ; R. GAWKOWSKI, J. KIEPURA, Uniwersytet. Szkola

niepodleglosci, pp. 15–16.

520

Wladyslaw TATARKIEWICZ, « Moje pokolenie » Znak, R. 22 : 1970, n°193-194 (7-8), (pp. 943-945), ici p. 943.

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représailles du boycott des écoles russes, conduisirent près de 10 % de la jeunesse universitaire à poursuivre ses études à l’étranger, à l’instar de Tatarkiewicz. Les étudiants en droit ou en médecine n’eurent d’autre choix que d’aller étudier en Russie, seul moyen pour eux d’exercer par la suite leur profession en Pologne russe. Parmi ceux qui partirent à l’Ouest, beaucoup se rendirent en Suisse (Zurich, Genève), en France (Paris, Montpellier) et en Allemagne (Berlin, Leipzig, Göttingen, Heidelberg). La plupart suivirent des études de sciences naturelles, mathématiques et lettres. Wladyslaw Tatarkiewicz521, lui-même étudia la philosophie à Berlin, Marbourg et Paris. Pour cette génération estudiantine qui partait étudier dans les universités étrangères, les chances de carrière dans l’enseignement supérieur et les perspectives professionnelles étaient réduites. Tatarkiewicz expose la situation de sa génération en ces termes :

Nous n’avions pas l’intention de demeurer en Occident et de mener un travail scientifique là- bas ; rares étaient ceux parmi nous qui pensaient rester à l’étranger. Mais qu’est-ce qui nous attendait à notre retour au pays ? Certainement pas un poste scientifique. Sous la domination russe, les écoles supérieures n’existaient plus. Il y avait bien des postes en Galicie, mais qui pouvait compter là-dessus ? (…) Lorsque j’ai obtenu mon doctorat à l’étranger, je n’ai pas songé un instant que je pourrais un jour avoir une chaire. Que pouvais-je espérer à Varsovie ? Un enseignement dans des écoles secondaires ou la rédaction d’articles pour la presse522

.

Le cours de l’histoire, avec la survenue de la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle bien des jeunes hommes de cette génération, appelés sous les drapeaux en 1914, laissèrent leur vie sur les champs de bataille, et la défaite finale de l’Empire russe, ouvrirent cependant de nouveaux horizons à ces promotions universitaires d’avant-guerre, qui purent finalement poursuivre leurs carrières scientifiques dans les universités polonaises. Plusieurs, à l’instar de Tatarkiewicz, intégrèrent le corps professoral de l’Université de Varsovie.

Pour ces jeunes entrés à l’Université dans les années 1915–1918, les années d’études furent marquées par un indiscutable renouveau en ce qui concerne l’enseignement dispensé. Avec un corps professoral modeste (36 professeurs en 1915)523, dont beaucoup étaient diplômés de l’ancienne École Centrale de Varsovie, et de jeunes professeurs, formés en majorité dans des universités étrangères, l’institution connut une croissance considérable, puisque le nombre d’étudiants passa de 1039 à 4564 en quatre ans524

.

L’une des premières facultés à ouvrir ses portes en novembre 1915 fut celle de Droit, transformée en 1918 en Faculté de Droit et de Sciences politiques. Revendiquant la tradition de l’École fondée en 1808 et forte d’un corps professoral important, la faculté vécut une véritable renaissance525. C’est au sein de cette université que se tissèrent les premières amitiés entre quelques jeunes qui se retrouvèrent par la suite dans l’entourage de Kornilowicz.

Dans la première promotion de la Faculté, en novembre 1915, l’on compte ainsi Stanislaw Krzywoszewski. Né le 5 août 1896 à Varsovie, Stanislaw Krzywoszewski526 fut un représentant typique des familles de l’intelligentsia polonaise de tradition patriotique et de foi catholique. La famille Krzywoszewski était originaire de la Pologne du Congrès et était issue

521 WladyslawT

ATARKIEWICZ, «Zapiski do autobiografii», Uczeni polscy o sobie, t. I, Mlodziezowa Agencja Wydawnicza, Warszawa 1988, pp. 25-101, notice biogr. pp.102-103.

522 W. T

ATARKIEWICZ, Moje pokolenie, p. 944.

523 Sur le corps professoral : A. G

ARLICKI, Dzieje Uniwersytetu Warszawskiego, pp. 44˗47.

524

A. GARLICKI, Dzieje Uniwersytetu Warszawskiego, pp. 52-54; T.MANTEUFFEL, op.cit., pp. 273˗281.

525 Studia z dziejow Wydzialu Prawa Uniwersytetu Warszawskiego, Warszawa 1963 ; Z dziejow wydzialu Prawa

Uniwersytetu Warszawskiego. 75 lecie dzialalnosci Wydzialu Prawa Odrodzonego Uniwersytetu Warszawskiego, Wyd. Uniwersytetu Warszawskiego, Warszawa 1995.

526 Copie d’acte de naissance, CV : Dossier Stanislaw K

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de l’ancienne noblesse terrienne déclassée après l’Insurrection de Janvier527

. Son installation à Varsovie, qui remontait aux années post-insurrectionnelles, se traduisit par un accroissement de son prestige social et par une présence marquante au sein de la vie culturelle de la ville. Les souvenirs du père de Stanislaw, Stefan Krzywoszewski, donnent une idée de l’atmosphère de ce milieu empreint de tradition patriotique et fortement lié à la vie culturelle varsovienne. Lui-même fut une personnalité connue en tant que dramaturge, publiciste et nouvelliste, très controversé pour ses positions dans les colonnes du Courrier Polonais. Sa femme, Isabelle Baroffio-Bruni, était la petite-fille du peintre florentin du même nom et veillait à maintenir le culte de l’art et des connaissances polyglottes au sein de son foyer.

Formé au collège de Pawel Chrzanowski, à Varsovie (1905–1914), Stanislaw Krzywoszewski choisit, après l’obtention de son diplôme de maturité, d’embrasser une carrière de juriste, marchant ainsi dans les traces de son arrière-grand-père, Dominique Krzywoszewski qui, après avoir obtenu son diplôme à l’Université de Vilnius, avait été, au temps du Royaume du Congrès, un avocat réputé à Varsovie. Ses études à la Faculté de Droit de l’Université de Varsovie dans les années 1915–1921528

, furent aussi, pour Stanislaw Krzywoszewski, dans l’esprit familial, un temps d’action : il s’engagea au sein de diverses sociétés estudiantines et assura la Présidence du Cercle estudiantin des Juristes.

C’est à la faculté que Krzywoszewski rencontra Tadeusz Baykowski et Tadeusz Braunstein, inscrits en droit en novembre 1917, et qu’il se lia d’amitié avec eux. Issu de l’intelligentsia varsovienne, Tadeusz Baykowski, né le 9 septembre 1894529

, connut un parcours scolaire très mouvementé. Élève de 6e année au collège de Wojciech Gorski à Varsovie, il fut arrêté par la police pour avoir participé au mouvement patriotique clandestin. Contraint de quitter l’école, il termina alors sa formation à l’École Technique de Rychlowski, où il n’obtint son baccalauréat qu’en 1913. Après avoir dû interrompre ses études à peine entamées à la Faculté de philosophie de l’Université de Cracovie, c’est finalement à Varsovie qu’il poursuivit sa formation, à la Faculté de Droit, dans les années 1917–1924. Parmi ses camarades de promotion, il compta également Tadeusz Braunstein.

Né à Varsovie le 3 novembre 1898 dans une famille d’origine juive assimilée, Tadeusz Braunstein, qui était baptisé catholique, suivit un cursus de formation semblable à celui d’autres représentants de l’intelligentsia de sa génération : cours privés à domicile, puis école préparatoire, collège de Pawel Chrzanowski (devenu, en 1915, le collège de M. Zamoyski) et entrée à l’Université de Varsovie (1917–1922). Les études de droit, véritable pépinière de la future élite du pays, semblaient d’ailleurs attirer de nombreux jeunes de l’intelligentsia varsovienne530. Outre Krzywoszewski, Baykowski ou Braunstein, on trouve ainsi, dans trois promotions successives, Tadeusz Rutkowski (né en 1897), Irena Kaliska (née en 1898) et Irena Hebdzynska (née en 1895), tous nés à Varsovie dans le milieu de l’intelligentsia. Plus que la proximité du profil sociologique, c’est probablement l’affinité dans le choix de la discipline qui contribua à tisser entre ces jeunes étudiants des liens qui débouchèrent, par la suite, sur une véritable amitié, encore renforcée par la relation plus intime, d’ordre spirituel, qui se créa. Pour tous les six, la période d’études correspondit en effet aussi à un temps d’évolution religieuse. Malgré la variété de leurs parcours, tous se retrouvèrent finalement

527 Stefan K

RZYWOSZEWSKI, Dlugie zycie. Wspomnienia, t. I, Ksiegarnia « Biblioteka Polska », Warszawa 1947 (Souvenirs du père de Stanislaw Krzywoszewski), pp. 3–9.

528 Dossier Stanislaw K

RZYWOSZEWSKI, AUW/AS RP 147. Lors de ses études à Vilnius, il fut également le président du Cercle des Juristes de cette université, Stefan KRZYWOSZEWSKI, op. cit., pp. 3–4.

529

Curriculum Vitae, Dossier T. BAYKOWSKI, AUW/AS RP 1702 ; Nécrologie de T. Baykowski : Zycie

Warszawy, 1971, n° 64, p. 7 ; Tadeusz BAYKOWSKI (notice biogr.), Verbum. Pismo i srodowisko, pp. 285–287 ;

Chrzescijanski Zwiazek Akademikow. Organizacja i program prac, Warszawa 1922, pp. 16–17 et 22.

530

Une partie des archives de l’Université de Varsovie a été détruite pendant la guerre, mais l’analyse des dossiers d’étudiants conservés pour les promotions des années 1915–1918 permet de confirmer ces observations.

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autour de Kornilowicz, qui joua un rôle important dans la quête religieuse de chacun d’entre eux.

Des cénacles philosophiques estudiantins

Dans ce petit groupe qui avait choisi le droit, un intérêt manifeste pour la philosophie ressortait clairement531. Du reste, la philosophie faisait alors partie du cursus d’un juriste ; la philosophie du droit était ainsi dispensée par Eugeniusz Jarra, alors que Léon Petrazycki enseignait la théorie du droit et l’éthique, ainsi que les bases de la logique. Les cours universitaires et les diverses conférences dispensés par Leon Petrazycki, ancien professeur de l’Université de Saint-Pétersbourg, avaient un grand succès et rassemblaient un large public à Varsovie. Les nombreux étudiants en droit, dont Krzywoszewski et Baykowski sont des exemples parmi d’autres, ne se contentaient pas de suivre les enseignements prescrits, mais s’appliquaient également à assister à d’autres cours, facultatifs, de philosophie.

La philosophie était très en vogue parmi la jeunesse estudiantine. Est-ce là un trait spécifique à cette génération universitaire ? Si une telle hypothèse semble étayée par des données administratives relativement partielles, en l’occurrence le relevé des cours suivis, elle s’appuie surtout sur les témoignages et les souvenirs conservés. De fait, cet attrait pour la philosophie n’était certainement pas étranger au renouveau que connaissait cette discipline à Varsovie, depuis la réouverture de l’université polonaise. Les bases de ce développement avaient cependant déjà été jetées au tournant du siècle, par Wladyslaw Weryho, dont les deux fondations, la Przeglad Filozoficzny (La Revue philosophique), datant de 1898532, et la société philosophique, 1907, étaient devenues des lieux de sociabilité déterminants pour établir les bases d’une vie philosophique varsovienne, après un vide de près d’un demi-siècle. La société philosophique avait en réalité été constituée sous la forme d’une société psychologique, l’administration tsariste ayant alors interdit la création d’une société philosophique533

. Ce furent notamment les années 1910 qui marquèrent l’avènement, comme le note Wladyslaw Tatarkiewicz, d’une nouvelle ère philosophique pour Varsovie, avec l’arrivée d’une nouvelle génération de philosophes. La plupart d’entre eux (Abramowski, Znaniecki, Tatarkiewicz, Chojecki) provenait des universités occidentales, où elle avait poursuivi sa formation après la fermeture de l’Université de Varsovie en 1905, ou de l’école de Kazimierz Twardowski, à Lvov. C’est parmi eux que furent recrutés la plupart des professeurs de l’Université de Varsovie, comme Lukasiewicz ou Kotarbinski534.

Si l’enseignement universitaire de la philosophie restait fortement influencé par l’idéalisme allemand535

, les professeurs, qui provenaient de divers centres universitaires, étaient loin de prôner une doctrine unitaire. L’on observe la prédominance de la logique et de la théorie des connaissances, ce qui s’explique par les fortes personnalités scientifiques de

531 Irena Kaliska par exemple, débute sa formation universitaire à la Faculté de philosophie en 1915, avant de

s’inscrire en droit l’année suivante.

532 Cette revue, qui n’exprimait ni l’opinion d’un groupe ni une vision philosophique, était ouverte aux courants

et orientations les plus diverses, accueillant aussi bien des marxisants (Keles – Kreuz) que des néo-thomistes, avec l’abbé Idzi Radziszewski, en passant par des adeptes d’Avenarius et de Kant, ce qui formait un terrain polémique très fertile.

533

Il convient également de noter que les cours de philosophie en polonais, dispensés dans la clandestinité par les philosophes demeurés à Varsovie, et qui étaient donnés légalement dans le cadre des cours scientifiques après 1905, dataient aussi du début du siècle.

534

W. TATARKIEWICZ, «Zapiski do autobiografii», Uczeni polscy o sobie, t. I, p. 50.

535 A. H

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Lukasiewicz, Lechnicki et Kotarbinski536. Le cours d’histoire de la philosophie était assuré par Tadeusz Kotarbinski, pour ce qui est de la philosophie moderne, et par Tatarkiewicz, pour la philosophie grecque, celle du moyen-âge ainsi que celle de l’époque moderne.

Parmi le corps professoral, il convient d’accorder une place particulière au philosophe Wladyslaw Tatarkiewicz (1886–1980)537, qui occupa, à partir de 1915, l’une des chaires de philosophie538, ayant un grand rayonnement sur la jeunesse estudiantine. Sur le plan des orientations philosophiques, Tatarkiewicz, futur auteur de la synthèse de l’Histoire de la

Philosophie, présentait, par pur souci historique, tout un éventail d’approches et mettait

notamment sur pied les premiers cours d’éthique, en revendiquant un certain éclectisme dans les divers courants de pensées.

Les cours et le séminaire dispensés en histoire de la philosophie esthétique par Wladyslaw Tatarkiewicz étaient en vogue parmi la jeunesse estudiantine et son auditoire compta des étudiants provenant de diverses facultés, souvent orientés vers les recherches littéraires. Un véritable lieu de sociabilité se constitua au sein du séminaire de Tatarkiewicz, d’une part, et d’un petit Cercle philosophique estudiantin, ouvert aux plus passionnés, d’autre part539. Les réunions organisées par la Société psychologique qui, depuis la mort de Weryho, en 1916, étaient présidées par Tatarkiewicz, étaient elles aussi très prisées. Conçues dès le départ comme des lieux ouverts à tous les cercles intéressés par la philosophie, les conférences et les réunions de la Société prirent définitivement leur place au sein de l’Université en 1918.

Comment expliquer l’attrait dont jouissaient ces rencontres philosophiques sous l’égide de Tatarkiewicz ? Étant donné la primauté de la logique dans l’enseignement et dans le choix des problématiques à l’Université, beaucoup se tournaient vers les cours dispensés par Tatarkiewicz pour bénéficier, comme le note Konrad Gorski, à l’époque étudiant en lettres, dans ses Mémoires, des effets libérateurs et formateurs de son enseignement540. L’on y trouvait en effet de nombreux étudiants en lettres, dont certains allaient entrer dans l’orbite de Kornilowicz, comme Gorski ou Marceli Blüth. Ce dernier était, par ailleurs, parmi les