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Le milieu familial et la formation reçue constituent indubitablement des éléments biographiques importants, permettant de mettre en évidence l’environnement nourricier d’un cheminement spirituel. À noter que les jeunes gens qui se retrouvèrent autour de l’abbé Kornilowicz n’étaient pas tous nés sans religion. Certains avaient été baptisés dans la confession catholique avant de connaître un temps d’indifférence religieuse.

Dans le contexte de l’atmosphère intellectuelle polonaise dominée par l’esprit positiviste, la foi dans le progrès, l’attrait du scientisme, du travail social face à une Église qui, souvent, brillait par son manque d’ouverture, éloignaient bien des personnes du catholicisme. C’est notamment le cas des Sokolowski, une famille de propriétaires terriens de la Pologne du Congrès. Les trois sœurs ainées Sokolowski, Henryka (1893–1942), Zofia (1896–1924) et Barbara (1899–1980) naquirent catholiques498. Elles passèrent leur enfance et leur adolescence sur leurs terres de Radom. Leur vie se déroula paisiblement à la campagne, au rythme de la nature, entre Brzeszcze, au bord de la Pilica, où les grands-parents avaient une propriété, et Biejkowska Wola, où la famille Sokolowski s’était définitivement installée.

497

T. (Zofia) LANDY, Wspomnienie, 7 avril 1942, ibid.

498 Maria B

OHDANSKA et Sœur Katarzyna STEINBERG, « Siostra Katarzyna Sokolowska (1896–1924) », Ludzie

Lasek, pp. 186–199 ; Henryka DEMBOWSKA, «W radosci i cierpieniu ». Wspomnienia, wiersze. Modlitwa.

Swiadectwa Dzieci, Wloclawskie Wydawnictwo Diecezjalne, Wloclawek 1997 ; H. SYRKUS, « Z warszawskiej Szkoly Architektury. Wspomnienie o sp. Barbarze Brukalskiej », Tygodnik Powszechny, 1980, n° 35.

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Leurs parents, Wojciech Sokolowski et Stefania de Bagniewski, possédaient en effet une grande propriété à Biejkowska Wola, près de Bialobrzegi, et c’est là qu’ils élevèrent leurs cinq filles.

Dans cette famille, tout outrepassait les modèles couramment établis. Habituellement, les familles de propriétaires terriens étaient, pour des raisons historiques, attachées à la tradition catholique et politiquement conservatrices. La famille Sokolowski symbolise au contraire le radicalisme social par excellence et vivait dans l’indifférentisme religieux, ce qui l’isolait tant des autres propriétaires terriens de la région que de la paroisse.

Après avoir terminé l’École d’agriculture à Pulawy, le père, Wojciech Sokolowski, agriculteur passionné et entreprenant, consacra son temps à développer et à moderniser l’exploitation abandonnée et surannée dont il avait hérité à Biejkowska Wola. Au fil des ans, son domaine devint ainsi un modèle d’exploitation industrialisée et de promotion sociale499

. Convaincu par le radicalisme et empreint d’un esprit positiviste, Wojciech Sokolowski offrit à ses employés de bonnes conditions de travail : un logement dans des maisons en brique, un soutien aux personnes âgées et à celles qui avaient arrêté de travailler. Sa femme, quant à elle, soignait les malades de la campagne et enseignait aux enfants « du peuple » la lecture et l’écriture en polonais, activité d’ailleurs interdite par le pouvoir tsariste. Dans ses moments de loisirs, elle s’adonnait à sa passion, la peinture500

.

« Le progrès, la justice et les services à la société » étaient autant d’idéaux véhiculés par le couple501. Sous l’influence de ce père agnostique, « fervent partisan des idées rationalistes », l’atmosphère familiale était marquée par l’indifférentisme religieux. « Le matérialisme – la foi dans ce qui était possible, la foi dans la science, voilà la religion pratiquée à l’époque de mon enfance », rapporte Barbara Sokolowska (Brukalska par mariage). « Mon père glorifiait les mathématiques et les sciences naturelles et cela équivalait à rejeter toutes les valeurs surnaturelles »502. La présence de la mère, pourtant croyante, ne joua aucun rôle dans l’éveil du sentiment religieux. Stefania Bagniewska conduisit certes ses enfants, de par sa vie et ses engagements, à adopter des comportements moraux, mais, partageant les convictions radicales de son mari, elle s’était éloignée de l’Église et n’intervint pas dans l’éducation religieuse de ses filles. Barbara Sokolowska se rappelle qu’elle ne connaissait même pas les deux principales prières du catholicisme : le Notre Père et le Je vous

salue Marie.

Bien qu’éloignées de toute pratique religieuse, les sœurs Sokolowski fréquentaient sporadiquement l’Église par habitude, le contexte traditionnel de la campagne semblant justifier un tel comportement : « Lorsque nous séjournions à la maison, nous fréquentions l’église, mais cela n’avait pas de caractère religieux », indique Barbara Brukalska (née Sokolowska)503. Leur première expérience « de la prière » eut de fait lieu durant l’adolescence. Les trois filles Sokolowski étudiaient alors au collège privé pour jeunes filles, « l’école de la rue Wiejska » à Varsovie, une école à caractère catholique très en vogue parmi les familles de conviction radicale, connue pour ses excellentes méthodes didactiques et son idéal pédagogique. Baptisées catholiques, elles se mirent à suivre l’observance catholique du collège, sans que ce renouement avec la pratique ne réveillât pour autant leurs sentiments religieux : « À l’école, il y avait beaucoup de prières, mais l’école était une institution

499Barbara z Sokolowskich B

RUKALSKA, Wojciech Sokolowski – Wspomnienie, inédit, ASFK, Papiers S.

Katarzyna – Zofia Sokolowska, I 45.1/ 53–54.

500

Barbara z Sokolowskich BRUKALSKA, Wspomnienie o Zosi, souvenirs, inédits, ASFK, Papiers S. Katarzyna – Zofia Sokolowska, I 45.1/ 53–54 ; et aussi Wojciech Sokolowski, ibid.

501 Maria B

OHDANSKA et Katarzyna STEINBERG, op. cit., p. 186.

502

Barbara z Sokolowskich BRUKALSKA, WojciechSokolowski – Wspomnienie, ibid.

503 Barbara z Sokolowskich B

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officielle, avec ses exigences fanatiques et éloignées de la vie », révèle Barbara Brukalska504. Ce détail illustre en partie les attentes de ces jeunes femmes en quête d’idéal au moment de l’éveil du sentiment critique qui caractérise leur âge.

Si l’école constitua sans aucun doute une passerelle permettant de dépasser une certaine vision stéréotypée du catholicisme hérité de l’éducation reçue en famille, rien ne laisse apparaître une trace d’émotion ou de réflexion susceptible de témoigner d’une quelconque évolution religieuse d’Henryka et de Barbara. Les signes du changement étaient néanmoins perceptibles dans l’attitude de leur sœur cadette, Zofia, ce qui interpela son entourage et notamment ses sœurs : « Je n’imaginais pas à l’époque que quelqu’un aurait pu prier de sa propre volonté », se souvient Barbara, « et pourtant Zofia resta devant la fenêtre et se mit à prier». L’itinéraire de Zofia mérite une attention particulière, car elle allait jouer un rôle de déclencheur dans le réveil du sentiment religieux vécu au sein de sa fratrie. De plus, suite à sa conversion et à sa mort prématurée, Zofia allait devenir une figure symbolique de la quête mystique, revendiquée comme telle par la jeunesse que l’on retrouverait peu à peu autour du Père Kornilowicz.

Née le 23 avril 1896 à Rusiatycze, en Galicie Orientale505, Zofia Sokolowska passa toute son enfance et son adolescence dans le domaine de Radom. La vie tranquille qu’elle mena à la campagne, où elle se mêla aux traditions et vécus populaires quotidiens, fit croître en elle une sensibilité toute particulière, éveillant notamment des passions artistiques. Après la mort prématurée de leur mère, ce fut principalement Zofia qui veilla sur ses deux plus jeunes sœurs. C’est à l’époque de l’adolescence que s’opéra chez la jeune artiste un changement visible dans l’intériorisation de ses comportements et le renouveau de son sentiment religieux. Dans l’explication de son ouverture à la dimension religieuse de la vie et à la prière, sa sœur Barbara note clairement le rôle joué par la mort de leur mère. La séparation d’avec celle qui entretenait des relations d’affection au sein du foyer et exerçait une grande influence sur ses filles fit naître la nostalgie d’un temps de certitudes, sans interrogations ni souffrances. S’y ajoutèrent les premiers symptômes de la pneumonie qui entraîna chez Zofia un questionnement spirituel et, partant, une langueur de l’infini. Sa quête, ses tourments intérieurs interpelèrent son entourage. Zofia Steinberg, une camarade d’école, bien des années après, notait à cet égard : « Durant la période de l’école, la recherche de la Vérité était devenue pour Zofia la chose la plus essentielle. Elle la cherchait douloureusement et, ne la trouvant pas, elle souffrait» 506.

Cette confrontation à des questions existentielles joua, comme le constatait beaucoup plus tard Zofia Sokolowska elle-même dans son Journal intime, un rôle indéniable dans son « cheminement vers la vérité »507. Durant cette période, elle chercha des réponses à ses inquiétudes personnelles à travers la poésie et la littérature. L’ambiance catholique de l’école, son enseignement, favorisèrent cette ouverture vers l’infini qui allait la conduire à rechercher la Vérité. Elle s’ouvrit à une dimension personnelle de la prière. Mais cela ne signifiait pas pour autant que ses nostalgies spirituelles la rapprochaient de l’Église.

Effectivement, la vision de l’Église que Zofia Sokolowska et ses sœurs avaient reçues à la maison et leur attrait pour les questions sociales, qui leur apparaissaient à l’époque

504 Idem. 505 Maria B

OHDANSKA et Katarzyna STEINBERG, op. cit., p. 186 ; Siostra Katarzyna (Zofia SOKOLOWSKA) : Nota biograficzna, notatki osobiste, wspomnienia Chrzescijanie, t. II, (chapitre : Tworcy Lasek, red. B. Cywinski), pp. 221˗223, 427–438 ; Notice biogr. par Barbara Rut Wosiek, Slownik Pisarzy Franciszkanskich, red. Ks. Hieronim Eug. Wyczawski, Warszawa 1981, pp. 250-252.

506 M. B

OHDANSKA et K. STEINBERG, op. cit., p. 191; . aussi les Notes de K. Steinberg concernant la rédaction de ce texte, ASFK, Papiers Katarzyna (Zofia) Steinberg.

507

Sœur Katarzyna [SOKOLOWSKA], «Wyjatki z Pamietnika Siostry Katarzyny od Ran Pana Jezusa» ( Extraits du Journal de la Sœur Katarzyna), Verbum, R. 1 : 1934, n°1, pp. 67-78.

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comme primordiales, bloquaient en elles tout accès au catholicisme. Toutes trois allaient d’ailleurs chercher leur propre voie pour s’engager au sein de la société. Leur choix d’études, puis leur militantisme politique, témoigne de l’imprégnation des idéaux familiaux qui les portait vers l’action. Henryka étudia l’histoire à l’Université de Varsovie et Barbara fit des études agricoles (1917–1919), puis d’architecture, à l’École Polytechnique de Varsovie. Toutes deux firent ensuite partie de l’Association de la Jeunesse Progressiste-Indépendantiste et s’engagèrent activement, pendant la Première Guerre mondiale, comme membres du Parti Socialiste Polonais (PPS) et de l’Organisation Militaire Polonaise (POW)508

.

Zofia, quant à elle, se consacra entièrement à l’art. Après avoir terminé sa scolarité secondaire, elle débuta dans l’atelier de Henryk Kuna et suivit le cours d’histoire de l’art de J. Trojanowski à l’Université Libre de Varsovie. Une fois ouverte l’École des Beaux-arts, elle y étudia la sculpture auprès du professeur Edward Witting, de 1916 à 1920.

Sa recherche de l’infini se transforma en une quête artistique ; c’est à travers l’art qu’elle allait chercher la réponse à ses interrogations et à ses doutes. Dans cette quête mystique et artistique à la fois, elle allait trouver un compagnon de route en la personne de Franciszek Tencer. Ce jeune artiste, né en 1891 dans une famille d’origine juive orthodoxe, était son camarade d’études et il suivait avec elle le cours de sculpture de Witting. Pour nombre de leurs amis, leur parcours inséparable dans cette quête d’idéal demeura l’illustration parfaite d’une disponibilité totale de deux êtres prêts à tout abandonner pour rechercher ensemble la Vérité à travers l’art. C’est du moins ce que nous laissent voir certains souvenirs de camarades d’études, comme celui de Zofia Landy, qui dégagent une aura presque mystique autour de cette quête qui allait conduire les deux artistes à la conversion509. Indépendamment de cette tendance que l’on observe chez Zofia Landy, son témoignage demeure toutefois l’illustration du climat de ces recherches, des rencontres où se cristallisait la quête religieuse de deux artistes.

Du reste, c’est Zofia Landy, ancienne camarade d’école des sœurs Sokolowski, qui donna une impulsion importante à cette quête510. Elle vint séjourner à Biejkowska Wola au cours de l’année 1918, en tant qu’enseignante privée de la quatrième benjamine Sokolowski. La conversion de cette amie, connue à l’école de la rue Wiejska pour ses convictions radicales interpela les sœurs Sokolowski. Son passage s’avéra décisif dans le tournant religieux qui s’opérait chez Zofia Sokolowska. C’est par l’intermédiaire de Zofia Landy qu’eut lieu la rencontre avec l’abbé Kornilowicz, qui facilita le retour de Zofia Sokolowska à la foi de son enfance. Elle finit par retourner à la pratique sacramentelle, par rebonds, suivie par ses deux sœurs, Henryka et Barbara. Sous l’impact de la jeune sculptrice, Franciszek Tencer s’orienta lui aussi vers le catholicisme et se fit baptiser par l’abbé Kornilowicz en 1919. De par la fascination qu’exerçait sa personnalité, à en croire les témoignages, Zofia Sokolowska influença plus d’un ami.

Force est de constater que, durant la période d’études universitaires des sœurs Sokolowski, leur maison familiale de Biejkowska Wola allait devenir un lieu de rencontre pour la jeune fratrie estudiantine. Ce fut le point de départ de nombreuses amitiés. On y trouvait aussi bien des étudiants en droit, comme Stanislaw Krzywoszewski et Tadeusz Baykowski, que des étudiants en art, aux côtés de Franciszek Tencer on voyait Zofia Trzcinska-Kaminska et Stanislaw Brukalski. Les parcours de ces jeunes réunis à Biejkowska

508 L’on peut reconstituer ces données d’après la note biographique écrite par Henryka Dembowska avant de se

lancer, à partir de 1920, dans la rédaction de ses mémoires, publiés par la suite par ses enfants, cf. Henryka DEMBOWSKA [née Sokolowska], «W radosci i cierpieniu ». Wspomnienia, wiersze. Modlitwa, p. 7.

509 Teresa L

ANDY, Wspomnienie o Franciszku Tencerze (Wspomnienie o Franku) (ms.), Papiers Soeur Katarzyna – Zofia Sokolowska, I 45.1/ 54. ; IDEM, Ks. Kornilowicz i Laski. Ankieta, pp. 377–378.

510T. L

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Wola, qui accédèrent pour la plupart à la maturité intellectuelle au moment de la guerre, témoignent d’une volonté de construire leur propre vision du monde, se distinguant des idéaux de la génération de leurs pères. L’on observe un retour des questionnements d’ordre spirituel, des interrogations communes à l’ensemble des jeunes rassemblés à Biejkowska Wola. L’amitié spirituelle qui se créa entre Zofia Sokolowska et Franciszek Tencer devint symptomatique de ces recherches. Et leur conversion donna une forte impulsion pour créer tout une dynamique au sein de ce groupe d’amis dont plusieurs gravitaient dans l’orbite du Père Kornilowicz.