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Brzozowski, auteur de la Légende de la Jeune Pologne et de Mémoires892, fut beaucoup lu par plusieurs générations d’intellectuels, qui retrouvaient en lui l’expression de leurs propres questionnements, de leurs propres recherches, des mêmes passions intellectuelles ou de la même sensibilité morale893. Écrivain, philosophe, critique littéraire d’une grande force de conviction, il sut illustrer avec des mots les rêves, les espoirs et les illusions de sa génération mais aussi ceux de la suivante. Pour ceux qui arrivèrent à leur maturité en 1918, au moment de l’indépendance de l’État polonais, Brzozowski était leur guide. Ses livres « reflètent tout l’univers de la pensée », note dans son journal Anna Iwaszkiewicz, « lorsque je lis les Mémoires, plus encore que quand je lis la Légende, je suis toujours impressionnée par ce grand sens du drame, de l’incommensurable tragédie des desseins et des désirs, du pouvoir de leur expression et de leur réalisation »894.

Le parcours de Stanislaw Brzozowski (1878–1911), dépeint dans ses écrits, influença bon nombre de ses contemporains et de ses lecteurs. Sa conversion, en 1911, reste emblématique du phénomène de conversion religieuse qui se dessina au début du siècle au sein de l’intelligentsia polonaise. Par son parcours et par la puissance de son œuvre, Brzozowski allait jouer pour beaucoup un rôle de pionnier dans la quête intellectuelle et spirituelle.

Pionnier dans la quête intellectuelle

Brzozowski apparut à beaucoup comme un « éveilleur », un précurseur dans la quête intellectuelle. Jozef Czapski, écrivain et peintre, illustre bien ce lien durable qui l’unit à l’œuvre d’un auteur qu’il considérait comme l’un de ses maîtres à penser895

. Ses écrits, traversés par les nombreuses réflexions que lui inspira au fil des ans la lecture des Mémoires de Brzozowski, en témoignent896. La découverte de Brzozowski à Cracovie en 1919, après son « expérience tolstoïenne », fut pour Czapski l’un des événements les plus marquants de son parcours intellectuel. Son récit est représentatif de la force que peut exercer l’auteur de la

Légende :

Cracovie ! Je n’y connaissais personne en arrivant, mon ignorance des affaires polonaises à l’époque me paraît aujourd’hui invraisemblable. De ce séjour, je n’ai gardé aucun souvenir des monuments historiques de la ville, mais je me rappelle exactement l’obscur salon d’attente

892 Stanislaw B

RZOZOWSKI, Pamietnik, avec préface d’Ostap Ortwin, Lvov, Warszawa 1913. Osterwa édita les Mémoires (Pamietnik) de Brzozowski tout de suite après la mort du penseur. Il rappelait sa maturité étonnamment précoce : engagé politiquement dès l’âge de 20 ans, auteur d’une œuvre immense, Brzozowski a écrit ses Mémoires dans les derniers mois de vie, à 32 ans. À cette époque, son œuvre d’écrivain et de penseur était exceptionnelle. L’auteur n’avait pas terminé l’université et était autodidacte en matière littéraire, philosophique, linguistique, culturelle. Nous citons ci-dessous d’après Stanislaw BRZOZOWSKI, Pamietnik, Zaklad Narodowy, Ossolinskich 2007.

893 Sur l’impact de la Légende sur les lecteurs contemporains de Brzozowski, ainsi que sur les générations

suivantes, voir : Cezary ROWINSKI, Stanislawa Brzozowskiego « Legenda Mlodej Polski » na tle epoki, Wroclaw 1975, et aussi : Cz. MILOSZ, Czlowiek wsrod skorpionow (Un homme au milieu de scorpions), Paris 1962.

894 Anna I

WASZKIEWICZ, Dzienniki, p. 36.

895

J. CZAPSKI, « Autour de Stanislaw Brzozowski » (1963), essai publié dans Tumulte et spectres, pp. 252–267.

896 Sur ce point, voir par ex. le journal de C

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d’un dentiste, et là, sur la table, sous une vilaine lampe, parmi des magazines illustrés sales, mille fois feuilletés, je découvris La Légende de la Jeune Pologne. Je l’ouvris au milieu du premier chapitre, « Notre moi et l’histoire ». Je relis ce chapitre aujourd’hui. Qu’est-ce qu’il y avait de si bouleversant pour me donner alors cette sensation presque physique de découverte de quelque chose, pour moi, d’infiniment important ? Dès les premières pages, j’ai compris soudain de tout mon être que je n’étais pas seul, que j’étais lié au monde entier, à l’histoire, que la solitude n’existait pas, que mes pensées et mes expériences les plus secrètes n’étaient pas ma propriété exclusive, qu’elles avaient des correspondances dans le monde, qu’elles n’étaient pas le produit de mon seul esprit, mais du processus historique qui avait modulé ma conscience (l’existence détermine la conscience ?), que j’appartenais à l’histoire, que je le veuille ou non, que non seulement je n’étais pas inutile, mais que personne ne ferait à ma place ce qu'il m’appartenait d’accomplir897

.

Czapski considère la lecture de Brzozowski, qui souleva en lui toutes sortes d’interrogations d’ordre existentiel, qui éveilla ses inquiétudes spirituelles, mais aussi son sens de l’engagement, comme fondamentale :

Il ouvrait une fenêtre sur le monde, il sortait son lecteur des disputes de salon qui

n’engageaient à rien. Le « ton » de ses écrits forçait son lecteur à se situer face à la vie, toute

idée était problème de conscience et engagement envers la réalité concrète898.

Et Brzozowski lui montrait sa place au sein de la société, en lui apprenant la Pologne :

Plus tard, à mesure que j’avançais dans la lecture, en l’approfondissant, je découvrais avec exaltation ce que la Russie n’avait jamais pu me donner : mon chemin vers l’idée d’humanité qui m’avait enchanté dans l’Est passait par la Pologne, je n’étais pas obligé, je n’avais pas le droit de dédaigner le développement de mon pays. À travers le pamphlet féroce contre la Pologne retombée en enfance, la seule que je connaissais, je découvrais une autre Pologne. Mon complexe d’infériorité envers la grande patrie de Tolstoï, de Dostoïevski et de la révolution s’évanouit899

.

En effet, c’est à travers Brzozowski que Czapski découvrit toute la poésie et la littérature polonaise, notamment Norwid et un autre aspect de Mickiewicz. Brzozowski l’amena aussi à fréquenter plusieurs penseurs occidentaux, tels que Vico, Goethe, Bergson, Sorel, Meredith, Browning, Blake, Vilfredo Pareto, Newman : « C’était comme des étoiles dans un ciel nouveau pour moi et je les vénérais parce que c’était lui qui m’en parlait900

. » Mais la lecture de Brzozowski fut aussi pour lui un point de départ pour modeler son regard porté sur la société et forger ses propres exigences éthiques autant qu’esthétiques901

. Retrouvant, grâce à Brzozowski, ses passions artistiques, Czapski chercha à définir sa propre vision de l’art. Cette quête d’une vérité artistique allait le conduire vers une quête religieuse, qui marqua un tournant, nous l’avons vu, avec la rencontre de Jacques Maritain.

Le témoignage de Czapski révèle la place particulière qu’eut l’auteur de la Légende pour cette génération qui trouva sa maturité intellectuelle avant la guerre, une place qui recouvre plusieurs niveaux et fut revendiquée sur des plans différents. En tant que publiciste et critique littéraire, d’abord, « qui applique sa propre philosophie », Brzozowski adressait ses postulats à l’intelligentsia, « coincée sous le poids de la tradition et des devoirs

897 Des années plus tard, il note cette expérience mémorable dans un article en marge du livre de Milosz sur

Brzozowski, cf. Jozef CZAPSKI, « Autour de Stanislaw Brzozowski » (1963), publié dans Tumulte et spectres, pp. 256–257 ; cité aussi (traduction remaniée) par W. KARPINSKI, Portrait de Czapski, p. 131.

898 J. C

ZAPSKI « Autour de Stanislaw Brzozowski », Tumulte et spectres, p. 254.

899

Ibid., p. 257.

900 Ibid., p. 258. 901 W. K

ARPINSKI, op. cit., p. 76. À cet égard, Karpinski note que « l’acuité du regard sur soi-même et sur la société » que l’on trouve chez Brzozowski, « mène à un idéal d’art pur, ascétique », et « ordonne de s’astreindre aussi dans le domaine artistique à des exigences élevées ».

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spécifiquement polonais »902. La Légende était un véritable réquisitoire contre une littérature polonaise détachée des problèmes réels de la société et sacralisant l’histoire nationale. À la fois critique littéraire et philosophe, Brzozowski luttait pour faire valoir, dans la littérature polonaise, une nouvelle forme et de nouveaux sujets. D’après Andrzej Walicki, la réception de la Légende fut facilitée par « un lien très fort entre ce livre et la littérature polonaise, ainsi qu’avec l’intégralité de la culture polonaise de l’époque du modernisme »903

.

Brzozowski ne laissa pas indifférent la génération qui entra dans la vie active dans l’entre-deux-guerres. Les témoignages des contemporains démontrent bien que ce fut son statut d’intellectuel qui valut à Brzozowski toute son influence. Rafal Blüth met en exergue l’attitude éthique du penseur :

Ce n’était pas un moraliste, mais un « philosophe éthique », qui adoptait une attitude morale, émotionnelle, face aux affaires d’ordre culturel (...). Sa manière de ressentir le monde portait les stigmates de son inquiétude pour l’avenir de la culture nationale, une inquiétude influencée par son jugement sur la société qui l’entourait, pessimiste à l’extrême (…) ; il sentait la crise approcher904.

Blüth décrit bien là la force d’attraction de ce penseur dont les opinions sociales et éthiques ne reposaient pas sur un système précis, définitif, mais sur un éventail d’approches et de recherches. Son approche critique face à la vision de la polonité, toute sortie de la sacralisation nationale, qui apparaît si fortement dans l’attaque portée contre la légende de la

Jeune Pologne, puis sa vision de la nouvelle spiritualité ne pouvaient pas laisser indifférent

son entourage. Mais, « en combattant pour ses idées, note Blüth, Brzozowski faisait preuve d’un profond respect et d’une incommensurable compassion pour les tragiques tiraillements de sa génération, envahie par un sentiment de désespoir »905. Cette identification générationnelle révèle bien l’importance de l’influence que Brzozowski put exercer au point d’être considéré dès cette époque comme un « idéologue de l’intelligentsia ». Rôle qu’il conserva par ailleurs pour les générations suivantes. L’exemple des philosophes inspirés par Brzozowski prouve clairement que cette emprise intellectuelle existait réellement906.

Brzozowski appartient en effet à ce genre d’intellectuel « qui cherchait continuellement » à comprendre, à trouver le meilleur moyen d’exprimer ses opinions. En tant que penseur, il brisa les parois de cloisonnement, les murs de séparation, les tiroirs idéologiques907. Après avoir lu la Légende de la Jeune Pologne, Anna Iwaszkiewicz note dans son journal à la date du 1er septembre 1923 :

En lisant ces pages, pleines d’une extraordinaire ferveur, je ne peux m’empêcher de la comparer à notre psychologie d’aujourd’hui et je me dis qu’il n’existe que peu de gens, dans

902 Andrzej W

ALICKI, « Filozofia dojrzalosci dziejowej », (Introduction à l’édition de Stanislaw BRZOZOWSKI,

Idee. Wstep do filozofii dojrzalosci dziejowej, Wydawnictwo Literackie, Krakow 1990), p. 6.

903 Andrzej W

ALICKI, Introduction à l’édition de Stanislaw BRZOZOWSKI, Idées, pp. 6–7.

904 Rafal Marceli B

LÜTH, « Stefan Kolaczkowski a Stanislaw Brzozowski », Pamietnik Warszawski, 1931/ 6, pp. 79–84, publié dans Pisma literackie, pp. 281–286, cit. p. 282.

905

R. M. BLÜTH, Stefan Kolaczkowski, p. 283.

906 Marta Wyka souligne le « mouvement constant de la pensée de Brzozowski » et l’influence des écrits de

Brzozowski sur la formation philosophique de « l’école d’idées de Varsovie », composée de philosophes et de sociologues nés dans les années 1920 et ayant vécu l’expérience d’une guerre, comme Leszek Kolakowski, Bronislaw Baczko, Andrzej Walicki, Jerzy Szacki, Zygmunt Bauman, Juliusz Kronski, Krzysztof Pomian ; cf. Marta WYKA, Préface de Stanislaw BRZOZOWSKI , Pamietnik, p. XXXI ; Voir sur l’école de Varsovie : Ryszard SITEK, Warszawska Szkola historii idei. Miedzy historia a terazniejszoscia, Wyd. Nauk. « Scholar », Warszawa 2000.

907

Sur la trajectoire de Brzozowski, voir B. CYWINSKI, Rodowody niepokornych, chapitre : « Radykal na zakrecie historii », pp. 319–346, et en particulier : pp. 325–332.

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notre jeune Pologne, capables d’aimer avec une telle force, de croire avec une telle foi et de haïr avec une telle passion908.

Brzozowski demeure difficile à inscrire dans un système idéologique, tant il est extérieur à toute forme d’appartenance à un programme politique, il ne s’enferme pas dans un système philosophique. Lecteur et commentateur de Kant et de Nietzsche, Brzozowski se forgea son propre programme intellectuel en se fondant sur différentes doctrines. Marx, Freud, Avenarius, Taine, Renan se succédèrent ainsi sur son cheminement. Par ses convictions sociales et politiques qui reflétaient ses écrits, il était proche du courant progressiste radical par sa critique de l’idéologie du capitalisme et de la mentalité bourgeoise, par sa dénonciation de l’injustice sociale. L’intelligentsia radicale le considérait comme son maître à penser. « Toute ma génération était sous le charme immense de l’auteur de la

Légende » confirme notamment Aleksander Hertz : « Brzozowski montrait l’autre visage du

marxisme ; un marxisme romantique, doux, plein de fantaisie et de vigueur. Et ce marxisme convainquait davantage mes contemporains que le marxisme de Kautsky et d’autres auteurs allemands, sans parler des auteurs russes909. »

À travers Brzozowski, la génération d’Hertz, qui fut active dans le mouvement socialiste arrivé à maturité pendant les années de guerre, fit la connaissance de penseurs européens qui s’approprièrent d’autres courants de la philosophie sociale, comme Georges Sorel. Elle n’en resta pas moins fascinée par la « philosophie du travail » de Brzozowski, par ses postulats éthiques considérant « le travail créatif comme principe moral essentiel » et la « participation à la transformation dynamique de la réalité » comme critère de la valeur de la vie humaine910.

Lecteur de Marx, de Fichte, de Nietzsche, de Sorel, Brzozowski développa sa propre vision du progrès social et aussi du marxisme du point de vue éthique. Bien qu’il se revendiquât de l’idéologie de l’intelligentsia radicale polonaise, il ne cessa de critiquer son dogmatisme, ses visions stéréotypées, son déracinement vis-à-vis de la culture polonaise. Sa quête intellectuelle l’amena à quitter progressivement le marxisme, entré en polémique avec des penseurs tels que Taine, Nietzsche et Avenarius, et à porter son intérêt sur la question nationale, mais toujours au crible d’une analyse critique de la culture nationale.

Il reste vrai que, sur le plan culturel, le rôle qu’a joué Brzozowski comme formateur de la conscience littéraire, sociale, intellectuelle, est inclassable. Mais ce qui est aussi significatif sur le plan de la problématique générationnelle qui nous intéresse, ce que Brzozowski cherchait, c’était à « s’identifier émotionnellement au monde contemporain de la culture »911.

Cette « modernité intellectuelle », qui, comme le fait remarquer l’historienne de la littérature Marta Wyka, se situe sur le plan philosophique, religieuse et littéraire912, était représentée, pour Brzozowski, par des écrivains et des penseurs tels que « Pareto, Chesterton, Sorel, Maurras, Croce, Seillière, Loisy, Bergson, James, Barrès, Wells, Kipling », qui incarnaient le mieux, selon lui, « l’ambiance et la structure spirituelles de (son) temps »913. Brzozowski s’efforça, tout au long de son cheminement, de comprendre, ressentir,

908 Anna I WASZKIEWICZ, Dzienniki, p. 32. 909 A. H ERTZ, Wyznania, p. 70. 910 Comme le remarque B. C

YWINSKI, sa philosophie est inspirée par les idées de Marx (la valorisation du travail) et de Norwid (éloge de la création), Rodowody niepokornych, p. 331.

911 M. W

YKA, op. cit., p. XXIX.

912 M. W

YKA, op. cit., p. XXX.

913

Stanislaw BRZOZOWSKI, Pamietnik, Zaklad Narodowy. Ossolinskich 2007 (nous citons le texte d’après cette édition), p. 89.

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apprivoiser, polémiquer avec ces auteurs. Sa figure révèle en effet que c’est un ensemble d’auteurs et de lectures qui façonna un itinéraire intellectuel.

Brzozowski, converti et précurseur

La place que détenait Stanislaw Brzozowski dans le champ intellectuel polonais était suffisamment importante à l’époque pour que son évolution religieuse fût remarquée. Son retour à l’Église catholique durant la dernière année de sa vie ne cessa en effet d’interpeler.

L’intérêt de Brzozowski pour les questions religieuses fut constant, s’inscrivant dans des méditations sur la dimension individuelle et collective de l’homme. Il fréquenta philosophes et penseurs, écrivains et poètes pour trouver la réponse aux doutes, aux questions qui l’habitaient. Ce qui frappe, c’est que Brzozowski avait d’ailleurs mis plusieurs années avant de franchir le seuil de l’Église et ce n’est que quelques jours avant sa mort qu’il reçut les sacrements, acte vu comme aboutissement ultime de sa quête religieuse. Ses écrits, tout au long de ces années, nous dévoilent la réflexion qui accompagna l’évolution de son attitude face à la religion914.

Brzozowski, pendant son adolescence, rejeta la foi sous l’influence des lectures positivistes, et se distancia du modèle traditionnel de la religiosité polonaise, considérée comme trop sentimentale et irrationnelle. C’est son intérêt pour les questions éthiques et sa recherche de l’idéal humaniste dans les systèmes philosophiques et sociaux qui le conduisirent à découvrir les « questions strictement religieuses » grâce à Ernest Renan, un auteur qui symbolisait à l’époque « la pensée antireligieuse »915. Considéré comme « un grand maître des pires déviations modernes »916, dont l’œuvre, source de la déchristianisation pour beaucoup, était « honnie » et « rejetée »917 par le monde catholique, Renan, par son approche sceptique, eut un impact déterminant sur Brzozowski pour réévaluer son attitude face à la religion. D’après Bogdan Cywinski, la lecture de Renan eut pour Brzozowski, « un double sens » : « le scepticisme de Renan se rapporte autant à la foi religieuse qu’au savoir et surtout au savoir historique et philosophique, car, au fond, Renan lutte non seulement avec les religions mais aussi avec un athéisme voltairien conséquent »918. Il en résulta chez Brzozowski un nouveau regard porté sur le christianisme comme expression même de l’humanisme, d’où ses questionnements émergeants sur le rôle de la religion dans le destin humain. Il chercha alors à approfondir sa réflexion en sillonnant une multitude d’auteurs et de lectures. De Renan, sa quête d’ordre purement intellectuel le conduisit vers Pascal, Nietzsche, les romanciers russes, Dostoïevski en particulier, pour questionner le problème de la tragédie du destin humain et comprendre l’essence du christianisme comme en étant l’expression. Avec Sorel, il poursuivit sa méditation sur la fonction sociale de la religion, puis, en contact avec les poètes romantiques polonais, il se pencha sur le rôle culturel et civilisateur du christianisme. Pour comprendre la « spiritualité moderne », il s’achemina vers les philosophes et penseurs qui étaient pour lui l’incarnation de la « modernité », tels Bergson, Croce, James et, avec eux, il découvrit « l’intuitionnisme, la nouvelle esthétique, l’expérience religieuse »919. Par la suite, il se tourna vers les modernistes catholiques : Blondel, Tyrrell, Loisy. Et enfin, il découvrit les écrits de Newman, qui allait avoir une influence déterminante sur son parcours.

914 Sur son parcours religieux voir : B. C

YWINSKI, Rodowody niepokornych, pp. 332–340.

915 B. C

YWINSKI, Rodowody niepokornych, p. 332.

916

En référence à l’opinion de Massis (p. 335), citée par F. GUGELOT, op. cit., p. 96.

917 Sur Renan et son influence voir : F. G

UGELOT, La Conversion des intellectuels au catholicisme, pp. 95–98, cit. p. 95.

918

B. CYWINSKI, Rodowody niepokornych, pp. 332–333.

919 M. W

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Le cheminement aussi bien intellectuel qu’intérieur de Brzozowski l’amena à se forger sa propre attitude à l’égard du catholicisme et voir successivement en lui, comme le nota Cywinski « un système universel, posant la base du développement de l’humanisme le plus profond »920. Brzozowski note dans ses mémoires, à la date 5 avril 1911 :

L’Église est un fait inévitable, enraciné dans l’idée même de l’homme. Sans Église, l’homme demeure un mystère incompréhensible. Sans Église, la vie humaine est dérisoire et superflue921.

Considérant l’Église comme la plus haute réalisation de la culture et de la religion, comme un élément indispensable de l’émotion humaine, Brzozowski se lança dans la quête de la foi, une quête accompagnée par la lecture de Newman. Ses Mémoires témoignent de sa lutte passionnée, sa lutte intérieure pour avoir la « foi de Newman ». Au seuil de la mort, il décida enfin de franchir le porche de l’Église et reçut les sacrements, signe de son retour à la foi.

À l’époque, le retour au catholicisme d’un représentant de l’intelligentsia radicale, qui plus est d’une figure intellectuelle si importante, fut incompréhensible pour son entourage idéologique. Selon l’historien Cywinski « sa rencontre avec le christianisme », dont témoignent ses écrits, fit « scandale » dans le milieu de la gauche polonaise, étant donné que les stéréotypes véhiculés dans ce milieu excluaient d’office une telle rencontre922. Mais les témoignages contemporains révèlent aussi l’ambiguïté du regard porté sur Brzozowski dans