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À son arrivée à Zurich, en octobre 1903, Wladyslaw Kornilowicz alla d’abord suivre les cours en tant qu’auditeur libre235

. En raison de ses antécédents scolaires, cet ancien élève de l’École Réelle devait commencer par compléter sa formation par un examen de maturité (passé devant la commission le 28 octobre 1903), puis, exempté de certaines matières, se soumettre à l’examen d’entrée en histoire naturelle et en français, le 9 mars 1904236

. Ayant surmonté ces épreuves, il fut admis (immatriculé le 22 avril 1904) à l’Université de Zurich, en IIe section de la Faculté de philosophie : sciences naturelles237. Il n’y accomplit que trois semestres, de l’été 1904 à l’été 1905238

.

L’enseignement qui marqua le plus le jeune étudiant fut sans aucun doute celui dispensé par Arnold Lang (1855–1914) en zoologie, celui de Rudolf Martin (1864–1925) en anthropologie et en anatomie239, ainsi que les cours de botanique de Hans Schinz, connu pour son parcours de recherches en Afrique de Sud, sans oublier les cours de physique d’A. Kleiner et ceux de philosophie de Störning240. Avide de savoir et visiblement porté vers la philosophie et l’étude des questions éthiques, le jeune étudiant polonais ne se contenta pas de suivre les enseignements prescrits, mais fréquenta également des cours donnés à l’École Polytechnique par Robert Saitschik, écrivain et philosophe de la culture et par Friedrich Wilhelm Foerster, professeur de pédagogie et d’éthique politique241

, qui enseigna à Zurich dans les années 1898–1912, à la fois à l’Université et à l’École Polytechnique.

Sciences Historiques qui eut lieu à Zürich en 1938, et auquel les Polonais prirent part. Pologne–Suisse, Recueil d’études historiques, Société polonaise d’histoire, Varsovie–Lwow 1938.

235

Quelques cartes postales de Wladyslaw Kornilowicz adressées à ses parents donnent quelques informations sur les débuts de son séjour à Zürich : Cartes postale du 25 octobre et du 25 novembre 1903, AWK/54.

236 Auszug aus dem Protokoll des Erziehungsrates des Kantons Zürich, 16 März 1904, nr 337 : Documents

personnels, AWK /011.

237 Attestation d’admission aux Hautes Écoles de Zurich (Zurichen Hochschule, Zürich, 22 april 1904, Zeugnis,

Universität Zürich : Attestation d’inscription du 22 avril et du 11 janvier 1905 : Documents personnels, AWK / 011.

238

On peut reconstituer les cours suivis par Kornilowicz d’après le relevé des cours, cf. Kollegien Verzeichnis 1904/5 (immatr.14927), AWK/011.

239 Arnold Lang est l’élève le plus connu d’Ernst Häckels, dernier « grand représentant de l’Anatomie

comparative ». Quelques notes (et dessins) de cours d’anatomie sont conservés parmi les documents de Kornilowicz. Cf. Notatki warsztatowe. Notatki ze studiow przyrodniczych w Zurychu (Notes de cours. Notes d’études en sciences naturelles à Zürich), 1904, Materialy warsztatowe : AWK/711.

240 Sur l’Université de Zürich, cf. Ernst H

OWALD & Hans R. SCHINZ, « Die Wissenschaften », Zürich.

Geschichte, Kultur, Wirtschaft, Verlag Gebr. Fretz AG., Zurich 1933, pp. 237–260.

241

Wladyslaw TATARKIEWICZ, Wspomnienie (Un témoignage-souvenir adressé à S. Wyszynski), 9 octobre 1948 (attesté le 27 février 1966), AWK/42/7 ; W. Kornilowicz, Notes de lectures, AWK/711.

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Ce qui frappe, c’est l’intérêt accru de Kornilowicz pour la psychologie que révèlent ses notes de lecture des années 1902–1906242. Ses prospections psychologiques l’amenèrent à Leipzig où, en qualité d’auditeur libre pendant les mois d’août de ces années-là, il suivit des cours de psychologie chez le célèbre Wilhelm Wundt. Médecin, initiateur de la psychologie expérimentale, Wundt était considéré comme un excellent pédagogue, très ouvert aux projets de ses étudiants. Son laboratoire de psychologie expérimentale, créé à Leipzig en 1879 (d’ailleurs le premier en date dans l’histoire), attira pendant trois décennies des étudiants provenant de toutes les aires culturelles. Parmi eux, les Polonais furent nombreux, et l’on peut distinguer parmi eux quelques figures importantes du positivisme varsovien : Swietochowski, Dawid, Krzywicki. Cet intérêt pour la psychologie, qui était dans l’air du temps, conduisit Kornilowicz à envisager d’étudier à Leipzig même, mais le projet n’aboutit pas à cause de ses lacunes en grec, qui constituaient un obstacle important pour étudier dans une université allemande243. Sous une forme ou une autre, l’inclination de Kornilowicz pour les sciences psychologiques resta constante, et ses connaissances en la matière lui servirent dans ses futurs engagements.

Mais d’avantage que la formation universitaire acquise, le séjour à Zurich fut essentiel pour le cheminement de Kornilowicz sur le plan de l’apprentissage politique et culturel qui s’opéra en lui, en tout premier, au contact de la communauté estudiantine polonaise.

Les villes universitaires helvétiques, au tournant des XIXe et XXe siècles, marquées par une forte présence d’étudiants polonais, constituaient un terrain favorable pour de nombreuses initiatives et manifestations estudiantines à caractère culturel, ayant souvent un but politique sous-jacent244. À titre d’exemple, elles accueillaient, jusqu’à la fin du XIXe siècle, les rencontres de la jeunesse estudiantine polonaise de toute l’Europe. La présence en Suisse de plusieurs lieux de mémoire liés à l’histoire polonaise et le passage de quelques polonais célèbres furent aussi un élément important pour cimenter et dynamiser cette communauté estudiantine polonaise éparpillée dans les différentes villes helvétiques. Soleure où vécut les dernières années de sa vie Tadeusz Kosciuszko, héros de l’indépendance nationale polonaise et de la guerre d’indépendance américaine ; Rapperswil, dont le château abrita le Musée National Polonais, érigé par le comte Plater en 1870, représentatif de leur patrie pour ces jeunes émigrés et lieu important de leur pérégrinations patriotiques. En plus, fut déposé au Musée un important fonds financier destiné à maintenir vivant la culture polonaise, permettant d’accorder annuellement des bourses aux étudiants polonais245

.

Zürich, où Kornilowicz étudia d’octobre 1903 à juin 1905, était la deuxième ville helvétique, après Genève, pour ce qui était de sa colonie estudiantine polonaise. Selon l’estimation de Jan Hulewicz, y étudia, entre 1880 et 1918, un millier de polonais à

242 Dans le fonds Kornilowicz, sont conservées des notes des cours de psychologie qu’il a suivis. Il s'intéresse au

rapport existant entre la psychologie et les sciences, les recherches de psychologie expérimentale, l’étude des faits psychologiques en relation avec le développement de la connaissance métaphysique du « moi ». Il suivit un cours de psychologie au semestre d’été (d’après Kellegien Verziechnis) Cf. Notes de Cours de Psychologie de Wundt, AWK/712/1. Les notes sont datées du 5 août 1902 (Leipzig), août 1905 et 1906.

243 W. T

ATARKIEWICZ, Wspomnienie, op. cit.

244 S. B

RZOZOWSKI, « Dzialalnosc Polakow w zagranicznych osrodkach naukowych », op. cit. ; A. BUCHMANN- WANTUCH, « Mlodziez z Ziem Polskich na uniwersytecie zurychskim w latach 1833–1906 », in M. Jarosz (réd.) I, Materialy z XXI Sesji stalej Konferencji Muzeow, Archiwow i Bibliotek Polskich, Rzym, Fundacji im Jana Pawla II, Osrodek Dokumentacji Pontyfikatu, 1999.

245 C'est aussi au musée que furent déposés les fonds qui servirent de base aux bourses annuelles accordées aux

étudiants polonais. S. CHANKOWSKI, « Stypendia raperswilskie 1864–1918 », Studia i Materialy z dziejow Nauki

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l’Université et six cent à la Polytechnique246. Mais plus encore que son nombre, c’est son

dynamisme et son activité militante qui marqua sa force. Profitant du climat d’ouverture qui caractérisait cette ville à l’égard des communautés estudiantines étrangères, la jeunesse polonaise prit toutes sortes d’initiatives : sociétés de lectures, associations de formation, association d’entraide247

.

Mais Zurich occupait aussi une place particulière sur le plan intellectuel pour cette jeunesse polonaise. L’atmosphère qu’on respirait à Zürich dans ces années d’études de Kornilowicz était très libérale248. Depuis les années 1880, Zurich, après Munich et Berlin, était à l’avant-garde littéraire et culturelle, là où circulaient et se croisaient les courants contemporains tels que le naturalisme, le matérialisme, le socialisme249. C’était une ville d’études et de passage pour les jeunes révolutionnaires allemands attirés par ce « Schweizer Freiheitsluft und Naturschïnheit ». Le café Mainau sur Seefeldstrasse était l’un des lieux de rencontre de la jeunesse socialiste et anarchiste. Ville connue comme un « entrepôt de la littérature politique », Zurich devint, pendant la Première Guerre mondiale, un lieu de rencontre pour toutes sortes de courants politiques et artistiques à caractère international : pacifisme, néo-panthéisme et dadaïsme.

Si les documents conservés donnent des informations assez minces quant au séjour zurichois de Kornilowicz, quelques souvenirs rapportés par ses camarades d’études permettent néanmoins de reconstituer l’atmosphère de l’époque250

.

Les traditions familiales d’engagement prédisposaient assurément Kornilowicz à rejoindre la communauté polonaise dans ses activités politiques et culturelles (débats, rencontres, voyages patriotiques à Rapperswil). C’est au moins ce qui se dégage des témoignages conservés, mettant en avant la présence de Kornilowicz au cœur de ce bouillonnement intellectuel qui caractérisa ces années. On y voit Kornilowicz se mêlant aux milieux libres-penseurs et socialisants, dans lesquels se découpait la figure charismatique de son frère Rafal. Il fréquentait des universitaires polonais, de jeunes artistes et des savants marqués par la philosophie nietzschéenne et pessimiste, éloignés de tout foyer chrétien251. Pour les biographes de Kornilowicz, il n’y a aucun doute que cette parenthèse zurichoise permit à Kornilowicz de mieux connaître les milieux de l’intelligentsia de la première moitié du XXème siècle, ainsi que leurs besoins et leurs recherches.

Force est de constater que les années d’études à Zurich furent aussi l’occasion de nombreuses rencontres et amitiés. Il convient de faire une place particulière au futur historien de la philosophie et philosophe de l’art Wladyslaw Tatarkiewicz (1886–1980), qui rejoignit Kornilowicz en sciences naturelles pendant un semestre, avant de poursuivre ses études de philosophie à Berlin et dont les liens d’amitié s’avérèrent durables. Plusieurs de ses camarades polonais d’études rencontrés à Zürich allaient jouer par la suite un rôle important dans la vie scientifique et économique de la Pologne de l’entre-deux-guerres. Parmi les noms régulièrement cités apparaissent : Jan Czekanowski (1882–1965)252, futur anthropologue et

246 À titre d'exemple, pendant cette même période, 1200 Polonais étudièrent à Genève, 560 à Berne et 620 à

Lausanne, cf. J. HULEWICZ, « Les Polonais dans les universités suisses 1864–1918 », in Pologne Suisse, p. 119, et p. 125.

247

M. RZEWUSKA, « Wspomnienia z Zurychu 1914 », in Wierna Sluzba Wspomnienia uczestniczek walk o

niepodlegosc 1910–1915, Warszawa 1927, pp. 53–54.

248 Carte postale du 21 avril 1904 de W. Kornilowicz à ses parents, AWK/54. 249 Cf. Emil E

RMATINGER, « Das Literarische Leben », in Zurich. Geschichte. Kultur, Wirtschaft, pp. 164–172.

250 Wladyslaw T

ATARKIEWICZ, Un témoignage-souvenir, AWK /42/7 ; Jan CZEKANOWSKI, Wspomnienie, Poznan 18 octobre 1948, AWK/42/1.

251 Jan C

ZEKANOWSKI, Wspomnienie, op. cit. Wladyslaw TATARKIEWICZ relate par exemple la période où ils habitaient ensemble la Theaterstrasse, leurs excursions : Un témoignage-souvenir, AWK /42/7 ; Jan CZEKANOWSKI, Wspomnienie, Poznan 18 octobre 1948, AWK/42/1.

252 Jan C

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ethnologue, Edward Loth (1884–1944), médecin spécialisé dans l’anatomie et l’anthropologie, Boleslaw Drobner (1883–1968), chimiste, ou encore Gustav Geyer, industriel de Lodz253.

Mais, pour en revenir au cheminement intellectuel de Wladyslaw Kornilowicz, il est un fait que le séjour zurichois fut un tournant. D’après les biographes de Kornilowicz, sa rencontre et ses échanges avec l’un de ces professeurs universitaires, Friedrich Wilhelm Foerster (1869–1966), penseur allemand de tradition protestante, connu par son rejet radical du militarisme prussien et ses convictions pacifistes, s’avéra décisif pour la suite de son parcours et en particulier pour la confirmation de sa vocation sacerdotale.

Les liens ultérieurs qui se tissèrent entre Kornilowicz et Foerster semblent par ailleurs attester l’importance de ces échanges entre le professeur allemand et l’étudiant polonais. Cette rencontre va en effet déboucher sur une longue amitié entre les deux hommes. Foerster retourna en 1914 en Allemagne et devint professeur à l’Université de Munich Ludwig- Maximilian où il enseigna la philosophie et l’éthique254

. En raison de ses positions antimilitaristes, il dut cependant quitter l’Allemagne. Il rejoignit de nouveau la Suisse en 1920, puis, à partir de 1926, il s’installa en France. Pacifiste, opposant au nazisme, considéré comme un traître dans son pays, ses œuvres furent interdites en Allemagne nazie. Foerster reste la « conscience » de l’Europe face aux dangers du militarisme allemand puis du nazisme. Il orienta Kornilowicz vers différentes personnalités allemandes engagées dans la voie du pacifisme.

Si l’on sait très peu de choses sur leurs échanges à Zurich, une réalité reste indéniable, et confirmée : Foerster conforta le jeune Kornilowicz dans sa vocation sacerdotale, lui conseillant d’interrompre ses études et de suivre immédiatement la voie de la prêtrise255

. Déterminé et réconforté dans son choix, Wladyslaw Kornilowicz quitta alors Zurich et, en automne 1905, il entra au Séminaire de Varsovie256.