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Une troisième voie entre développement communautaire et dispersion résidentielle

1. États-Unis : Entre mobilité volontaire et dispersion contrainte

1.2 Déconcentrer la pauvreté : égalisation, gentrification et dispersion

1.2.5 Une troisième voie entre développement communautaire et dispersion résidentielle

Le programme Hope VI fait donc le pari d’une gentrification économique. Mais comme l’objectif est de renouveler partiellement la population des quartiers cibles de la rénovation urbaine et comme une part substantielle des logements sont inhabitables pendant le processus de rénovation, en raison notamment des démolitions, le programme comporte aussi un volet « dispersion ». Une partie des habitants initiaux se voient ainsi proposer des vouchers pour déménager selon une logique qui rappelle celle de Gautreaux ou de Moving to Opportunity (MTO a d’ailleurs servi au relogement des habitants concernés par Hope VI à Baltimore et Boston). Mais il subsiste une différence cruciale entre Hope VI et les programmes de mobilité résidentielle : les déménagements sont contraints dans le premier cas et volontaires dans le second (Goetz 2003a).

Hope VI emprunte aussi à la logique du développement communautaire qui tend à l’égalisation « sur place » des quartiers ségrégués52. L’originalité du développement

communautaire réside dans la nature même des organisations qui le mettent en œuvre et qui puisent leur légitimité dans la « communauté » des habitants qu’elles sont censées représenter en même temps qu’elles sollicitent leur engagement civique53. Dépourvue de toute

connotation ethno-raciale dans cette politique, la « community » est dans une acception minimaliste synonyme de « quartier » et faire du développement communautaire, c’est développer un quartier dont la spécificité est d’abriter une majorité de pauvres. A un niveau d’exigence plus élevé, il s’agit de faire advenir une communauté qui n’existe qu’à l’état latent, par un travail méthodique et patient de conversion d’une communauté d’expériences négatives, subies isolément, en capacité à agir collectivement pour des buts que l’on se donne en commun. La découverte de ces « commonalities », de ces intérêts communs qui justifient l’engagement collectif dans une action transcendant les clivages de race ou de classe, telle est la pierre philosophale du développement communautaire54.

52 Sur la logique d’égalisation « sur place », voir supra 1.2.1.

53 La mesure dans laquelle ces associations parviennent à concilier, en pratique, les fonctions de conduite de

projets, de représentation et de mobilisation des habitants est sujette à interrogations (Joseph, Ogletree, 1996 ; Stoeker 1997 ; Stoutland, 1999).

Au moins sur le papier, aucun programme fédéral n’a tenté de concilier à un tel degré l’objectif de déségrégation économique et les méthodes de revitalisation dites communautaires. Toute la rhétorique du développement communautaire est là, dans cet extrait d’un vade mecum fédéral :

« L’approche de la construction communautaire (community building) par laquelle les habitants travaillent ensemble pour s’apporter une aide mutuelle, atteindre des fins communes et construire une capacité d’action collective, est une caractéristique centrale de Hope VI »55.

Ces concepts ne sont pas vraiment nouveaux dans la politique fédérale. A rebours du technocratisme ravageur de la rénovation urbaine des années 50, l’Economic Opportunity Act, cette grande loi de 1964 qui déclarait la « guerre à la pauvreté », exigeait déjà le « maximum

de participation possible des pauvres » dans les projets les concernant. Dans la foulée, le

programme des Model Cities (1966) incorporait les préceptes de l’« advocacy planning » faisant des planificateurs urbains les obligés des habitants plutôt que les dociles serviteurs du monde des affaires. Cette démocratisation s’est diffusée non sans heurts. Car la politique fédérale de l’époque revenait à court-circuiter les élus et fonctionnaires municipaux qui n’étaient guère disposés à faire une place aux minorités pauvres dans le processus de décision urbaine. Dans le contexte explosif des années 60, le gouvernement fédéral a d’ailleurs vite fait d’éteindre les feux oppositionnels qu’il avait brièvement allumés afin de rassurer les élus. Les pratiques municipales ont beaucoup changé depuis lors. Mais la nature du « régime urbain » (Stone 1989), c'est-à-dire le degré d’intrication, même informel, entre intérêts publics et privés, détermine en grande partie le degré d’ouverture des villes à l’agenda civique du mouvement communautaire.

Assez largement entrées dans les mœurs, les méthodes de « planification urbaine coopérative » (Salsich 2000) restent sans doute plus malaisées à mettre en pratique avec les habitants des quartiers d’habitat social. Leurs associations y sont souvent fragiles, peinent à mobiliser les locataires et leur autonomie vis-à-vis des bailleurs sociaux (et derrière eux les municipalités) est parfois des plus réduites (Dreier 1996). Mais à l’inverse de ce qui s’était produit dans la rénovation urbaine des années 50, la dimension participative de la rénovation urbaine semble cette fois avoir été prise au sérieux. Elle entre par exemple pour un quart dans la notation des projets Hope VI soumis au HUD. Sans aller jusqu’à leur conférer un pouvoir

55 Source : HUD, Community And Supportive Services For Original Residents. General Guidance for the HOPE VI Program, 2000. (trad. pers.)

de veto sur les opérations, les directives fédérales requièrent leur « participation » et leur « consultation » à toutes les phases des projets. En amont des projets soumis au HUD, les municipalités sont par exemple tenues d’organiser au minimum une session de formation des habitants et trois réunions publiques. Une fois désignés, les lauréats doivent à nouveau réunir les habitants tout au long de l’avancement du projet, leur fournir l’ensemble des informations afférentes, recueillir leur avis et consacrer de substantielles ressources pour leur permettre de s’investir de façon adéquate, en prévoyant notamment des actions de formation.

On trouve dans le programme Hope VI des exemples, certes difficiles à quantifier, d’une conjonction heureuse entre les objectifs poursuivis par les municipalités et les organisations de développement communautaire56. Mais le HUD a laissé une grande latitude aux

municipalités pour concevoir et mener leurs stratégies (Pavone 2005) et de la pléthore d’évaluations locales ressort l’impression générale d’un décalage non négligeable entre la rhétorique officielle, pétrie de références à la philosophie du développement communautaire, et sa traduction dans les pratiques locales. Le cahier des charges fédéral a été formellement respecté sur la plupart des sites. Mais en raison du flou entretenu sur le contenu de la « participation » et de la « consultation » des habitants, certaines villes se sont contentées d’informer les habitants quand d’autres les ont activement sollicités tout au long du projet, de sa conception à sa mise en œuvre, et parfois au-delà, une fois la rénovation achevée (GAO 2003).

Le rapport de la Commission du Congrès qui avait inspiré le programme Hope VI demandait aussi que soit accordée une « attention égale et suffisante aux besoins humains et aux

aménagements physiques » dans le processus de revitalisation des quartiers d’habitat social.

Cet équilibre était déjà préconisé dans les Model Cities qui prenaient, là aussi, le contre-pied de l’urban renewal des années 50 et de sa croyance réductionniste dans la détermination des individus par leurs conditions physiques d’existence. Pour combattre le « cercle vicieux de la pauvreté », les programmes fédéraux des années 60 prônaient donc une approche « holistique » (ou systémique) des problèmes et de leur résolution. Bien qu’elles aient été longtemps focalisées sur « la brique et le mortier », les Community Development Corporations restent animées par cette philosophie de l’action, que l’on trouve aussi à l’œuvre, depuis les années 90, dans les programmes de fondations privées faisant référence ou dans les Empowerment Zones fédérales (Kirszbaum 2002). Ces démarches ont reçu

l’appellation générique de « Comprehensive Community Initiatives » (initiatives communautaires globales). Elles s’efforcent de résoudre l’une des apories du développement communautaire : concilier l’amélioration du sort individuel des pauvres, lequel se concrétise souvent par un déménagement, avec le bien commun du quartier, lequel suppose la coexistence des ménages en ascension sociale avec plus pauvres qu’eux. En ne traitant que le volet physique de la revitalisation -expression de loin préférée à celle de rénovation aux USA- on aboutit dans le meilleur des cas à un effet cosmétique, sans avoir en rien résolu la question de fond de l’intégration socio-économique des individus ; en ne travaillant qu'à la promotion des individus, on favorise la dispersion involontaire de ceux qui s’en sortent, ce qui n’est pas un résultat négligeable, mais la spirale de dévalorisation des lieux n’est pas enrayée et les quartiers pauvres restent des quartiers de non-choix, privés de la ressource sociale, économique et politique que constituent les ménages les mieux intégrés, et donc les plus susceptibles de s’investir dans le bien collectif que devrait être le quartier.

Le principe de globalité auquel le développement communautaire s’efforce de donner corps est assez proche des attendus du programme Hope VI. C’est dans cette même veine globale - ou « holistique »- qu’il a été décidé d’affecter 20% des crédits fédéraux à des Community and

Supportive Services (ce seuil ayant été ramené à 15% par la suite car les opérateurs locaux ne

parvenaient pas dépenser la totalité de cette enveloppe). Chaque municipalité a été invitée aussi à créer une Community Task Force, où siègent des associations d’habitants appelées, aux côtés d’acteurs publics, privés et nonprofit, à planifier ces services « communautaires et sociaux ». Les Community Services concernent toutes les actions susceptibles de modifier le rapport des individus à leur quartier. On peut ainsi lire dans la prose fédérale sur Hope VI :

« Le sens de la propriété collective du quartier peut être renforcé, et l’état d’esprit des gens du quartier peut être revivifié. Ainsi, au-delà de la brique et du mortier utilisés pour les structures physiques, les services à la communauté peuvent être la colle qui fera tenir ensemble le programme de revitalisation urbaine ».57

Quant aux Supportive Services, ils ciblent les besoins socio-économiques des habitants et incluent notamment des actions d’éducation des enfants et de formation des adultes, de placement en emploi, de garde d’enfants, de santé, d’activités pour la jeunesse, etc. (les habitants qui déménagent comme ceux nouvellement arrivés sur les sites sont également éligibles à services). Hope VI a ainsi entendu assortir le renouvellement partiel des habitants

57 Source : HUD, Notice of Funding Availability , January 1993. Cette vision de l’individu animé d’un esprit de

responsabilité à l’égard de sa « communauté » devenue productrice de valeurs et de ressources positives, emprunte clairement à la philosophie communautarienne d’Amitai Etzioni (1993), penseur quasi-officiel du régime au temps de la « troisième voie » chère à B. Clinton.

des sites en rénovation urbaine d’une sorte de « rénovation sociale » des plus pauvres. Certaines villes ont même fait de l’utilisation des dispositifs d’insertion sociale et professionnelle par les habitants une condition d’éligibilité aux logements neufs ou réhabilités. Le pouvoir fédéral en a fait lui aussi sa priorité affichée :

« Au final, Hope VI devrait être davantage jugé sur sa capacité à aider effectivement les familles pauvres à améliorer leur qualité de vie et à évoluer vers l’auto-suffisance que sur les améliorations physiques qu’il occasionne »58.

Cette finalité d’auto-suffisance économique a été notablement renforcée dans les directives fédérales à partir de 1996, au moment précis où était votée la fameuse welfare reform faisant de la remise à niveau des personnes dépendantes de l’aide sociale et de leur mise en emploi rapide une condition du maintien (provisoire) de ladite aide. A cause des multiples barrières freinant le retour à l’emploi et du manque d’expérience des équipes de projets Hope VI, le HUD a vite reconnu l’efficacité limitée des Supportive Services. L’agence fédérale a donc encouragé le « sur-mesure » en appui sur « une évaluation globale (holistical) des besoins et

de la situation de chaque famille, laquelle doit être ensuite référée aux services appropriés »

(idem). C’est dans cet esprit que les villes les plus performantes ont monté des partenariats opérationnels avec des services spécialisés dans l’insertion sociale et professionnelle, où les organisations communautaires occupent souvent une place de choix59.

Le programme Hope VI relève donc de la logique du développement communautaire, mais en partie seulement car cette dernière politique ne cherche pas à provoquer une mixité « exogène » par l’introduction artificielle d’un groupe dans l’espace résidentiel où domine un autre groupe, mais une mixité « endogène » (Dansereau F. et al. 2002), en vertu de cette conviction que les quartiers, loin de n’être qu’une source de handicap pour leurs habitants, recèlent aussi des ressources (assets) qu’il s’agit de mettre en valeur en puisant dans le capital physique, foncier, commercial, financier, intellectuel, relationnel et civique de la « communauté » (Ferguson, Dickens 1999). C’est en agissant simultanément sur ces différents leviers que doit advenir cette mixité endogène. L’idée consiste en d’autres termes à provoquer une différenciation sociale interne au quartier, grâce à la l’élévation du statut socio- économique d’une partie de ses habitants. Une condition est indispensable au succès d’une telle entreprise : stabiliser l’élite sociale que le développement communautaire aura contribué à faire émerger ou sur laquelle il se sera d’emblée appuyé. Un principe est tout aussi crucial,

58 Source : HUD (2000), op. cit.

59 Au-delà du programme Hope VI, la majorité des CDC délivrent aujourd'hui des services de renforcement du

car il y va de l’éthique même de l’action communautaire : celui du droit absolu au maintien dans le quartier des habitants qui ne parviennent pas à tirer avantage des opportunités de promotion créées par le développement communautaire, sous réserve qu’ils se plient aux règles de la vie commune.

C’est une évidence, l’intégration raciale n’est pas la première priorité des acteurs du développement communautaire. Cela voudrait dire qu’ils œuvrent délibérément en faveur de l’arrivée de ménages blancs et aisés sur les territoires dont ils ont la charge, alors qu’ils ont pour souci primordial de servir l’intérêt de ceux qui sont déjà en place. La logique communautaire est celle de l’enrichissement (enrichment) des quartiers pauvres, à distinguer de celle de la gentrification. Une partie de la mouvance communautaire prend certes son parti de la gentrification des quartiers, quand elle ne cherche pas à la provoquer (Mallach 2008). Mais l’état d’esprit de sa fraction la plus radicale est tout autre et s’oppose frontalement à un tel agenda, au nom du « contrôle communautaire » (community control) qui viendrait à leur échapper dans un contexte de mixité exogène.

Le développement communautaire véhicule aussi une conception de la mixité résidentielle inverse de celle des politiques de dispersion. Ces dernières s’efforcent d’arracher les minorités pauvres à un entre-soi jugé pénalisant pour leur chances de réussite individuelle. Le développement communautaire fait d’ailleurs l’objet d’une critique forte des zélateurs d’une approche « régionale » de la déségrégation raciale fondée sur la dissémination minorités à l’échelle des agglomérations. Dès la fin dans années 60, la commission Kerner chargée par le président Johnson de proposer des solutions pour démanteler le ghetto, émettait des doutes sur cette stratégie qui consiste à « dorer le ghetto » sans rechercher l’intégration à une large échelle, tout en reconnaissant que l’égalisation était l’adjuvent indispensable d’une politique d’intégration (Kerner Commission 1968). Un quart de siècle plus tard, alors que la question métropolitaine a été remise au goût du jour, le courant régionaliste a renoué avec l’argumentaire du début des années 70, pour dénoncer à l’instar de D. Rusk (1999) le « dilemme tragique » du développement communautaire qui ne pourrait qu’aider « une masse

gens à remonter un escalator qui descend vers le bas ».

Le fait de privilégier l’une ou l’autre de ces options est souvent posé aux États-Unis dans les termes d’un arbitrage entre politiques place, focalisées sur la revitalisation endogène des quartiers, et politiques people, soucieuses de mobilité résidentielle parce que celle-ci

conditionnerait les chances de sortie individuelle de la pauvreté (Katz 2004)60. Mais les

stratégies de dispersion et de développement communautaire présentent chacune la faiblesse symétrique de l’autre : la première ne pouvant déconcentrer la pauvreté qu’à petites doses, elle risque de déstabiliser les quartiers pauvres en sélectionnant ses habitants les plus dynamiques ; la seconde qui n’est pas outillée pour infléchir les logiques de ségrégation à l’échelle des agglomérations, ne peut qu’en compenser les effets localisés. Les deux méthodes -exogène et endogène- qu’elles suggèrent pour rétablir une forme de mixité résidentielle paraissent en outre inconciliables.

Pendant longtemps, les politiques urbaines américaines sont restées écartelées entre ces deux solutions apparemment contradictoires, du moins dans les conceptions -exogène et endogène- de la mixité dont elles sont porteuses. Une troisième voie, très ambitieuse, s’est dessinée dans la période récente. En théorie du moins, elle emprunte aux deux premières ce qu’elles ont de plus prometteur et esquisse la possible réconciliation de leurs approches de la mixité. De la stratégie people, elle conserve l’idée de parcours résidentiels organisés, pouvant redonner des chances de promotion à ceux qui en ont le moins, ou du moins ouvrir la gamme de leurs choix résidentiels. Mais à l’inverse des programmes de mobilité habituels, elle tend à retenir sur place les « meilleurs » habitants, en facilitant la mobilité des autres. Comme dans le développement communautaire, la dimension place n’est pas négligée, mais le processus de déconcentration ne procède plus d’une opération strictement endogène. Il s’agit aussi de rendre les quartiers immédiatement attractifs pour des ménages extérieurs et d’inscrire d’emblée le processus de revitalisation dans la dynamique globale de développement des villes. La rénovation urbaine des quartiers d’habitat social américains, engagée au début des années 90 dans le cadre du programme Hope VI est la traduction la plus aboutie, du moins sur le papier, de cette stratégie de déconcentration de la pauvreté qui combine des éléments

people et place.

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