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1. États-Unis : Entre mobilité volontaire et dispersion contrainte

2.1 Mixité sociale et droit au logement : une tension porteuse de discriminations

2.1.4 L’hypothèse de discriminations systémiques

L’intériorisation poussée de la norme de mixité par les agents locaux en charge de l’attribution des logements auraient facilité l’émergence d’un « contexte institutionnel » propice aux discriminations (Simon 1998), voire d’un « racisme institutionnel » (Sala-Pala 2006). Cette hypothèse d’une discrimination institutionnelle ou systémique a été avancée, au début des années 2000, par le Groupe d'étude et de lutte contre les discriminations (GELD). Effectuant la synthèse des travaux concernant l’accès au parc social, cette étude précisait que les manifestations individuelles de racisme sont sans doute limitées, mais qu’il fallait « déconstruire des mécanismes responsables des inégalités d’accès et de jouissance du droit

fondamental d’avoir un toit ». Les traitements inégalitaires ont été analysés comme le fruit

d’un système de décision locale éclaté entre une multitude d’institutions installées dans des routines gestionnaires et pas toujours conscientes des effets produits par leurs actions (Kirszbaum, Simon 2001).

Dans un rapport consacré plus récemment au même sujet, mais étendu au secteur privé, le Conseil national de l'habitat (CNH) a proposé de distinguer entre les processus discriminatoires « individuels et circonstanciels » et les processus « collectifs et cumulatifs », « contribuant, voire aboutissant, par des effets de système (l'enchaînement de décisions, de

procédures, de règles et de pratiques apparemment neutres et objectives) à la concentration de certaines catégories de population dans des localisations particulières, dans des segments déqualifiés du parc existant, ou, pour ces mêmes catégories de population, à des délais d'accès particulièrement longs ». Parmi les nombreux cas de discriminations dans l’accès au

logement portés à sa connaissance, le CNH souligne que les critères de nationalité, d'origine, de patronyme ou les caractères raciaux ou ethniques des candidats jouent un rôle presque exclusif, reléguant loin derrière la stigmatisation d’autres groupes tels que les jeunes, les personnes âgées ou les handicapés (CNH 2005)145. Plus récemment encore, un avis du Haut

conseil à l'intégration consacré au logement des immigrés a repris à son compte le concept de discrimination systémique car « tout concourt à organiser l'accès des ménages immigrés sur

des types de logement déterminés et dans les quartiers sensibles, et à rendre difficile leur accès au logement social dans d'autres quartiers. C'est en ce sens que l'on peut parler de discrimination systémique » (HCI 2007).

145 Une étude a montré qu’au point de recoupement du critère de la jeunesse et de l’origine immigrée se situe une

population particulièrement vulnérable face aux discriminations sur le marché du logement (Barou, Maguer 2002).

La discrimination systémique s’ancre tout d'abord dans la perception d’un « risque

sociologique » associé aux minorités ethniques. Cette représentation des minorités comme

groupe à risque a tout d'abord été construite par les bailleurs sociaux qui seraient peu à peu passés d’une appréciation individuelle des candidats au logement à une représentation sociale du risque attaché à tel groupe particulier. Considérant que la question des ressources ne se pose plus ou presque grâce aux outils de solvabilisation des ménages, « c’est le risque

sociologique symbolisé par la quête de mixité sociale qui devient la question centrale »

(Toubon 1998). De l’aveu de certains agents locaux des organismes d’HLM, les critères de la couleur de peau ou du patronyme des candidats priment sur les critères légaux d’attribution des logements (Kirszbaum 1999). La hiérarchisation des candidatures ne se ferait plus entre individus mais entre groupes : « Européens et Asiatiques passent avant les Marocains,

Tunisiens, Algériens, Turcs et Africains noirs. Mais les Kabyles passent avant les Arabes... »,

observe H. Vieillard-Baron (1998). Une autre enquête auprès des acteurs locaux de l’habitat évoque une « échelle de non-désirabilité construite sur l’origine géographique et la couleur

de peau des candidats » (Tissot 2005). Tout un vocabulaire s'est constitué localement pour

euphémiser l'exclusion de certains groupes, par exemple celui des « seuils » à partir desquels une situation dégénérerait en conflits interethniques ou de voisinage (Vieillard-Baron 2002). Mais ces pratiques étant proscrites par la loi, les agents locaux font appel à des « normes

implicites » ou « inavouées » de gestion, connues d’eux seuls (Warin 1996). « Tout se passe donc comme si la "mixité sociale" était devenue, dans la pratique, le nouveau nom du "seuil de tolérance" », mais « il faut parler à mots couverts, ce que permet justement le terme de "mixité sociale"

,

écrivent P. Tévanian et S. Tissot (2003). Une telle suggestion figure en toutes lettres, précisent-ils, dans une publication de l’Union des HLM : « Il semble prudent

toutefois, pour éviter tout risque de discrimination, de s’en tenir strictement aux termes utilisés par le législateur : "mixité sociale" » (Actualité HLM 1999).

Il n’y va pas que d’une question sémantique car la norme de mixité, la seule qu’il soit permis d’invoquer, se matérialise par des dispositions visant indirectement à réduire l’accueil des minorités ethniques, comme la limitation des familles nombreuses ou des ménages à faibles revenus, ou par des mesures plus directes comme l’application de la règle du « 1 pour 1 » qui signifie ici que l’on n’accepte de nouveau ménage « étranger » qu’en remplacement d’un autre ménage « étranger ». Cette dernière pratique avait fait l’objet d’une condamnation retentissante de la SCIC, en 1991, dans l’affaire dite Pascal. Il s’agissait en l’espèce du refus d’attribution d’un logement social fondé sur la nationalité du réclamant au motif « qu’un

appartement libéré par un Français doit obligatoirement être reloué à un Français ». Le

responsable de l’unité de gestion avait argué de la nécessaire mixité sociale des quartiers : « Cette prise en considération était nécessaire pour assurer l’intégration harmonieuse des

intéressés dans la société française et éviter la constitution de ghettos dans certains quartiers des grandes villes ». Le tribunal avait estimé que cette pratique caractérisait le délit de

discrimination (SOS Racisme 2002 ; HALDE 2007a).

L'opacité régnante dans les processus d’attribution des logements sociaux installe un environnement propice à ces discriminations. Tout une série de dysfonctionnements techniques nuisent en effet à la transparence des attributions, en même temps qu’ils confèrent une liberté de manœuvre aux organismes HLM vis-à-vis des réservataires. C. Bourgeois a montré que ce défaut de transparence était un trait commun à l’ensemble des organismes d’HLM qu’ils soient publics ou privés (Bourgeois 1996). Mais l’action des organismes d’HLM s’insère dans un jeu complexe de relations avec des partenaires territoriaux que sont l’État et les collectivités locales, dont plusieurs recherches de terrain ont décrit les conséquences discriminatoires. Il importe en effet de remarquer à l’instar de P. Simon (2003) que la construction des « immigrés » comme « catégorie à risque » de la gestion locative n’est pas seulement devenue centrale dans les normes de gestion des organismes HLM, mais qu’elle a fini par « saturer les représentations des pouvoirs publics et des élus » selon une logique de « discrimination probabiliste », la réunion d’un ensemble d’informations négatives sur un groupe conduisant à rejeter les ménages que l’on rattache à ce groupe. Pour les élus locaux qui arguent du coût social de la spécialisation de leur ville dans l’accueil des « immigrés » alors que d’autres communes n’en accueillent que très peu, la mixité sociale sert ainsi de justification à des stratégies de fermeture (HCI 1998)146.

La focalisation des pouvoirs publics sur les phénomènes d’ethnicisation de l’espace résidentiel et l’officialisation des « politiques de peuplement » qui en a résulté, ont contribué à délégitimer la présence des familles « immigrées », non seulement là où elles sont accueillies, mais aussi dans les territoires où elles sont absentes (Tanter, Toubon 1995). En conséquence, des stratégies de préservation des secteurs « protégés » cherchent à éviter une éventuelle

146 Dans le champ du logement social, le principal moyen d’exclure les candidats « allogènes » repose sur

l’enregistrement des seules demandes de logement émanant des résidents communaux, ou sur un critère d’ancienneté dans la commune, tous deux illégaux (Daadouch 2000). Les « immigrés » ayant une probabilité plus grande de ne pas remplir ces clauses, ils sont les principales victimes de cette méthode de discrimination indirecte. Sur le marché privé, les rapports précités de Sos Racisme (2002) et du CNH (2005) évoquent aussi l’usage abusif du droit de préemption par des maires cherchant à empêcher une vente à raison de l’origine de l’acquéreur. Voir aussi Depriester et Genest (2001).

dépréciation liée à l’accueil de ces ménages (Simon 1997 ; Lelévrier 2001). Alors que la plupart des quartiers d’habitat social continuent d’enregistrer une demande soutenue des ménages « immigrés », signe que l’obtention d’un logement social est pour elles un besoin prioritaire avant toute autre considération, ces pratiques et les représentations qui les sous- tendent pèsent à l’évidence sur leurs parcours résidentiels, (Simon 2003). Dans son rapport précité, le GELD avait rassemblé tous les indicateurs disponibles de cette inégalité : sur- représentation de certains groupes d’immigrés (ou supposés tels) dans le parc social dégradé, insatisfaction très forte de ces groupes vis-à-vis de leur du logement, temps d’attente beaucoup plus longs pour accéder un logement social, autoperception aiguë des discriminations, sentiment d’être victimes du pouvoir discrétionnaire de certains agents d’accueil, etc. ; l’exploitation des fiches de signalement du « 114 » était très révélatrice de ces inégalités, qu’elles soient réelles ou seulement ressenties (Kirszbaum, Simon 2001).

Les ménages originaires d’Afrique sub-saharienne semblent les plus pénalisés, alors même que la spécificité de leurs besoins en logement est reconnue (Boudimbou 1999 ; Lacharme et al. 2001). Une recherche de C. Poiret (1996) est venue souligner la force de préjugés et stéréotypes culturalistes qui fondent la réticence à les accueillir dans le logement social. C’est donc sur des logements de médiocre qualité, loués au prix fort sur le marché privé (Damon 2004), dans des copropriétés dégradées (Berrat, Pougnet-Place 1995 ; Poiret 1996) ou dans des squats (Bouillon 2003) que ces familles exclues du logement social sont contraintes de se reporter. Mais paradoxalement, la prévalence de la mixité sur le droit au logement qui peut être constatée localement dans les procédures d’attribution, n’est pas venue à bout des regroupements résidentiels de minorités ethniques. Les stratégies de bailleurs et de villes qui établissent une hiérarchie des programmes HLM et des quartiers en fonction de leur valeur foncière et immobilière, de leur localisation et de leur occupation, renforce au contraire la spécialisation ethnique de certains territoires en encourageant des stratégies de regroupement des « immigrés » dans ces secteurs « sacrifiés » car jugés non récupérables (Vieillard-Baron 1998).

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