• Aucun résultat trouvé

La lutte contre les « ghettos » comme plus petit dénominateur commun idéologique

1. États-Unis : Entre mobilité volontaire et dispersion contrainte

2.2 Le consensus national sur l’éradication des « ghettos » par la rénovation urbaine

2.2.3 La lutte contre les « ghettos » comme plus petit dénominateur commun idéologique

L’ANRU demande aux acteurs locaux de respecter la règle du « 1 pour 1 » (un logement social reconstruit pour un logement social démoli), mais l’agence insiste pour que leur reconstruction se fasse en dehors des ZUS dans une logique de déconcentration. En pratique, cependant, les logements sociaux sont le plus souvent reconstruits là où se trouve du foncier immédiatement disponible, c'est-à-dire sur le site même des démolitions ou dans d’autres secteurs des municipalités concernées (CNH 2007). Et comme les relogements sont le plus souvent pris en charge par le bailleur social concerné par la démolition, ils se font à l’intérieur même de leur patrimoine. Dans la synthèse d’une dizaine de travaux menés entre 2004 et 2007 dans une vingtaine d’opérations de rénovation urbaine, C. Lelévrier indique que « le

relogement dans le patrimoine du bailleur d’origine demeure une tendance lourde ». La

même étude montre que dans la moitié des opérations, ce sont plus de 80 % des ménages qui restent dans leur commune d’origine, avec une pointe à 93% dans les sites franciliens pris en compte ! Outre le souhait majoritaire des ménages de rester dans leur commune, la

localisation du patrimoine des bailleurs qui démolissent ne joue pas en faveur de la dispersion. Là où des accords sont passés entre différents bailleurs, les limites communales sont rarement dépassées. Et même lorsque ces accords sont passés à l’échelle d’agglomérations (comme à Lyon ou Lille), les ménages n’en sont pas moins relogés de façon très majoritaire dans la même commune (Lelévrier 2008).

La reconstitution des logements sociaux à l’échelle communale a certes l’avantage de combattre les velléités de certains maires d’alléger le poids du logement social sur leur territoire, mais elle n’autorise aucun rééquilibrage intercommunal (CGPC 2003). R. Epstein suggère que l’option communale a en fait été privilégiée pour lever les préventions des maires des autres communes agglomérées face à des opérations « susceptibles d’organiser le

transfert vers leur territoire de populations non désirées » (Epstein 2007). C’est que le

principe de mixité est plus facile à appliquer dans les quartiers pauvres, où il est plus facile de changer la nature des logements, que dans les communes riches. Contrairement à la loi SRU, les projets de rénovation urbaine procèdent en effet d’une contractualisation avec les collectivités locales, l’État pouvant exercer un contrôle plus efficace sur celles-ci en modulant l’octroi des financements (Jacquot 2004). Malgré ses réserves historiques, la droite a certes fini par se rallier à cette idée chère à la gauche de mieux répartir les logements sociaux entre les communes, malgré diverses tentatives (émanant selon les cas de l’Assemblée nationale ou du Sénat) de vider de sa substance le fameux article 55 de la loi SRU. Ce qui a fait dire à la Fondation Abbé Pierre que le quota de 20% de logements sociaux est « une norme

contestée… qui s’enracine » (Fondation Abbé Pierre 2006). Mais une ancienne responsable

nationale de la politique de la ville témoigne d’un relatif désintérêt du ministre de l’époque pour cette dimension de la mixité sociale :

« J’ai entendu Borloo dire aux maires qu’ils rêvaient s’ils pensaient changer la composition de leur population avec la rénovation urbaine. Mais un quart d’heure plus tard, il affirmait que l’immobilier allait changer la population, sans toutefois préciser où iraient les gens. L’objectif de mixité sociale, c’est clairement de faire venir d’autres gens. Mais si Borloo a réfléchi à ce qui se passe dans l’œuf, il se fout de ce qui se passe autour de l’oeuf. En fait, à son arrivée du moins, il n’était pas convaincu par l’article 55 de la loi SRU ».

La droite est donc venue sur le terrain de la gauche de la même façon que celle-ci est venue sur le sien en donnant son assentiment à une politique de rénovation urbaine qui fait pourtant l’impasse sur les mécanismes de rééquilibrage entre communes. Tout se passe comme si l’objectif de mixité « sociale » dans les quartiers de minorités s’était imposé comme une cause exigeant l’unité des forces politiques nationales, parce qu’elle touche au cœur du « vivre ensemble » républicain. La proximité des discours de justification des deux ministres

successifs de la Ville, C. Bartolone et J.-L. Borloo, rend compte de cette convergence idéologique :

« La politique de la ville que j’anime au sein du gouvernement a pour ambition de faire que la ville du XXIème siècle soit celle du vivre ensemble, une ville qui dépasse les fractures sociales et ethniques »163 ; « Chacun, quels que soient ses origines, son

lieu de résidence et son statut social doit se sentir appartenir à la même communauté de vie et de destin »164 ; « Le renouvellement urbain doit renforcer la République, pour

que chacun se sente concerné par les trois mots de la devise inscrite au fronton des mairies »165.

« Faire des quartiers en difficulté de vrais quartiers de ville, et de populations aujourd'hui marginalisées des citoyens à part entière, telles sont les ambitions du programme national de rénovation urbaine. (…) C’est dans cet esprit que l’État et l’ANRU agissent pour permettre aux élus locaux, qui sont en première ligne, de mener à bien une tâche lourde, exigeante mais exaltante, pour permettre un retour de ces quartiers dans la République »166.

Ainsi, le renouvellement urbain et la rénovation urbaine s’affirment-ils indirectement comme des politiques d’intégration des « immigrés », à travers la dénonciation de la coupure entre les quartiers, leurs habitants et la République, une situation assimilée à celle du « ghetto ». Depuis

le début des années 90, le ghetto est un terme codé qu’utilisent les responsables publics pour désigner les regroupements résidentiels d’immigrés (ou supposés tels) et signifier l’échec de leur intégration. Qu’est-ce qu’un ghetto, selon cette vulgate, sinon l’inverse même de l’intégration républicaine, c'est-à-dire une situation urbaine marquée par des relations exclusives de l’individu avec son groupe d’appartenance, par sa soumission aux règles particulières de ce groupe et, finalement, par un défaut d’allégeance à la communauté nationale ? Le quartier « ghetto » est une métonymie de la « communauté », au sens que lui donne le discours républicain, celui d’une organisation faisant obstacle à l’émancipation sociale des individus. Avec le renouvellement urbain puis la rénovation urbaine, les minorités ne devraient plus s’identifier à une communauté particulière, mais à la ville elle-même envisagée comme une communauté transcendante qui n’est autre que la République (Kirszbaum 2004a).

La peur hexagonale des « ghettos » et des « replis communautaires » signale une radicalisation des tendances assimilationnistes du modèle français d’intégration, perceptible à la fin des années 80, dans un contexte de crispation des discours publics sur l’identité

163 Source : Rencontre nationale des GPV, le 14 décembre 2000. 164 Source : Conseil interministériel des villes, relevé de décisions, 1998. 165 Source : Rencontre nationale des GPV, le 10 décembre 1999.

166 Source : « Réussir la rénovation des grands ensembles », In Masboungi A. (dir.), Régénérer les grands ensembles, Editions de la Villette, 2006.

nationale (Simon 1997). Concomitante de la montée en puissance de la rhétorique républicaine, la promotion de la mixité sociale illustre l’épuisement de la thématique du « droit à la différence ». C’est ainsi que le « droit à la ville » des années 60-70 envisageait l’urbain comme l’expression des diversités, alors la loi d'orientation pour la Ville tend au laminage des différences en faisant du mélange un impératif (Rudder 1991). Le risque de discrimination induit par ce glissement de signification a conduit la HALDE à recommander à l’autorité publique de « reconsidérer la notion de mixité sociale en lui donnant une assise

juridique ne permettant pas une interprétation locale discriminatoire. Une définition fondée sur la notion de diversité devrait lui être préférée. Elle devrait s’inscrire dans une conception renouvelée de l’idéal républicain et une vision dynamique de reconnaissance des différences, dépassant les critères socio-économiques » (HALDE 2007a).

Après avoir épousé un temps les thèses multiculturalistes, la politique de la ville a donc fini par associer la mixité sociale au thème de la citoyenneté républicaine qui, appliquée à l’urbain, ne peut se réaliser que si les minorités sont dispersées et s’intègrent sur un mode strictement individuels (Kirszbaum 1999). Selon F. Dubet, tant que l’absence de mixité était ouvrière, elle était supportée et même valorisée, « mais lorsqu’il a été question des Arabes, on

n’a plus été dans la rhétorique de classe, mais dans une rhétorique nationale ! » (Dubet

2004). L’entreprise de « désethnicisation des cités » (Jaillet 2005) est cependant loin d’être récente. Dès l’après-guerre, la sur-représentation des immigrés dans les quartiers populaires avait été érigée en problème public par certaines municipalités communistes qui dénonçaient la responsabilité de l’État et du patronat, avant que l’objectif « d’équilibre des populations » soit plus largement partagé par les maires des communes abritant ces quartiers (Masclet 2003). Des circulaires des années 70 étaient motivées par le souci de rendre invisibles les populations nord-africaines dans une France encore traumatisée par la guerre d’Algérie (Belmessous 2005) ; les projets engagés localement au titre du programme « Habitat et vie sociale » étaient eux aussi dénués d’ambiguïté quant à l’objectif poursuivi (Tanter, Toubon 1999). Mais devant l’inefficacité devenue patente de la politique de « containment », laquelle avait permis de tenir un temps ces populations à distance du reste de la ville, la montée du thème de la mixité sociale, à la fin de la décennie suivante, reflète désormais un souci d’ordre public (Donzelot 2006). Souci d’ordre public, car toute concentration sur une partie du territoire d’une population présentant une singularité signifierait une menace directe à l’encontre de la souveraineté nationale, laquelle se définit par le territoire qu’elle occupe (Donzelot, Mével 2001).

Outline

Documents relatifs