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1. États-Unis : Entre mobilité volontaire et dispersion contrainte

1.2 Déconcentrer la pauvreté : égalisation, gentrification et dispersion

1.2.4 Hope VI : un programme de gentrification color-blind

L’émulation des riches sur les pauvres (ou des moins pauvres sur les plus pauvres) est une idée ancienne (Sarkissian 1976), mais son actualisation par W. J. Wilson a donc fourni la base conceptuelle des politiques de déconcentration de la pauvreté engagées dans les quartiers d’habitat social américains à partir des années 90. Précédée de celui de Wilson sur les « vrais défavorisés » de l’Amérique (1987), la publication simultanée, en 1991, de deux ouvrages très médiatisés d’A. Kotlowitz et N. Lemann a précipité le choix d’une nouvelle politique fédérale, sans doute la plus drastique depuis la rénovation urbaine des années 50. Si leurs descriptions sont loin d’être représentatives de la situation d’ensemble du parc social américain50, ces deux livres très médiatisés peignaient un tableau saisissant du désastre social

qu’étaient les projects de la ville de Chicago, ces grands ensembles massifs et hideux, infestés par les gangs et le trafic de drogue(Kotlowitz 1991 ; Lemann 1991).

Le terrain politique avait été préparé par une Commission bi-partisane sur « les logements sociaux en situation de misère extrême »51. Créée par le Congrès, en 1989, elle avait pour

mission d'établir un diagnostic et proposer des solutions. Remis en 1992, son rapport indiquait que 80% des résidents du logement social avaient un revenu inférieur au seuil officiel de la pauvreté et que cette proportion s’était notablement accrue dans la décennie précédente ; rappelant la façon dont ces habitants étaient livrés à eux-mêmes, abandonnés y compris par les institutions en charge des plus démunis, elle suggérait que la fraction du parc cumulant les problèmes les plus aigus (estimée à 86 000 unités de logements) fasse l’objet d’un traitement approfondi et global. En réponse à ces recommandations, le Congrès à direction démocrate a autorisé un programme expérimental dès 1992. Cet Urban Revitalization Demonstration Program a été généralisé l’année suivante avec une nouvelle appellation : Housing Opportunities for People Everywhere, connu comme Hope VI. Le chiffre « VI » a été choisi

50 Ses habitants sont globalement très pauvres, mais le patrimoine social est souvent de taille modeste et ne

s’apparente pas partout, loin s’en faut, aux « ghettos verticaux » et monoraciaux des plus grandes villes, où le travail a déserté et où le crime prospère (voir Goering et al. 1997).

pour marquer la continuité avec différents programmes intitulés « Hope » et initiés par l’administration Bush (père).

Après des années de repli de l’État fédéral sous les administrations républicaines, Hope VI se distingue par le consensus politique et les moyens très conséquents dont il a bénéficiés. Grâce à lui, près de 6 milliards de dollars fédéraux ont été injectés dans les sites sélectionnés, auxquels s’ajoutent quelques 10 milliards provenant d’autres sources fédérales, locales ou privées. Le programme est encore actif, même si l’administration Bush (fils) a demandé sa suppression au Congrès, non par opposition de principe, mais en faisant valoir les lenteurs de sa mise en œuvre. Mais grâce à ses fervents soutiens -démocrates mais aussi républicains modérés- il a été préservé moyennant une baisse des crédits. Contrairement aux programmes de dispersion et de développement communautaire qui portent l’empreinte des années 60 et ne sont guère prisés -c’est un euphémisme- par les Républicains, la volonté d’éradiquer les lieux les plus « pathologiques » des villes n’a suscité aucune controverse idéologique. Chacun pouvait s’y retrouver : les conservateurs parce qu’ils voyaient dans le destin du logement social la confirmation d’une faute originelle, celle de l’intervention de l’État dans le domaine du logement ; la gauche parce que sa réforme radicale était l’unique moyen de sauver les logements sociaux existants qui, malgré tous leurs défauts, remplissaient une fonction sociale. Parmi les nombreuses innovations introduites par Hope VI, la facilitation des démolitions est sans doute la plus spectaculaire. Elles étaient pratiquement interdites jusque-là en raison d’une réglementation très contraignante. Historiquement très réticent face aux demandes réitérées des certaines autorités locales de pouvoir démolir, l’agence fédérale du logement y a donc fait droit, même si Hope VI a rendu ces démolitions seulement optionnelles, les autorités locales du logement social (public housing authorities) soumettant un projet au HUD pouvant proposer de simples réhabilitations ou restructurations. Plusieurs des premiers projets Hope VI n’envisageaient d’ailleurs aucune démolition. Mais l’engouement pour cette méthode de rénovation a grandi au fil des ans, une ligne de financement intitulée « demolition only » ayant d’ailleurs été créée par la suite dans le cadre d’Hope VI. Engagée dans une profonde réforme managériale interne, le HUD s’est même fixé, à partir de 1996, un objectif de 100 000 démolitions à réaliser à l’horizon 2003, et a inscrit le nombre de démolitions au titre de ses indicateurs annuels de performance ! Si l’on intègre les démolitions projetées mais non encore réalisées à ce jour, le chiffre de 100 000 a non seulement été atteint, mais largement dépassé. Légitimée par la perception unanimement négative des tours et barres les plus emblématiques, comme celles de Chicago ou Baltimore, l’emballement politique et bureaucratique en faveur

des démolitions a fini par emporter dans son sillage un patrimoine social de taille modeste, localisé dans des villes moyennes, comme celle que nous avons étudiées (voir infra 1.3). La mixité des revenus est l’autre étendard de la rénovation urbaine de ce tournant du siècle. Avant que la mixité en devienne le principe cardinal, les concepteurs du programme Hope VI avaient imaginé que les habitants retourneraient, pour la plupart, dans leur quartier d’origine (Comey 2007). Là aussi, le programme a été infléchi au bout de quelques années. La plupart des projets initiaux se contentaient de remplacer les logements sociaux dégradés par des logements sociaux neufs. A partir de 1996, la production de logements privés dans les sites en rénovation est devenue une priorité du HUD qui souhaitait banaliser ces quartiers dans leur environnement et y attirer une clientèle élargie, avec l’avantage ultime d’une moindre sollicitation des deniers publics car les fonds fédéraux étaient insuffisants pour reconstruire la totalité des logements détruits. Dans les sites en rénovation urbaine, les autorités locales du logement ont été fortement incitées à recourir à des fonds privés dans le cadre d’une « mixed-

finance rule » introduite en 1996 et renforcée par la loi de 1998 sur le logement social, de

même qu’elles peuvent s’appuyer sur des opérateurs privés, appelés third parties, pour produire et gérer des logements mixtes (Wexler 2000).

Les attendus du programme Hope VI l’affichent sans détour : les logements doivent être reconstruits ou rénovés dans le souci « d’éviter ou de diminuer la concentration de familles

très pauvres ». Inspirés des recommandations de la Commission « les logements sociaux en

situation de misère extrême », les critères de sélection des quartiers ne font pas mention de la ségrégation raciale, mais de problèmes sociaux et urbains endémiques. Parmi ces critères définissant des logements sociaux « en grande détresse » figurent notamment : l’occupation prépondérante des logements par des familles à très faibles revenus, sans emploi ou dépendantes de l’aide sociale ; une criminalité élevée ; des services collectifs et un tissu associatif déficients ; des conditions d’habitat très détériorées et ne répondant plus aux normes. Le silence officiel sur la finalité de déségrégation raciale impartie au programme Hope VI paraît s’expliquer par la difficulté où se trouvent les acteurs publics pour évoquer ouvertement cette question dans un contexte de reflux généralisé des politiques race-

conscious. Tous nos interlocuteurs confirment ce point :

« Il n’est en aucune façon possible de parler publiquement de la race à propos du programme Hope VI ». (évaluateur)

« On ne parle plus que de revenus dans les politiques publiques. Il est difficile de trouver un seul programme significatif qui soit basé sur un critère racial ». (association de promotion du logement abordable)

« On n’a jamais évoqué la dimension raciale de la mixité dans le logement car c’est un sujet qui n’est pas facile à évoquer ; on parle de classes, mais pas de races ». (HUD) « Même s’ils ont un agenda racial, les politiques ne le diront jamais, c’est trop chargé symboliquement ». (HUD)

Cette préoccupation ne pouvait être entièrement absente du programme Hope VI, dernier avatar de la longue histoire des politiques de déségrégation raciale aux Etats-Unis. Des commentateurs ont ainsi vu dans son approche racialement neutre « une utilisation du revenu

comme équivalent (proxy) tacite de la race » (Pindell 2003). Un responsable du HUD au

moment du lancement du programme Hope VI décrit une stratégie à double détente dans laquelle l’économie peut éventuellement favoriser l’intégration raciale :

« Cisneros est venu à Chicago et il a vu que seuls 1% des habitants travaillaient ! C’était l’enjeu numéro un : faire venir des role models. Il n’y avait pas d’approche raciale de cette question. Le premier étage, c’est la diversité économique au sein de la communauté noire. Dans un second temps, cela peut conduire à une intégration raciale si les quartiers s’améliorent et que les yuppies arrivent ».

Mais aucun de nos interlocuteurs nationaux ne confirme cette hypothèse de la mixité des revenus comme substitut d’un objectif de mixité des groupes ethno-raciaux à l’échelle des quartiers à rénover, ou alors seulement à titre d’expectation latente de certains acteurs en charge du programme, jamais évoquée au demeurant dans un cadre collectif :

« Certaines personnes ont pu envisager la mixité des revenus comme un équivalent de la race au début du programme, car race et pauvreté se recoupent. Mais c’était une attente informulée ». (responsable du programme Hope VI au sein du HUD)

« Je ne peux me souvenir d’aucune discussion sur la dimension ethno-raciale de la mixité ». (ancien responsable du HUD)

« Je ne me souviens pas d’une seule conservation où l’on a parlé d’autre chose que déconcentrer la pauvreté ». (un autre ancien responsable du HUD)

D’autres sont plus affirmatifs encore, rejetant frontalement toute intentionnalité :

« Je ne pense pas qu’on a jamais voulu créer de la diversité raciale à travers les projets Hope VI ». (HUD)

« Il n’y a jamais eu l’intention d’avoir une diversité raciale derrière la mixité des revenus ». (évaluateur)

« L’intention est seulement économique, c’est d’obtenir une déconcentration de la pauvreté ». (association nationale de bailleurs sociaux)

Un expert travaillant pour le HUD à l’époque où a été conçu le programme Hope VI confirme que ses responsables ne nourrissaient aucune attente à court terme sur la mixité des revenus comme levier d’attraction de ménages blancs dans les quartiers de minorités :

« Ni Cisneros ni son prédécesseur n’avaient la moindre attente d’une gentrification par les Blancs, ou alors de façon très marginale. Il n’y avait aucune hypothèse sur le fait que ce programme conduirait à une gentrification significative, car il s’agissait seulement de rendre ces quartiers vivables. Ces gens connaissaient très bien les

processus urbains et ne pouvaient imaginer un effet important sur les caractéristiques de la ségrégation raciale. Mais ils pensaient qu’il y aurait un impact sur les caractéristiques économiques de ces quartiers ».

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