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1. États-Unis : Entre mobilité volontaire et dispersion contrainte

1.1.5 La déstabilisation des politiques race-conscious

La période des années 90 peut faire l’objet de deux lectures contradictoires. D’un côté, l’administration Clinton, en rupture avec les administrations précédentes, s’est fortement mobilisée sur un agenda de déségrégation résidentielle. La nomination à la tête du HUD d’un homme politique hispanique alors très en vue, Henry Cisneros, a coïncidé avec ce changement. Un nouveau Romney prenait les rênes du HUD, mais avec cette fois le soutien du président. Cisneros voulait faire de la déségrégation résidentielle une priorité centrale de son ministère, rappelant en toute occasion la responsabilité historique de son administration en la matière (Achtenberg 1995). A ses yeux, chaque grande ville américaine devrait se doter d’un programme de type Gautreaux33. Mais d’un autre côté, les initiatives gouvernementales

visant à attaquer la ségrégation en utilisant des classifications raciales (que ce soit pour la sélection des quartiers où sont construits les logements, le ciblage géographique des programmes de mobilité résidentielle ou dans le cadre des plans de marketing équitable) se sont trouvées fragilisées par la suspicion croissante entourant les actions dites race-conscious, plus encore dans un contexte de domination politique des Républicains au Congrès. Un point confirmé par différents acteurs nationaux :

« Cisneros a fait beaucoup de déclarations sur l’intégration raciale et la lutte contre les discriminations dans le logement, mais tout ce qui était racial était trop chargé de sens. Avec l’élection d’un Congrès républicain en 1994, tout a dû être repensé pour plaire aux Républicains ». (responsable d’une association nationale de défense du logement abordable)

« L’intégration raciale n’était pas vraiment une priorité de l’administration Clinton. Cisneros pensait que la concentration de la pauvreté était un désastre, il était favorable à des outils de type Gautreaux, mais sans la dimension raciale. Avec le reflux de l’affirmative action, il est devenu de plus en plus difficile de se référer à la notion d’équilibre racial dans quelque programme que ce soit ». (responsable de la recherche au HUD, sous l’administration Clinton)

Un ancien responsable du HUD confirme la nécessité d’adopter un langage codé pour éviter les références directes à la dimension raciale de la déségrégation :

« On utilise la notion de quartier à faible taux de pauvreté (low poverty areas) comme une expression codée. On sait qu’il y aura plus fréquemment une diversité raciale. On a ça en tête, mais on ne peut pas le dire comme tel ».

En pratique, le HUD a surtout évolué, durant la dernière décennie, dans sa manière d’appréhender les procès qui lui étaient intentés par des groupes d’habitants demandant réparation contre les dommages causés par sa politique passée en matière de localisation et

33 Selon des propos rapportés par J. DeParle, An Underground Railroad From Projects to Suburbs , New York

d’attribution des logements sociaux. Jusqu’alors, l’attitude de l’agence fédérale avait été obstructionniste. Elle soutenait par exemple que le Fair Housing Act ne s’appliquait pas aux actes des autorités locales du logement antérieurs à 1964. Sans compter la faible capacité du contrôle du HUD sur les choix de gestion des 3000 autorités locales du logement social recevant ses financements (Allen 2002), en particulier sur la conformité de leurs actes avec le Fair Housing Act. Renversant la position antérieure du HUD, l’agence fédérale a opté, à partir de 1993, pour des mesures de réparation des discriminations liées aux politiques ségrégatives antérieures quand il se trouvait attaqué conjointement avec les autorités locales du logement. Au lieu de nier sa responsabilité historique, elle a accepté de passer des accords amiables (consent decrees) avec les plaignants dans une douzaine de métropoles (Popkin et al. 2003). Mais les décisions judiciaires imposant des remèdes racialement neutres ont elles-mêmes gagné du terrain depuis les années 90. Un chercheur à l’Urban Institute estime qu’une « décision comme Gautreaux serait impossible aujourd'hui ». Un responsable du HUD ajoute que « les consent decrees reposant sur des remèdes raciaux sont un peu passés de mode

aujourd'hui ». S’il n’a jamais été question de quotas au bénéfice des minorités, la

jurisprudence de la Cour suprême a en effet conduit les juges locaux à adopter une attitude prudente pour décider de solutions à la fois efficaces et respectueuses du principe de color-

blindness (Weiss 2007). Avec la décision City of Richmond v. Croson de 1989, et plus encore

avec la décision Adarand v. Pena de 1995, la Cour suprême a fortement renforcé l’encadrement juridique de ces mesures, jugeant que toutes les préférences individuelles fondées sur un critère ethno-racial devaient être soumises à un « examen minutieux » (strict

scrutiny). Plus récemment, dans Grutter v. Bollinger (2003), la Cour suprême a considéré que

l’usage de catégories raciales « n’était constitutionnel que s’il était étroitement ajusté

(narrowly tailored) à la quête d’un intérêt public impérieux (compelling public interest) »,

précisant que la recherche de la « diversité » dans l’enseignement supérieur devait rester informelle et ne pas donner lieu à l’octroi automatique d’un avantage quantifié prédéfini aux membres des minorités ethno-raciales sous-représentées (Sabbagh 2004).

S’il n’est guère question de préférences individuelles dans les politiques du logement, les actions de déségrégation race-conscious sont directement affectées par cette doctrine. Ainsi, après que la Cour Suprême se soit dessaisie dans l’un des « accords amiables » des années 90, la Cour fédérale du cinquième circuit a condamné, en 1999, la simple évocation de la race par une cour de district (de degré inférieur). Elle s’est rangée en l’occurrence aux arguments d’une association de propriétaires blancs de la banlieue de Dallas qui voulait empêcher la

construction de deux programmes de 40 logements sociaux ordonnés par une décision de première instance dans des territoires où « les Blancs étaient prédominants »34. Invoquant la

clause d’égale protection du XIVème amendement de la Constitution, les propriétaires contestaient la classification raciale des territoires-cibles et la perte des valeurs immobilières qui découlait, selon eux, de l’application des mesures de déségrégation. Alors même qu’aucun individu ne faisait l’objet d’une classification raciale, la Cour d’appel leur a donné raison considérant que le plan de déségrégation n’était pas « étroitement ajusté » (narrowly tailored) à la correction des effets des discriminations du passé et que cette solution risquait de porter préjudice aux propriétaires en diminuant la valeur de leur bien et en augmentant la délinquance et les troubles à l’ordre public dans leur quartier. La Cour a estimé que la distribution d’allocations logement de type Section 8 (cf. supra), racialement neutres, était plus appropriée pour corriger les discriminations du passé ; elle a également autorisé la construction de logements aidés dans des territoires définis par un critère économique, lesquels territoires se sont finalement avérés très semblables à ceux qui étaient initialement envisagés. Cette décision est pour l’heure isolée, et le fait d’appliquer un examen minutieux à une décision judiciaire -et non à une politique publique décidée par une entité législative ou administrative- qui de surcroît n’accorde aucune préférence individuelle, paraît beaucoup plus restrictif que la doctrine actuelle de la Cour suprême (Tegeler à paraître). Mais cette affaire représente néanmoins un défi pour les défenseurs des mesures de déségrégation résidentielle

race-conscious.

Sur le marché privé du logement subsistent des pratiques dites de « préservation de l’intégration » (integration maintenance), mais elles doivent avoir un caractère seulement incitatif pour éviter de tomber dans l’illégalité. Il s’agit d’initiatives de municipalités qui prennent en compte les appartenances ethno-raciales des candidats à l’achat d’un logement et, moins souvent, aux candidats à la location, de même que les caractéristiques ethno-raciales des quartiers qu’ils envisagent, pour leur « conseiller » (counceling) ou « promouvoir » (marketing) des quartiers spécifiques. L’idée est d’orienter de manière simultanée des ménages blancs vers des quartiers déjà racialement intégrés pour éviter leur reségrégation, et des ménages noirs vers des quartiers à majorité blanche pour y susciter un mouvement de déségrégation. Ces pratiques utilisent le procédé du steering mis en oeuvre de façon illégale

par des agences immobilières35, mais à des fins opposées : le steering est illégal s’il consiste à

orienter les candidats vers les quartiers où leur groupe ethno-racial est déjà sur-représenté et à ne pas leur donner d’information sur les autres quartiers ; il est ici utilisé dans un but d’intégration et se voit donc qualifié de benign steering. Tandis que le benign steering est constitutionnel, car il n’a qu’un caractère incitatif, les benign quotas sont eux considérés comme inconstitutionnels car ils possèdent une dimension coercitive (Harvard Law Review Association 1980).

Ces efforts conscients et délibérés de certaines localités pour équilibrer la composition ethno- raciale des quartiers reposent sur l’observation que les choix spontanés des ménages alimentent la ségrégation (Nyden et al. 1998 ; Orfield 2006). Les barrières de la discrimination ont en effet conduit les minorités à chercher des logements dans les quartiers de minorité ou en train de le devenir. Mais dès lors qu’un quartier est perçu comme ouvert aux minorités, il se trouve bientôt investi par celles-ci et les ménages blancs ont tendance à le fuir. Telle est du moins l’hypothèse, formulée de longue date, sur l’existence de « points de basculement » ou « seuils de tolérance » (tipping points) à partir desquels la proportion d’un groupe minoritaire entraînerait la fuite des membres du groupe majoritaire (Duncan, Duncan 1957 ; Grodzins 1957 ; Schelling 1972). Ces tipping points découragent les municipalités où les minorités sont peu présentes de s’ouvrir à elles. Celles qui sont prisées par les minorités ou qui souhaitent développer une véritable politique de fair housing sont confrontées à un dilemme, car mettre en avant leur caractère « ouvert » conduirait tôt ou tard à une reségrégation.

C’est pour lutter contre ce phénomène qu’un mouvement pour la « stabilisation des quartiers » avait vu le jour à la fin des années 60, dans le prolongement du mouvement des droits civiques (Saltman 1990). L’idée était d’aller plus loin la seule ouverture de quartiers blancs aux Noirs, car cette solution risquait d’être temporaire, si l’arrivée de Noirs était suivie d’une reségrégation. Pour contrer cet effet, des programmes de « préservation de l’intégration » ont donc été initiés. Au départ, certaines municipalités avaient envisagé des quotas d’accueil de minorités pour s’assurer que les Blancs resteraient majoritaires36. Mais

cette idée a été vite abandonnée car elle sous-entendait que les Noirs n’étaient pas les

35 Voir supra 1.1.1.

36 Anthony Downs avait proposé d’instaurer de tels quotas, au début des années 70, mais souhaitait qu’ils soient

définis par des critères économiques afin de surmonter les résistances politiques des banlieues blanches (Downs 1973).

bienvenus. C’est alors que différentes municipalités ont mis au point des programmes race-

conscious, mais de nature seulement incitative, pour encourager les Blancs à s’installer dans

des quartiers noirs et réciproquement.

Cleveland Heights et Shaker Heights dans l’Ohio, South Orange et Maplewood dans le New Jersey, Park Forest et Oak Park dans l’Illinois sont les expériences les plus connues. Leurs dispositifs s’appuient sur le travail d’organisations municipales ou associatives en direction des acteurs du logement, mais aussi des écoles ou des habitants des différents quartiers, afin de renforcer les échanges entre les différentes communautés et dédramatiser l’arrivée de résidents minoritaires (Keating 1994 ; McKenzie, Ruby 2002 ; Lauber 2008). Certains des outils mobilisés dans un souci d’équilibre ethno-racial sont racialement neutres, tandis que d’autres agissent explicitement sur cette dimension. Il s’agit par exemple de la collecte d’informations ethno-raciales sur le profil des quartiers et/ou des demandeurs de logement, ou l’attribution d’avantages financiers quand un individu acquiert un logement dans un quartier où son groupe est sous-représenté. Ce dernier mécanisme est le plus critiqué. Des organisations noires contestent l’hypothèse des tipping points qui induit l’idée qu’un quartier noir est moins désirable qu’un quartier blanc. Ils reprochent aussi les effets discriminatoires de ces pratiques qui favorisent de fait les acheteurs blancs dans des quartiers noirs. La probabilité que des Noirs achètent dans des quartiers blancs, souvent plus chers, est en effet plus faible en raison de leurs revenus plus limités. Des procès ont été engagés à partir des années 80, obligeant certaines collectivités à assouplir les aspects les plus litigieux de leurs dispositifs (Keating 1994). Moins radicales que l’imposition de quotas raciaux, et mieux acceptées par les tribunaux, ces pratiques volontaristes de « préservation de l’intégration » restent donc controversées et juridiquement fragiles.

1.2 Déconcentrer la pauvreté :

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