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1. États-Unis : Entre mobilité volontaire et dispersion contrainte

2.2 Le consensus national sur l’éradication des « ghettos » par la rénovation urbaine

2.2.1 La conversion socialiste aux démolitions

Dans la période où s’élaborait le mot d’ordre du droit à la ville, celle du début des années 90, un thème connexe a commencé à faire florès, celui de la « banalisation » des grands ensembles appelés à devenir « des quartiers comme les autres ». Cette idée est centrale dans le rapport précité d’O. Piron (1990) qui avait pour titre « Les grands ensembles : bientôt des

quartiers comme les autres ». Elle avait inspiré aussi les Assises de la politique de la ville

française, tenues à Bron en décembre 1990, et placées sous ce thème : « Pour en finir avec les

grands ensembles » (DIV, Mission Banlieues 89 1990). Mais dans sa formulation initiale,

l’idée d’en finir avec les grands ensembles n’était pas encore associée aux démolitions comme mode opératoire principal. Si les responsables socialistes de l’époque parlaient de « casser les ghettos », il s’agissait avant tout d’y introduire une mixité « fonctionnelle » et « urbaine » afin de sortir les quartiers d’habitat social de leur mono-fonctionnalité résidentielle152. Tel était

d’ailleurs l’enjeu premier des Grands projets urbains engagés à partir de 1992 et à titre expérimental dans une douzaine de ville. L’intitulé même des Contrats de ville qui succédèrent à partir de 1989 aux Contrats de développement social des quartiers, situait bien l’enjeu pour les responsables socialistes de l’époque et les experts qui leur étaient proches :

passer du quartier à la ville pour faciliter, entre autres, l’accès des habitants des quartiers pauvres aux espaces résidentiels qui leur sont fermés, là où les logements sociaux font défaut. L’articulation de ces contrats avec les dispositions de la Loi d'orientation pour la ville signifiait que l’objectif de mixité sociale allait concerner l’ensemble des territoires, y compris les territoires favorisés (Béhar 1993).

Conçu sous un gouvernement de gauche (mais publié sous un gouvernement de droite), le « dossier-ressources » élaboré par la Délégation interministérielle à la ville (DIV) pour accompagner les acteurs dans la préparation des Contrats de ville de la période 1994-1999 insistait sur la conduite d’une politique « au niveau de l’agglomération, de façon à améliorer

la diversité de l’offre de logements dans chacun de ces quartiers et à faciliter le maintien des populations à ressources modestes en centre-ville ou dans les quartiers valorisés ». A

l’unisson du très remarqué rapport de Jean-Marie Delarue, nommé à la tête de la DIV en 1991, qui jugeait « illusoire » l’objectif de diversification du peuplement dans les quartiers d’habitat social et demandait de « bannir les démolitions avec feu d’artifice et musique

triomphale » (Delarue 1991), le dossier-ressources soulignait que « dans la conjoncture actuelle de pression sur le logement et, au-delà, dans un contexte durable où les logements en question ne sont pas toujours les plus mauvais d’une agglomération, les intentions de démolition doivent être dissuadées » et pourraient être justifiées seulement « à titre exceptionnel »153.

On mesure le chemin parcouru quand différents responsables nationaux socialistes, qui étaient aussi des élus locaux proches du mouvement HLM, ont semblé soudainement acquis, à la fin des années 90, à la nécessité de démolitions massives. La secrétaire d’État au logement du gouvernement Jospin, M.-N. Lienemann déclarait ainsi :

« La France pourra renouer durablement avec le pacte républicain si l'on sait casser les "ghettos" et prévenir le basculement vers le ghetto de certains quartiers. Les Français ont aujourd'hui une image négative du logement social. Celle-ci peut être améliorée, voire transformée par un remodelage radical des espaces urbains dégradés. (…) La première priorité sera d'accélérer considérablement la démolition de certains immeubles ou parties d'immeubles pour remodeler l'habitat, la ville et les quartiers ».154

Comme le relate une ancienne responsable de la DIV, cette méthode était mise en avant par les « politiques » contre l’avis des techniciens de la DIV ou du ministère de l'Équipement :

153 Source : Délégation interministérielle à la ville, Les contrats de ville du XIe plan. Dossier ressources ,

Deuxième édition, décembre 1993.

« Lienemann, Besson et Geindre voulaient démolir, contre la culture de la DIV et même de l’Équipement. Ce dernier ministère était contre les démolitions parce que c’est un ministère qui bâtit et qui a peut-être du mal à reconnaître ses propres erreurs. Les techniciens étaient donc globalement opposés aux démolitions prônées par les politiques ».

L’annonce, à la fin de l’année 1999, de 50 Grands projets de ville (GPV) et 70 Opérations de renouvellement urbain (ORU) allait donner corps à cette la nouvelle orientation politique. Ces procédures étaient la pièce centrale d’un programme national de « renouvellement urbain », ce concept permettant d’enrober les démolitions dans un discours global sur la ville, tout en suggérant une nouvelle méthodologie du traitement des zones urbaines les plus dévalorisées par la création de valeurs foncières et immobilières et le retour aux mécanismes du marché, en appui sur une gamme élargie d’instruments destinés à leur redonner une attractivité (Cavallier 1999 ; Piron 2002 ; Bonneville 2004). Au sens où l’entendait le gouvernement d’alors, le renouvellement urbain faisait écho aux notions en vogue dans divers pays européens et à la Commission européenne de « ville durable » ou de « ville compacte »155. Sur le papier du

moins, les GPV s’apparentaient à ces stratégies urbaines dites « intégrées » consistant à traiter de manière simultanée les enjeux urbanistiques, économiques, environnementaux, civiques et sociaux générateurs de ségrégation dans les villes156. Un grand commis de l’État qui fut l’un

des principaux promoteurs du concept de renouvellement urbain, à la fin des années 90, explique comment cette philosophie de l’action urbaine allait croiser une autre préoccupation, très hexagonale celle-là, celle de la lutte contre les « ghettos » :

« Le renouvellement urbain est né de la volonté d’améliorer la situation des quartiers par des opérations de restructuration urbaine, de lutter contre l’image repoussoir du ghetto ethnique et du communautarisme. L’idée selon laquelle on ne pouvait pas travailler seulement sur les quartiers, mais qu’on devait travailler sur les relations entre les quartiers et la ville n’était pas nouvelle, mais elle progressait face à la constitution symétrique de ghettos de riches et de pauvres qui est l’anti-ville par excellence. La lutte contre le ghetto s’est croisée avec une autre approche liée à la prise de conscience d’un défaut congénital du développement urbain : l’étalement urbain qui fait perdre à la ville sa qualité comme lieu de brassage et de passage. »

De façon plus crue, deux anciens responsables de la politique de la ville, en poste à la fin des années 90, livrent leur témoignage sur l’engouement, non démenti depuis lors, des décideurs nationaux pour les démolitions :

« J’ai parfois entendu à la table de la République l’idée perverse selon laquelle la politique de la ville, dans l’idéal, ce serait le président de la République appuyant sur

155 Dans les GPV, des financements étaient prévus pour traiter les aspects sociaux et économiques des quartiers à

« renouveler ». Sur la mise en pratique de cette approche, voir notre recherche comparée sur les Grand projets de ville et les Empowerment Zones aux Etats-Unis (Kirszbaum 2002).

un bouton pour que quinze barres s’écroulent en même temps. Au fond, ces gens souhaitaient aussi qu’il y ait les gens dedans ».

« Beaucoup de ceux qui prônent les démolitions voudraient bien qu’on laisse les gens dedans ! C’est une façon de se débarrasser d’un abcès mal placé. Ils voient dans les démolitions la possibilité de faire disparaître le problème plutôt qu’une perspective donnée aux gens qui sont là d’être ailleurs ou de trouver sur place d’autres conditions de vie ».

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