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1. États-Unis : Entre mobilité volontaire et dispersion contrainte

1.1.3 Le zonage d’inclusion au nom de l’intégration économique

Le reflux spectaculaire du rôle de l’État fédéral dans la production de logements aidés et la prudence d’un pouvoir politique évitant de prendre des mesures qui lui aurait aliéné les électeurs des banlieues, ont placé les tribunaux et les États en première ligne pour tenter de forcer les barrières protectionnistes vis-à-vis du logement social et abordable. Dans leur collimateur figure notamment un procédé de discrimination indirecte appelé « exclusionary

zoning » qui consiste à adopter des règlements municipaux d’utilisation des sols très restrictifs

pour prévenir l’installation de populations « indésirables », le logement social étant associé aux minorités dans l’esprit des élus et des habitants de ces villes (Danielson 1976)22. Cette

pratique a donné lieu au célèbre procès de Mount Laurel. Dans un premier jugement de 1975, la municipalité de Mount Laurel et l’État du New Jersey (qui avait transféré ses pouvoirs de

zoning aux villes) ont été condamnés, mais laissés libres de choisir leur stratégie pour

développer des logements bon marché. Faute de résultats suffisants, un second jugement rendu en 1983 se voulait beaucoup plus prescriptif. En réponse, l’État du New Jersey a adopté en 1985 un Fair Housing Act obligeant les 567 municipalités de l’État à produire leur « part équitable » (fair share) de logements bon marché, tout en leur donnant la possibilité d’en faire construire la moitié par d’autres municipalités ; une commission était également chargée de déterminer un quota de production de logement abordables pour chaque municipalité et d’approuver leurs plans pour atteindre leurs objectifs (Hughes, Vandoren 1990 ; Haar 1996). Un autre exemple fameux de « zonage d’inclusion » est celui du Comté de Montgomery dans le Maryland. Sous la pression d’associations civiques, et malgré l’opposition farouche d’une partie des habitants, ce territoire de plus de 800 000 habitants, l’un des plus riches des États- Unis, a adopté en 1974 une loi d’aménagement, le Moderately Priced Dwelling Unit, exigeant que tous les projets immobiliers de plus de 50 logements en réservent au minimum 12,5% à destination des ménages pauvres et modestes. Plus de 11,000 logements de ce type ont vu le jour grâce à ce dispositif (Brown 2001).

C’est de leur propre chef ou en réponse à des injonctions judiciaires que différents États (New Jersey, Californie, Floride, Massachusetts, Rhode Island, Connecticut, New Hampshire, Oregon, Vermont, Washington…) encouragent désormais la diversité de l’habitat, soit par des

22 La Cour suprême a quant à elle rejeté la notion de discrimination non intentionnelle en matière zonage

d’exclusion. Dans l’affaire Village of Arlington Heights v. Metropolitan Housing Development Co (1977), elle a jugé que ce zonage ne violait pas la Constitution tant que l’intention de discriminer les minorités ethno-raciales n’était pas prouvée. Mais cette question était jugée en regard de la clause d’égale protection de la Constitution et non pas en regard du Fair Housing Act (Daye 2000).

mécanismes contraignants, éventuellement assortis de quotas de production ou de sanctions financières, soit sur la base du volontariat des municipalités auxquelles sont proposé des mesures incitatives (Mallach 1984 ; Orfield 2006). Les dispositifs contraignants sont souvent assorti eux-mêmes de deux grands types d’incitations adressées aux promoteurs privés : d’une part une aide financière directe (subventions publiques) ou indirecte (crédits d’impôts, prêts à taux préférentiels) ; d’autre part l’assouplissement de la réglementation (dépassement des densités, réduction des délais d’obtention des permis de construire, normes assouplies de construction…) (Dansereau et al. 2002). Si la souplesse est en effet souvent de mise, cette approche n’exclue pas la coercition. Les programmes d’inclusion de la Californie, par exemple, prévoient un seuil minimum de logements abordables à réaliser par les développeurs privés et le paiement d’une amende en cas de carence, ce qui permet de financer des programmes publics de logements destinés aux ménages défavorisés (Calavita et al. 1997). L’hostilité des banlieues blanches au logement social (dans son acception la plus large) relève du syndrome bien connu de Nimby23. Mais ce phénomène n’est pas réductible à de simples

préjugés racistes ou classistes car il procède souvent de la rationalité économique des agents qui redoutent la dépréciation des valeurs foncières et immobilières ou une possible dégradation de la qualité de vie en zone périurbaine. Au lieu de les fustiger à partir d'arguments moraux ou par des mesures uniquement coercitives, des initiatives soutenues par le HUD cherchent à surmonter ces résistances en prenant au sérieux les préoccupations des résidents, en les associant aux projets et en veillant à faire des choix urbanistiques acceptables. Des études ont par exemple cherché à mesurer l’impact réel des programmes de déconcentration du logement abordable sur les quartiers d’accueil -et notamment sur les valeurs foncières et immobilières- afin d’en démystifier les conséquences24.

La difficile coopération de différents acteurs à l’échelle des agglomérations, pour construire des logements sociaux dans les quartiers blancs et favoriser la dispersion résidentielle des minorités, constitue un autre obstacle. Le plus souvent, les autorités locales du logement ont engagé des actions dans leur sphère de compétence territoriale, c'est-à-dire à l’échelle des villes-centres, sans coordination entre les autorités locales du logement de différentes villes. C’est en partie pour répondre à cette enjeu que la question métropolitaine est réapparue sur le devant de la scène politique et intellectuelle à partir des années 90. Pour nombre de partisans

23 Not-in-my-backyard qui signifie littéralement « pas dans mon jardin » ou « pas dans mon arrière-cour ». 24 Voir Galster et al. (1999) ; Galster et al. (2001) ; pour un aperçu synthétique des stratégies visant à surmonter

du « New Regionalism », l’agglomération est le niveau pertinent d’appréhension et de traitement de la ségrégation résidentielle (Orfield 1997 ; Rusk 1999). Mais les concrétisations institutionnelles sont restées limitées (Brenner 2002). Les Councils of Government créés dans les années 7025 n’ont pas survécu au manque de soutien du gouvernement fédéral, et peu

d’agglomérations ont conçu des programmes de « fair share » (Keating 1994). Des logements abordables ont été construits en plus grand nombre à la périphérie des grandes villes, mais ces dernières continuaient de concentrer près des deux tiers des logements sociaux et près de la moitié des logements privés subventionnés par des fonds publics au milieu des années 90 (Newman, Schnare 1997). Et lorsque des logements bon marché ont été construits en dehors des villes-centres, c’est souvent dans des communes de proche banlieue et dans des quartiers qui présentent les mêmes traits que les inner cities.

Là où des logements sociaux ont été effectivement disséminés dans des communes suburbaines, leur profil d’occupation s’avère en outre très différent de celui qui se rencontre habituellement dans les grands ensembles de logements sociaux des villes-centres (Galster, Keeney 1993 ; Preiser, Varady 1998). Le HUD demande certes aux bailleurs recevant des subsides fédéraux de faire des efforts de « marketing » en direction des minorités en établissant des Affirmative Fair Housing Marketing Plans26. Mais cette exigence est loin

d’être partout respectée et ces plans ont une efficacité inégale pour attirer les minorités dans les quartiers blancs ; s’ils s’avèrent trop performants, ils peuvent d’ailleurs compromettre l’équilibre ethno-racial de logements économiquement mixtes qui se spécialisent rapidement sur le plan ethno-racial (Adams 1996 ; Houk et al. 2007).

Il est également possible pour les villes « d’accueil » de persévérer dans la discrimination indirecte en donnant une préférence aux habitants de la commune pour l’attribution des logements bon marché qu’elles construisent (Tegeler 1994) ou en optant pour des résidences sociales destinées aux personnes âgées, qui sont majoritairement des femmes blanches (Goering, Coulibaly 1991). Ainsi, 85% des 580 000 logements subventionnés construits entre 1975 et 1984 sont-ils occupés par des Blancs et 71% par des personnes âgées (Flournoy 1985). On comprend mieux dans ce contexte pourquoi le fameux programme d’inclusion de Mount Laurel, dans le New Jersey, n’a eu qu’un impact dérisoire sur la migration des minorités de la ville vers la banlieue, avec à peine 2% de familles noires venant des centres

25 Voir supra 1.1.2. 26 Voir supra 1.1.1.

urbains, sans compter celles qui y repartent au bout de quelques temps ! (Eisdorfer, Wish 1997). Il faut dire que l’action judiciaire avait été engagée originellement contre la discrimination et la ségrégation raciales, mais que la Cour suprême du New Jersey a proposé un remède en faveur de groupes désavantagés sur le plan économique, au nom du droit au logement reconnu par la constitution du New Jersey. Cette approche était justifiée par la Cour à partir de cette argument : les minorités « ne sont pas les seules catégories de personnes

entravées en raison de règles restrictives d’usage des sols » (Payne 1996). Comme le relève

F. Roisman, les juges ont dû penser « qu’il était habile de déguiser la pilule amère de

l’intégration raciale avec le vêtement de l’intégration économique ». La solution consistant à

changer les règles d’usage des sols dans un sens inclusif, étendue par la suite à l’ensemble des villes de l’État du New Jersey, ne fait pas davantage référence à la race ou à l’ethnie ; les institutions chargées de superviser les programmes de fair share ne collectent d’ailleurs aucune donnée ethno-raciale permettant de connaître le profil d’occupation des logements abordables (Roisman 1997, 2001).

Les expériences conduites dans différents États où de simples critères économiques ont été appliqués en matière de production de logements abordables, présentent des résultats souvent décevants en termes d’intégration raciale. A contrario, l’expérience de zonage d’inclusion de Montgomery County est créditée d’un certain succès car l’autorité locale du logement a conservé le contrôle des nouveaux logements sociaux construits et parce que les logements privés bon marché proposés à la vente l’ont été au terme d’un processus de tirage au sort qui a empêché d’accorder une priorité aux acheteurs blancs. La logique est semblable dans la ville de New York où un système de loterie permet d’attribuer la moitié du quota de 20% de logements abordables imposés aux promoteurs privés (l’autre moitié est réservée aux habitants du quartier). Comme le fait remarquer un expert des questions urbaines, « sans rien

dire sur la race, ce dispositif génère une formidable diversité raciale ».

Certains auteurs proposent ainsi d’ajuster les outils racialement neutres de sorte qu’ils produisent un impact réel en terme de déségrégation raciale. Comme nous le dit un militant du

fair housing à New York, « penser à l’impact effectif, c’est la façon d’être race-conscious ; il faut avoir cette notion présente à l’esprit pour obtenir des résultats ». L’universitaire John

Powell (2003) a par exemple suggéré une approche de la localisation des logements fondée sur la notion d’opportunités (opportunity-based housing), laquelle est calculée à partir d’un faisceau d’indicateurs sur le logement, l’éducation, l’emploi, la santé etc. Appliqué à certaines métropoles, ce modèle qui distingue des quartiers de grandes, moyennes et faibles

opportunités, recoupe en grande partie la carte de la ségrégation raciale. Comme le précise le premier interlocuteur, « la notion de quartiers d’opportunité est une expression codée pour

parler de quartiers racialement diversifiés ».

D’autres observateurs doutent cependant de l’efficacité des mesures racialement neutres et plaident pour des remèdes fondés sur une approche « racialement consciente » sans laquelle le modèle ségrégatif actuel aurait peu de chance d’être sérieusement ébranlé (Keating 1994 ; Powell 1997 ; Roisman 1999 ; Hendrickson 2002 ; Orfield 2005). A leurs yeux, les critères économiques ne sauraient tenir lieu de substituts (proxies) pour des critères raciaux. Cette approche pourrait même aggraver la ségrégation raciale en facilitant l’entrée de Blancs pauvres dans des banlieues blanches favorisées alors qu’ils vivaient auparavant dans des quartiers racialement mixtes (Roisman 2001).

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