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1. États-Unis : Entre mobilité volontaire et dispersion contrainte

1.3 Le programme Hope VI au concret : élargissement ou restriction des choix individuels ?

1.3.2 Des règles anti-discriminatoires fortement intériorisées

Un terme, très négativement connoté, revient souvent dans les propos des acteurs locaux et nationaux du programme Hope VI interrogés sur leurs stratégies de mixité : celui d’« ingénierie raciale » (racial engineering), soit une action cherchant délibérément à influencer la composition ethno-raciale d’un quartier. Quelques exemples de ces discours :

« On ne sélectionne pas sur la base de la race. On se fonde sur les revenus. On ne fait aucune ingénierie raciale. On n’applique aucun pourcentage de Blancs. » (bailleur social, New Haven)

« Philosophiquement, on n’est pas d’accord avec l’idée d’utiliser les logements privés pour faire de l’ingénierie raciale. » (bailleur social, Jersey City)

« On ne fait pas d’ingéniering de cette nature. On peut contrôler la nature des logements, leur localisation, mais on ne s’occupe pas de savoir qui va vivre dans les logements. » (responsable du programme Hope VI, HUD)

Puisque les quartiers à rénover étaient habités au départ, et dans leur très grande majorité, par des minorités, et notamment des Noirs, se livrer à ce type d’ingénierie reviendrait à favoriser l’installation de Blancs. Une perspective unanimement écartée par nos interlocuteurs, à l’instar de ceux-ci :

« Les gens s’arrêtent quand ils passent en voiture devant Quinnipiac Terrace, tellement c’est joli. Et donc on a des demandes de Blancs. Mais on ne leur donne aucune priorité. Je n’ai jamais vu qu’un critère racial ait jamais joué un rôle dans mon entreprise. » (bailleur privé, New Haven)

« Dès lors que quelqu'un est éligible, on ne fait aucune différence. » (bailleur social, Stamford)

« Peu m’importe si le ménage est noir ou blanc du moment qu’il est éligible. » (bailleur privé, Stamford)

Il n’y va pas que de préventions philosophiques car, après tout, la célébration tout aussi unanime de la diversité ethno-raciale pourrait conduire certains à favoriser discrètement le rééquilibrage ethno-racial des sites, au nom de la valeur supérieure que serait l’intégration. Mais les lois anti-discrimination jouent ici un rôle de garde-fou. Leur intériorisation paraît très poussée puisque la plupart des acteurs interrogés les invoquent spontanément comme une limite établie et connue de tous. L’interdit est sans cesse rappelé :

« Il est interdit de sélectionner des gens qui n’appartiennent pas aux minorités. Et de toute façon ce n’est pas la première priorité. » (bailleur social, Yonkers)

« On ne regarde pas le profil racial des gens qu’on reloge. C’est interdit. » (bailleur privé, Yonkers)

« Le steering73 est interdit. Le HUD vient d’ailleurs nous auditer chaque année via une

entreprise privée. Le gouvernement fédéral attache beaucoup d’importance à la question des discriminations. » (bailleur privé, Stamford)

« On ne peut pas dire qu’on va faire passer un Blanc devant un Noir. De toute façon, il est illégal de faire de l’ingénierie raciale. On n’a pas supervisé l’attribution des logements privés. Mais les bailleurs privés sont soumis eux aussi aux lois anti- discrimination. » (bailleur social, Jersey City)

La transgression de cet interdit semble d’ailleurs des plus périlleuses :

« On va en prison si l’on discrimine sur le fondement de la race. » (bailleur social, Jersey City)

« Si une Housing Authority faisait de l’ingéniering, même avec de bonnes intentions, elle s’attirerait de gros ennuis. » (responsable du programme Hope VI, HUD)

« Ce serait vraiment idiot de la part d’une Housing Authority de discriminer sur une base raciale. La réglementation des listes d’attente du logement social est très stricte. » (responsable d’une association nationale de promotion du logement abordable)

La réglementation fédérale des attributions est en effet extrêmement pointilleuse et les listes d’attente du logement social -qui sont publiques- sont gérées de telle manière que les bailleurs ne sont jamais en position de pouvoir choisir entre deux candidatures. Une responsable de Jersey City Housing Authority nous explique la procédure suivie :

« A cause des lois anti-discrimination, les candidats au logement social et aux LIHTC reçoivent un numéro en fonction de la date d’envoi du dossier. Puis ils sont classés en fonction des critères légaux de préférence (vétérans, handicapés, etc.). La seule différence entre Hope VI et la liste d’attente normale, c’est le système de première préférence qui donne la priorité au relogement des anciens habitants. On commence donc par regarder les gens qui étaient là avant la rénovation et qui ont demandé à revenir, puis les candidats des quartiers alentours, puis les gens d’autres quartiers de la ville. Puis on répartit selon la taille des familles. Par exemple, s’il y a 40 appartements à remplir, on classe les demandes par besoins en taille de logement. On traite les dossiers en commençant par le numéro 1 sachant que le numéro 10 peut arriver en tête selon les critères de préférence ou les besoins liés à la taille du logement. Si les gens ne répondent pas à un appel, on passe à la personne suivante. On ne peut donc jamais se trouver en situation de pouvoir choisir entre deux candidatures identiques. La liste d’attente est ouverte au public. Il ne peut y avoir de clientélisme. Les gens peuvent consulter la liste sur le web pour savoir à quelle place ils se trouvent. Ils peuvent peut voir si les autres personnes sur la liste d’attente bénéficient d’une préférence qui vont les faire passer avant eux. » (bailleur social, Jersey City)

Les bailleurs privés sont soumis à la même règle du « premier arrivé », le système de numérotation et de préférences en moins :

« On traite les dossiers dans l’ordre d’arrivée des demandes sans donner aucune priorité. Quand un dossier n’est pas accepté parce qu’il ne répond pas aux critères, on passe au suivant. » (bailleur privé, New Haven)

73 Rappelons qu’il s’agit d’une pratique consistant à orienter un candidat au logement vers un quartier en

« Dès qu’un candidat se présente et qu’il répond aux critères, on retire l’annonce tout de suite et on arrête la procédure de sélection. On ne peut donc choisir entre deux candidats. C’est une manière de prévenir les contentieux. Si vous gardez plusieurs candidats, ça veut dire que vous pouvez faire un tri et que vous pouvez être attaqué. C’est la pratique en usage dans notre secteur. » (bailleur privé, Stamford)

La prévention des contentieux est d’autant plus nécessaire que la juridiciarisation des conflits liés aux refus de vente ou de location d’un logement ne semble pas que théorique. Les candidats paraissent en effet très prompts à saisir les tribunaux s’ils estiment avoir été écartés pour des motifs illégitimes. La même responsable de Jersey City Housing Authority précise la procédure suivie en cas de refus d’attribution d’un logement social :

« Ici, quand on n’obtient pas d’appartement, on veut savoir pourquoi. Un organisme de logement social doit être prêt à aller devant les tribunaux si quelqu'un le poursuit parce qu’on lui a refusé un logement. On doit d'abord avoir un entretien informel pour préciser les raisons du refus. Le candidat peut alors faire valoir de nouveaux arguments. Si l’on persiste à lui refuser le logement, il peut demander une médiation au cours de laquelle un tiers impartial écoute les deux parties et prend la décision. Il s’agit souvent d’un avocat. Et si la personne n’obtient toujours pas gain de cause, elle peut finalement aller devant les tribunaux, mais cette fois à ses frais. »

Non seulement les refus d’attribution de logements sociaux doivent être motivés et les bailleurs doivent se tenir prêts à affronter une contestation de leurs décisions, mais les règles d’attribution les privent de marges de manoeuvre pour assigner les candidats à des localisations particulières, s’ils avaient la tentation de rééquilibrer la composition ethno- raciale de l’occupation de leur patrimoine. Dans ce contexte, les phénomènes d’« auto- sélection » des candidats qui choisissent un quartier où leur groupe est majoritaire sont prégnants et souvent déplorés par les acteurs locaux. Mais les possibilités sont minces de contrecarrer ces stratégies de regroupements affinitaires :

« Les gens s’auto-discriminent des deux côtés. Ils ne vont que dans les quartiers où ils se sentent à l’aise. » (bailleur social, Jersey City)

« On a le problème de gens qui ne veulent pas aller dans les quartiers de l’autre race parce qu’ils ne retrouveront pas leurs commerces, leurs églises, etc. Certains immeubles sont entièrement latinos. Les gens s’auto-sélectionnent mais on n’a aucune règle qui interdit aux Latinos de se regrouper. Sinon on va devant les tribunaux ! » (bailleur social, New Haven)

Les candidats ne peuvent certes refuser une proposition au motif qu’ils ne se trouveront pas dans leur communauté d’origine. Mais parmi les « bonnes causes » pour un refus, ils peuvent faire valoir des considérations culturelles :

« Si la raison invoquée est de se retrouver dans la communauté, on leur répond "vous ne pouvez pas dire cela". Il faut une bonne cause pour refuser une proposition. Les gens peuvent arguer par exemple du fait que le manager ne parle pas espagnol. Ils peuvent mettre en avant la proximité d’une personne de la famille qui les aide à traduire s’ils ne sont pas anglophones. Les bonnes causes peuvent être aussi

culturelles -la présence d’une église, de commerces spécifiques…- mais en aucun cas raciales. » (bailleur social, New Haven)

Dans certains sites, comme celui de Jersey City, l’absence de diversité ethno-raciale de la liste d’attente du logement social, composée pour l’essentiel de minorités, rend illusoires d’éventuelles stratégies de rééquilibrage. Là même où cette diversité existe, à New Haven par exemple, les logiques affinitaires continuent de prévaloir. Dans les deux cas, les acteurs du programme Hope VI s’interdisent par principe d’orienter les choix des ménages puisque leurs appartenances ethno-raciales ne doivent pas entrer en ligne de compte dans la gestion des attributions :

« Il n’y a aucune intention de faire revenir des Blancs. D’autant moins que la liste d’attente n’est pas racialement diversifiée. La liste d’attente pour les Section 8

vouchers l’est beaucoup plus. Mais on laisse les gens s’apparier de façon spontanée.

Si les gens continuent de s’auto-sélectionner, c’est leur liberté. On ne doit influencer leurs choix d’aucune manière. » (bailleur social, Jersey City)

« On voit de plus en plus de Blancs sur les listes d’attente. Ils viennent des villes alentours. Mais ils choisissent les quartiers qui ne sont pas concernés par Hope VI. » (bailleur social, New Haven)

« Les Blancs qui viennent sur le site de Quinnipiac sont répartis de manière aléatoire. C’est le résultat de la mixité des logements. Les différents groupes ethno-raciaux sont dispersés dans le quartier. S’il y a des regroupements cela ne peut être qu’une coïncidence car on ne regarde pas ; si le hasard les regroupe on laisse faire. » (bailleur privé, New Haven)

Le principe de la liberté de choix des demandeurs de logement est encadré par la réglementation fédérale, qui a pris plusieurs orientations successives depuis les années 60, sans qu’aucune ne soit parvenue à infléchir les mécanismes ségrégatifs74. Jusqu’au début des

années 60, l’attribution des logements sociaux reposait sur un système de ségrégation dualiste, avec des listes d’attente séparées pour les Blancs et les minorités. C’est pour mettre fin à ce système et faciliter un brassage des populations que l’administration fédérale a demandé à partir de 1964 aux autorités locales du logement d’appliquer une politique fondée sur la liberté de choix (freedom of choice), c'est-à-dire l’égalité des chances d’accès sans discrimination à raison de la race ou d’autres motifs désormais illégaux. Tel était l’objet des « Plans de sélection et d’assignation des locataires » (Tenant Selection and Assignment Plans ou TSAPs) soumis à l’approbation de l’agence fédérale du logement. Ce système s’est avéré tout aussi infructueux, d’autant qu’une nouvelle réglementation de 1967 autorisait l’alternative entre un « Plan A » et un « Plan B », toujours en vigueur. Dans le premier cas, le candidat arrivé en première place sur la liste d’attente obtient d’office le premier logement qui

se libère et qui correspond à ses besoins ; s’il refuse le logement proposé sans motif valable, il redescend en bas de la liste ou s’en trouve évincé, selon la politique de la PHA. Dans le second cas, la PHA fait jusqu’à trois propositions dans les immeubles où la vacance est la plus importante, et c’est seulement après trois refus successifs que le candidat est rétrogradé à la dernière place de la liste d’attente. A moins qu’il soit évincé, les temps d’attente sont beaucoup plus limités dans le Plan B et les candidats blancs préfèrent se voir rétrogradés que d’accepter une attribution dans un quartier où le groupe ethno-racial est sous-représenté ou absent. Ainsi la ségrégation peut-elle perdurer derrière un mécanisme formellement non racialisé.

Suite à une investigation engagée par le ministère de la Justice, au nom des droits civiques, le HUD s’était engagé, en 1979, à mettre fin à ce système, mais cet engagement n’a jamais été tenu et le principe du « choix individuel » a été maintenu en dépit de ses conséquences ségrégatives75. Dans les grandes villes, en particulier, les logements disponibles peuvent être

excentrés par rapport aux aspirations géographiques des candidats, de sorte que seuls les ménages sans aucune marge de manoeuvre résidentielle -souvent membres de minorités ethno-raciales- s’inscrivent sur les listes d’attente. En parallèle, les bailleurs privés subventionnés par le gouvernement fédéral ont continué de gérer leurs propres listes d’attente vers lesquelles les ménages blancs se sont orientés dans leur majorité.

La loi de 1998 sur le logement social a entendu réformer une nouvelle fois ce système en autorisant la territorialisation des listes d’attente. Des « site-based waiting lists » peuvent ainsi être adoptées en lieu et place de « community-wide waiting lists », que ces dernières soient gérées sous le régime du Plan A ou du Plan B. Cette territorialisation permet aux candidats de ne recevoir d’offres que pour les quartiers qu’ils demandent expressément. Entre autres vertus, ce surcroît de flexibilité devait inciter les familles aux revenus plus élevés à revenir dans les logements sociaux et à renforcer ainsi la mixité économique et, indirectement raciale, du peuplement puisque ces ménages sont supposés accorder plus d’importance à la localisation des logements qu’à leur profil ethno-racial d’occupation.

Si une majorité de PHAs continue d’utiliser des liste non territorialisées, certaines ont opté pour le nouveau système, à l’instar de New Haven ou Jersey City. Leur exemple illustre l’échec de la nouvelle logique en regard d’un objectif de déségrégation, faute d’une demande

75 C’est ce système qui a été condamné par des cours locales, notamment la Cinquième dans l’affaire Young v.

significative de candidats blancs et parce que chaque groupe semble préférer l’entre-soi au mélange. Un acteur de la PHA de Jersey City explique :

« On a maintenant des listes par quartier. Mais ça reste malheureusement du logement de dernier ressort. Les Latinos candidatent pour des sites où leur communauté se trouve déjà. Idem pour les Noirs. La ségrégation reste donc très forte. »

Le nouveau système est pourtant entouré de nombreuses garanties, mais celles-ci servent à interdire l’assignation de certains groupes dans des quartiers spécifiques plutôt qu’à empêcher les préférences individuelles de jouer. En effet, les PHAs ne peuvent territorialiser leurs listes d’attente qu’après avoir reçu un agrément du HUD, lequel examine la façon dont elles se conforment aux lois anti-discrimination. Une fois les site-based waiting lists mises en place, le HUD demande à chaque PHA de fournir des informations sur chaque site concernant les temps d’attente avant l’attribution d’un logement, la manière dont les différents groupes (ethno-raciaux ou autres) ont été informés des opportunités de logement dans chacun des sites, et l’impact de la liste d’attente territorialisée sur l’évolution de la composition ethno- raciale des sites. Tous les trois ans au minimum, la PHA doit aussi faire appel à des testeurs indépendants (ou à d’autres méthodes approuvées par le HUD) pour s’assurer que les demandeurs de logement ne sont pas traités différemment selon leur race ou leur ethnicité. Les appartenances ethno-raciales des résidents sont ainsi connues -de façon imparfaite- par un système auto-déclaratif. Mais ce dispositif sert à prouver que les gestionnaires du logement - publics et privés- n’orientent pas les candidats en fonction de ces appartenances plutôt qu’à se livrer à une forme d’ingénierie qui contraindrait leur liberté de choix protégée par les lois anti- discrimination.

1.3.3 Un processus équitable d’allocation des logements… limité par l’échelle

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