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1. États-Unis : Entre mobilité volontaire et dispersion contrainte

1.2 Déconcentrer la pauvreté : égalisation, gentrification et dispersion

1.2.2 La prohibition des quotas « plafonds »

Si certains pensent qu’elle peut contribuer, à terme, à affaiblir les stéréotypes raciaux en réduisant la corrélation entre race et pauvreté (voir par exemple Adams 1996), la stratégie d’égalisation des conditions de vie urbaine ne produit pas en elle-même de conséquence directe sur le niveau d’intégration raciale des quartiers que l’on s’efforce de remettre à niveau. C’est pourquoi les décisions judiciaires sus-mentionnées des années 80 et 90 ont condamné les discriminations institutionnelles dans le logement social ont couplé des mesures d’égalisation avec des mesures de déségrégation. Dans cet esprit, les tribunaux ont non seulement demandé au HUD et aux autorités locales du logement de reconsidérer la localisation des futurs logements sociaux, mais aussi de mettre fin aux pratiques consistant à attribuer ces logements en fonction de l’appartenance ethno-raciale des demandeurs. Un véritable système dual du logement social avait été mis sur pied dans les villes concernées par ces procès et, surtout, entre les villes-centres et les communes de banlieue, les logements familiaux étant le plus souvent attribués aux minorités et les logements pour personnes âgées aux Blancs. Et comme les minorités sont sur-représentées dans les listes d’attente pour les logements familiaux des villes-centres, faciliter la déségrégation par des allocations logement (ou vouchers) permettant de se loger sur le parc privé a été jugé plus approprié qu’une hypothétique attribution de logements familiaux à des ménages blancs.

Dans quelques cas, cependant, là où la composition ethno-raciale du parc et des listes d’attente était diversifiée, les mesures de déségrégation ont porté sur la composition interne au parc social. L’idée était d’inciter les ménages blancs et issus de groupes minoritaires à se (re)loger dans les segments du parc où leur groupe était sous-représenté en vue d’un plus grand brassage. L’évaluation de ces mesures a montré que la réticence à accepter des

« emménagements déségrégatifs » (desegregative moves) était aussi forte des deux côtés. Les deux groupes ont généralement refusé les propositions de relogement là où leur groupe était minoritaire ou absent, faisant dire aux évaluateurs de ces consent decrees que même dans des circonstances très favorables, la déségrégation restait une entreprise des plus ardues (Popkin et al. 2003).

Par le passé, certaines municipalités ou organismes de logement social avaient tenté de modifier la composition ethno-raciale de leur parc par la voie plus autoritaire des quotas. Partant de la louable intention de préserver ou renforcer l’intégration raciale, cette démarche revenait en pratique à établir des seuils maximum d’accès des minorités au logements sociaux puisque la demande de ces groupes excède largement celle des Blancs. Ces « quotas plafonds » (ceiling quotas) ont été le plus souvent condamnés par les tribunaux, même si une décision de la Cour fédérale du Second circuit les avait validés, en 1973, dans l’affaire Otero v. New York City Housing Authority. Dans ce cas d’espèce, l’agence du logement de la ville de New York refusait de donner la priorité aux ménages noirs à reloger à la suite d’une opération de rénovation urbaine, préférant réserver la moitié des logements reconstruits à des ménages blancs extérieurs, afin de prévenir la reségrégation du quartier. La Cour fédérale a reconnu le bien fondé de ce quota, tout en admettant qu’il soit préjudiciable, à court terme, aux opportunités de logement des minorités. Elle a considéré qu’une telle discrimination était justifiée au nom de la valeur supérieure de l’intégration, car « renforcer ou maintenir le

modèle de ségrégation raciale dans le logement simplement parce que les groupes minoritaires en tireront un bénéfice immédiat rendrait ces personnes, peut-être à leur insu, complices de la ghettoïsation de nos centres urbains »42.

Tout en acceptant l’institution de quotas plafonds, ce jugement demandait qu’ils ne soient utilisés qu’en dernier ressort et à condition que le bailleur apporte la preuve que la concentration de ménages non-blancs aurait pour effets de faire fuir les Blancs en vertu d’un « effet de seuil » (tipping effect)43. C’est en référence à l’affaire Otero que d’autres juges

locaux (par exemple, dans l’affaire Jaimes v. Lucas Metropolitan Housing Authority, en 1987) n’ont rejeté les quotas plafonds que parce qu’ils n’étaient pas établis en référence à des études empiriques démontrant l’existence de cet effet de seuil au-delà duquel l’équilibre

42 Jugement cité par Laplace 1988. 43 Voir supra 1.1.5.

ethno-racial serait compromis (Orfield 2005)44. Otero est donc la seule décision judiciaire à

avoir entériné ces quotas. D’autres cours fédérales appelées à se prononcer sur des affaires semblables (la Cour suprême ayant refusé de se prononcer) les ont jugés inconstitutionnels en toutes circonstances, au nom de la supériorité de la norme anti-discriminatoire qui garantit la liberté de choix sur la norme d’intégration, laquelle est seulement implicite dans le Fair Housing Act. La Cour du Second circuit fédéral, celle-là même qui s’était prononcée dans Otero, s’est ainsi déjugée en 1988 dans la décision United States v. Starrett City45.

Cette position n’a pas invalidé toute politique race-conscious, la Cour suggérant que les quotas d’accès étaient légaux dans le cadre du Fair Housing Act contrairement aux quotas

plafonds (voir Laplace 1989 ; Potter 1990). Elle indiquait aussi que « l’utilisation d’un quotas plafond racial et rigide, d’une durée indéfinie pour maintenir un niveau fixe d’intégration »

ne devait pas aboutir à « restreindre l’accès des minorités à des logements locatifs rares et

attractifs ». La Cour précisait que son « intention (n’était) pas de dire que la prise en compte de la race est toujours inappropriée », soulignant que « les mesures destinées à augmenter ou assurer la participation des minorités, tels que les quotas d’accès, ont généralement été autorisés alors que les programmes destinés à préserver l’intégration en limitant la participation des minorités, tels que les quotas plafonds, sont d’une validité douteuse ». Les

(rares) quotas adoptés en matière d’emploi ou d’éducation s’efforcent en effet de lutter contre les discriminations en améliorant les opportunités d’accès de certains groupes à des biens dont ils sont ou ont été historiquement privés, alors que les quotas plafonds limitent les opportunités résidentielles des minorités et créent une discrimination46.

44 La détermination d’un éventuel effet de seuil est une entreprise très délicate et les sciences sociales ne sont pas

parvenues à fixer un seuil valable en toutes circonstances. Le phénomène de white flight renvoie à un cas de figure bien spécifique et historiquement attesté, celui qui trace la sortie de la ville-centre pour une installation en banlieue (Goering 1978). Mais la quantification de ce type de phénomènes est très problématique et elle tient pour acquis que le facteur racial est la variable déterminante des choix résidentiels, alors que d’autres facteurs liés au quartier lui-même, et non au profil ethno-racial de ses habitants, peuvent entrer en jeu (Taub et al. 1984). I. Ellen soutient par exemple que la variable centrale de l’évitement n’est pas le pourcentage absolu de groupes ethno-raciaux dans un quartier mais l’intensité et la rapidité des changements qui l’affectent et ses conséquences négatives sur la qualité des écoles, la sécurité, les valeurs immobilières, etc. (Ellen 2000).

45 En l’occurrence, l’organisme privé en charge du plus grand ensemble de logements sociaux du pays, localisé à

Brooklyn, avait institué un plafond de 30% de minorités pour préserver son caractère intégré. Mais les défenseurs des droits des minorités se sont trouvés embarrassés car c’est le ministère de la Justice, sous la présidence Reagan, qui, avait attaqué l’arrangement trouvé quelques années plus tôt entre les parties en litige, au nom de la défense du principe de color-blindness. Or, cet accord prévoyait que les plafonds d’accueil des minorités seraient progressivement relevés et que d’autres projets immobiliers de la ville de New York seraient davantage ouverts, en contrepartie, aux minorités (voir Laplace 1989 ; Daye 2000).

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