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Légiférer contre la ségrégation : une formule de dispersion color-blind ?

1. États-Unis : Entre mobilité volontaire et dispersion contrainte

2.1 Mixité sociale et droit au logement : une tension porteuse de discriminations

2.1.1 Légiférer contre la ségrégation : une formule de dispersion color-blind ?

L’apparition du thème de la « mixité sociale » dans les politiques publiques françaises est liée de façon intime aux évolutions du peuplement des grands ensembles d’habitat social, eux- mêmes inspirés, en partie, par le rêve de créer l’harmonie sociale dans une cité idéale qui a habité les grandes pensées utopiques (Choay 1965 ; Stébé 1998 ; Paquot 2005). En France, cet urbanisme était d'abord conçu pour répondre à l’urgence de la crise du logement (Flamand 1989), mais ses plus fervents adeptes y voyaient aussi le moyen de surmonter les antagonismes sociaux et de susciter de nouvelles sociabilités (Chombart de Lauwe 1965 ; Käes 1963), même si des sociologues émettront de sérieux doutes quant à la possibilité de résorber les distances sociales par la proximité spatiale qu’induisaient les grands ensembles (Chamboredon, Lemaire 1970).

Alors que le Vème Plan (1966-1970) proposait de renforcer la stratification des agglomérations en accentuant la hiérarchisation sociale des quartiers pour mieux dynamiser le marché résidentiel, le Plan suivant (1971-1975) se préoccupait des risques sociaux découlant des processus ségrégatifs. Sa Commission Habitation tenait pour « évident que la ville devrait

favoriser la rencontre », tout en considérant que « le contraire de la ségrégation n’est pas non plus la reconstitution fidèle, à échelle réduite, de la diversité de la société française. O n négligerait ainsi le besoin qu’ont certains groupes de se retrouver entre eux à un certain échelon géographique »121. L’inquiétude se faisant croissante face à ce que l’on commençait à

appeler la « dégradation sociale » des quartiers HLM, la lutte contre les concentrations de ménages en difficulté sociale a néanmoins fait irruption dans les textes officiels. Sur le mode de l’appel à la vigilance, une circulaire du 24 mai 1971 demandait aux préfets « d’éviter des

rassemblements trop importants de ces familles (en difficulté) dans un même groupe d’immeubles (…) pour éviter une certaine ségrégation »122. C’est pourquoi l’État a aussi

décidé de freiner la construction des grands ensembles, d'abord dans les villes moyennes avec la circulaire Chalandon du 30 novembre 1971, dont les dispositions furent étendues à toutes les agglomérations avec la circulaire Guichard du 21 mars 1973 qui cherchait à « prévenir la

réalisation des formes d’urbanisation dites "grands ensembles" et à lutter contre la ségrégation sociale par l’habitat ».

La déségrégation est devenue une préoccupation officielle des premier dispositifs de la politique de la ville, où perçait la volonté de disperser les ménages défavorisés -et tacitement les familles immigrées- dans l’ensemble du parc social, tout en distribuant celui-ci de manière plus harmonieuse entre les différents territoires (Tanter, Toubon 1995). La circulaire sur les opérations Habitat et vie sociale (1977) insistait sur la coordination des politiques d’attribution de logements sociaux à l’échelle des agglomérations123, même si aucune instance

opérationnelle ne le permettait (Tanter, Toubon 1983). Fondateur de la politique de Développement social des quartiers, le rapport Dubedout voulait « stopper la ségrégation » et suggérait la création d’instances d’agglomération garantissant la « solidarité » entre communes et organismes d’HLM (Dubedout 1983). Des espoirs étaient alors fondés sur les

121 Texte cité par Gaudin et al. (1995).

122 Texte cité par Dourlens, Vidal-Naquet (1987).

123 Circulaire du 3 mars 1977 relative au « fonctionnement du groupe interministériel Habitat et vie sociale ».

Voir aussi la convention État/Union nationale des fédérations d'organismes HLM du 1er décembre 1977 visant à réorienter les décisions d’attribution pour une répartition plus équilibrée des familles en difficulté dans le parc HLM.

Programmes locaux de l’habitat et les Chartes intercommunales institués par la loi de décentralisation du 7 janvier 1983. Mais il ne s’agissait encore que de démarches facultatives (Deschamps 1998).

C’est à leur propre initiative que des organismes d’HLM avaient engagé des politiques dites de « peuplement » visant à « équilibrer » la composition sociale de leur parc (Dourlens, Vidal- Naquet 1987 ; Dupuy, Giaccobe 1988). Ces pratiques ont reçu une légitimation d’abord réglementaire, avec le décret du 19 mars 1986, puis législative avec la loi Besson du 31 mai 1990 visant la mise en oeuvre du droit au logement. Le législateur a donc consacré de façon simultanée les principes de mixité et du droit au logement. L’affirmation de ce dernier répondait à la préoccupation grandissante pour les « mal-logés » dans un contexte de montée d’une « nouvelle pauvreté ». Le droit au logement affirmé par la loi Besson vise « toute

personne ou famille éprouvant des difficultés particulières » (article 1er) et des actions partenariales devaient être désormais conçues dans le cadre territorialisé des « Plans départementaux en faveur du logement des personnes défavorisées ». « Loger les plus

défavorisés », tel était le titre d’un rapport du Conseil national de l’habitat (1985) qui allait

inspirer la circulaire du 24 décembre 1986 créant des « Plans départementaux d’action en faveur du logement des personnes démunies ». Le ministère du Logement s’était doté aussi, à la même époque, d’un « Bureau des actions sociales » chargé de définir une stratégie en direction de groupes spécifiques (jeunes, personnes âgées, handicapés…), parmi lesquels celui des « étrangers » (Zittoun 2001). Influencée par diverses expérimentations associatives développées en marge du logement social ordinaire, la loi Besson institutionnalisait des dispositifs censés préparer l’accès ultérieur de ces groupes au logement social de droit commun, une fois considérés comme « logeables » par les HLM ; la même logique consistant à créer un « habitat adapté » sera au cœur de la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusion du 29 juillet 1998 (Ballain, Maurel 2002).

Comme le montre fort bien la thèse de N. Houard (2008), le droit au logement ne se résume pas à la question de l’insertion et à la création d’un nouveau droit social. Sous couvert de droit au logement, le législateur visait aussi une « répartition harmonieuse des ménages entre les

collectivités locales »124, en vue de « casser les ghettos »125. Les élus de droite voulaient avant

124 Selon les termes du ministre du logement, Louis Besson à l’Assemblée nationale (séance du 20 avril 1990),

cité par Houard.

125 Selon les termes du porte-parole du gouvernement, Louis Le Pensec, in Le Monde du 8 mars 1990, cité par

tout limiter la présence « étrangère » dans les cités HLM, allant jusqu’à proposer des « quotas », tandis que ceux de gauche insistaient sur le rééquilibrage de cette population entre les territoires. Mais tous se rejoignaient dans la dénonciation des « ghettos » comme le montre l’analyse des débats parlementaires de l’époque. La fabrication de la loi Besson intervenait en effet dans le contexte d’une politisation extrême des enjeux liés à l’immigration, très visible lors du scrutin municipal de mars 1989 et quelques mois plutôt tard avec la première affaire dite des « foulards ».

La même année, le ministère de l’Équipement s’était aussi saisi de cette question en commandant un rapport sur l’attribution des logements sociaux au maire socialiste d’Hérouville Saint-Clair, F. Geindre (1989). Parmi ses propositions, la loi Besson conservera l’idée de « Protocoles d'occupation du patrimoine social » (POPS) qui devaient être les lieux d’une conciliation locale entre deux finalités : assurer le droit au logement tout en empêchant la concentration des personnes « défavorisées » dans certains quartiers et patrimoines (Deschamps 1998). Précédant la loi Besson, une circulaire du 30 mars 1990 précisait déjà la fonction des POPS : identifier des « catégories de populations jugées prioritaires à partir

d’une analyse de la demande locale » et fixer des « objectifs quantitatifs globaux d’accueil »,

tout « en tenant compte de la capacité d’accueil du parc ». Le préfet se trouvait investi d’un pouvoir de désignation des « personnes défavorisées » que les bailleurs sociaux seraient tenus d’accueillir, mais l’attention accordée à la « capacité d’accueil du parc » répondait aussi aux critiques de l’effet ségrégatif du contingent préfectoral des « mal-logés », accusé d’avoir concentré ces ménages dans des secteurs spécifiques (Houard 2008). A ce dispositif se substituera quelques années plus tard celui des « Accords collectifs départementaux »126

institués par la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998, laquelle ne se réfère pas moins de six fois à la « mixité » dans son seul article 56 relatif aux attributions de logements sociaux ! La logique est identique -fixer des objectifs annuels chiffrés d’accueil des populations répondant aux critères du Plan départemental d’action pour le logement des personnes défavorisées « dans le respect de la mixité sociale »- et elle ne déroge pas davantage au principe de non identification des ménages immigrés, ou supposés

126 Ces Accords collectifs sont complétés et précisés par d’éventuelles Chartes intercommunales du logement,

elles-mêmes élaborées par des Conférences du logement, obligatoirement intercommunales et créées dans les bassins d'habitat délimités par le préfet, quand existe un déséquilibre dans la mixité sociale, et obligatoirement lorsqu’il existe une Zone urbaine sensible dans l’une des communes ou lorsqu’une des communes compte plus de 5 000 habitants et plus de 20% de logements sociaux.

tels, parmi les catégories prioritaires, lesquelles étant définies comme les « personnes

cumulant des difficultés économiques et sociales » (Kirszbaum, Simon 2001).

La répartition harmonieuse de ces ménages au sein du parc HLM apparaissait nécessaire, mais elle était insuffisante, dans une optique de dispersion, en raison de l’inégale distribution de ce parc entre les communes. Parallèle à la mission confiée à F. Geindre, le ministère de l'Équipement a donc commandité un second rapport à O. Piron, fonctionnaire au ministère, en lui demandant d’identifier les mécanismes législatifs et réglementaires responsables la ségrégation spatiale. Considérant que la « la répartition des ménages sur l’ensemble du

territoire indépendamment de leur race et de leur revenu est d’intérêt général », son rapport

proposait de rééquilibrer la construction sociale entre les collectivités (Piron 1990). Cette réflexion inspirera la préparation d’une second texte, affiché par ses promoteurs comme une loi « anti-ghetto ». Votée le 31 juillet 1991 sous le nom de loi d'orientation pour la Ville (dite LOV), elle invoquait le « droit à la ville », cher au philosophe néo-marxiste Henri Lefebvre (1972) et que le législateur définissait de façon quelque peu réductrice comme la « coexistence des diverses catégories sociales dans chaque agglomération »127.

Si la disposition phare de la loi imposant la construction de logements sociaux aux communes ne pouvant faire état d’un stock de 20% de ce type de logements128 fut vivement contesté par

la droite, les forces parlementaires ont été là aussi unanimes pour relier de la façon la plus explicite la lutte contre les « ghettos » et la question des regroupements résidentiels d’« étrangers » ou d’« immigrés » d’origine extra-européenne129. Votée par la droite, une loi

du 21 janvier 1995 sur la « diversité de l’habitat » a assoupli les contraintes pesant sur les communes déficitaires, mais la gauche les a rétablies et renforcées en 2000, avec l’adoption de la loi Solidarité et renouvellement urbains (SRU). Son exposé des motifs l’indique sans ambages : « Il n’y aura pas de mixité sociale et urbaine et d’équilibre social de l’habitat sans

réalisation de logements sociaux là où il y en aura peu ou pas du tout ». A la différence de la

LOV, la loi SRU -toujours en vigueur- impose la relance de la production des logements sociaux et renforce le pouvoir de coercition du préfet, là où la LOV leur permettait d’échapper à leurs obligations en s’acquittant d’une simple pénalité financière.

127 Sur la fabrication de cette loi, voir Heymann-Doat (1993).

128 La loi visait les communes de plus de 3 500 habitants situées dans des agglomérations de plus de 200 000

habitants comprenant moins de 20% de logements sociaux parmi les résidences principales ; la loi fixait aussi un seuil de 18% de ménages bénéficiaires de l'Aide personnalisée au logement (APL).

Tout comme les lois Besson et de lutte contre l'exclusion définissent les publics concernés par le droit au logement sous la catégorie des « populations défavorisées » ou « démunies », la LOV puis la loi SRU organisent le brassage territorial des « diverses catégories sociales ». Par ce procédé d’euphémisation rhétorique, l’enjeu des concentrations ethniques disparaît derrière l'affichage d’une préoccupation strictement sociale, même si les débats parlementaires et médiatiques laissent peu de doute quant à la définition ethnique des « déséquilibres » auxquels le législateur a entendu remédier. La finalité est bien celle d’une « dispersion » ou d’un « saupoudrage » des immigrés, ou supposés tels, dans un espace indifférencié, afin de créer une sorte de « damier social et ethnique » (Simon 1997).

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