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Discriminer par les revenus : la vogue du mixed-income housing et ses présupposés

1. États-Unis : Entre mobilité volontaire et dispersion contrainte

1.2 Déconcentrer la pauvreté : égalisation, gentrification et dispersion

1.2.3 Discriminer par les revenus : la vogue du mixed-income housing et ses présupposés

Etant données l’efficacité très réduite des incitations au rééquilibrage de la composition ethno-raciale du parc social fondées sur des déménagements volontaires et la prohibition du dosage des groupes ethno-raciaux par voie de quotas, la diversification du peuplement par la mixité des catégories de revenus est devenue le thème dominant des dix ou quinze dernières années. L’enjeu de la mixité des revenus est de sortir le logement social de son statut de logement de « dernier choix » (last resort) en y attirant et en répartissant de façon plus harmonieuse les ménages moins pauvres que la moyenne et professionnellement mieux intégrés. Comme le dit un ancien responsable du HUD, « il n’y a pas de loi interdisant de

discriminer sur le plan économique. Les groupes économiques ne sont pas des classes protégées par les lois anti-discrimination. »

La politique menée depuis les années 40 jusqu’à la fin des années 80, qui consistait à réserver l’entrée dans le parc social aux plus démunis (sans-abri, chômeurs de longue durée…) et à en faire sortir les ménages dépassant les plafonds de ressources, a finie par être regardée comme une funeste erreur. Le relèvement des plafonds de ressources a d'abord été tenté sur un mode expérimental avec le Cranston-Gonzales National Affordable Housing Act de 1990 qui autorisait quatre autorités locales du logement à s’engager dans la voie du « mixed-income

housing » en s’affranchissant partiellement des critères fédéraux d’attribution, appelés federal preferences. Différents programmes de logements ont ainsi été sélectionnés pour être rénovés

et attribués pour moitié à des ménages certes pauvres, mais non très pauvres. L’expérience a commencé à se voir généralisée dans l’ensemble des sites en rénovation urbaine dans le cadre du programme Hope VI (cf. infra). Puis le principe de mixité des revenus a été rapidement institutionnalisé par une grande loi de 1998 réformant le logement social : le Quality Housing and Work Reform Act. Depuis lors, chaque autorité locale du logement doit soumettre au HUD un plan annuel de déconcentration de la pauvreté et promouvoir la mixité des revenus : la part de ménages très pauvres, définis par un revenu inférieur à 30% du revenu médian de l’agglomération, est désormais limitée à 40% des nouvelles attributions, les 60% restant pouvant gagner jusqu’à 80% de ce revenu médian (Khadduri 2001).

Pour assurer un meilleur brassage, le législateur a aussi exigé des autorités du logement qu’elles « amènent des locataires à revenus plus élevés dans les programmes de logements les

plus pauvres et des locataires à faibles revenus dans les programmes de logements à revenus plus élevés ». En application de cette disposition, le HUD a édicté une « règle de

mutations internes au parc de chaque collectivité locale (avec différentes exceptions selon les caractéristiques des programmes de logement). Dans ce cadre, les autorités locales du logement ont la faculté, entre autres choses, de mener des politiques de loyers incitatives, d’accorder la préférences aux ménages pourvus d’un emploi ou de ne pas respecter l’ordre des listes d’attente pour aller pêcher un candidat aux revenus plus élevés (Solomon 2005).

Cette règle de déconcentration doit être conforme aux principes de non-discrimination. C’est pourquoi le HUD peut décider de suspendre ses financements aux bailleurs sociaux dont le plan annuel de déconcentration ne prévoit pas de mesures pour « réduire la concentration

raciale et par origines nationales » ou s’il perpétue ou crée de nouvelles formes de

ségrégation. Mais aucune connexion n’est officiellement établie entre les exigences de la lutte contre les discriminations et celle de la déconcentration de la pauvreté, la réglementation précisant que ces dispositions sont indépendantes. Surtout, en regard des détails qui accompagnent la règle de déconcentration de la pauvreté, l’objectif de déségrégation raciale est affirmé dans des termes qui restent très généraux (Pindell 2003). Certains commentateurs n’en considèrent pas moins que la déségrégation raciale est un objectif implicite de la mixité des revenus. L’exposé des motifs de la règle de déconcentration souligne ainsi le rôle historique de la discrimination raciale dans la localisation des logements sociaux et énonce l’objectif « de réduire de manière significative les niveaux élevés de ségrégation raciale et de

concentration de la pauvreté qui ont pendant trop longtemps caractérisé le logement social dans beaucoup de quartiers ». Le même texte fait également référence à la lutte pour les

droits civiques, affirmant que la déconcentration concrétise les idéaux de Martin Luther King. Aussi est-il tentant de regarder le revenu comme un équivalent (proxy) de la race dans la règle de déconcentration. Mais des observateurs doutent de la pertinence de cette équation, en raison notamment de l’absence d’une composante d’agglomération dans la stratégie de déconcentration, alors même que l’occupation actuelle et les listes d’attente du parc social de nombreuses villes-centres sont très homogènes au plan racial et interdisent toute redistribution des populations sous cet angle (Tegeler 2005). Même rabattue sur un simple objectif de mixité économique, cette stratégie aurait peu de chance de réussir, là aussi à cause de l’homogénéité des revenus chez les locataires comme chez les demandeurs d’un logement social, sans compter le défaut d’attractivité pour des ménages extérieurs et plus fortunés de beaucoup de quartiers où sont localisés ces logements (Hendrickson 2002).

La mixité socio-économique est une vogue qui excède aux États-Unis les seuls logements sociaux existants. Modalité fréquente du zonage d’inclusion ou des remèdes judiciaires à la ségrégation raciale, de nombreux programmes locaux l’encouragent dans des villes et des quartiers favorisés (Houk et al. 2007), sans doute parce que ces mixed-income developments sont mieux acceptés politiquement que les logements réservés aux seuls pauvres (Smith 2002a). En pratique, la notion de « logement mixte » recouvre une grande variété de situations, selon la proportion de logements réservés aux ménages à revenus faibles ou modérés (souvent 20% de logements pour les bas revenus dans les programmes privés), selon que les diverses catégories de revenus sont mélangés au sein de chaque immeuble, et parfois de chaque étage, ou sont maintenus physiquement séparés ; certains programmes ne font aucune différence de taille ou de qualité des logements selon le prix payé par l’occupant tandis que d’autres établissent une telle hiérarchie ; enfin, des programmes combinent logements en accession et logements locatifs, d’autres non (Schwartz, Tajbakhsh 1997)

La mixité économique est aussi une dimension centrale du courant aujourd'hui dominant de l’urbanisme américain qu’est le New Urbanism. Selon ses préceptes, les quartiers doivent été pensés pour diversifier les groupes sociaux, dont on escompte des interactions quotidiennes grâce à la redéfinition des espaces, à la mixité des usages et des types de logement, le tout dans un souci de sécurité et de durabilité, avec une prédilection pour les densités faibles et la maison individuelle (Newman 1996 ; Bohl 2000). Ce « nouvel » urbanisme active en réalité des images biens nostalgiques, celle des vieux quartiers urbains aux relations sociales très denses, donnant le sentiment d’une communauté soudée et harmonieuse. Mais ses praticiens cherchent à étendre ses principes au-delà des enclaves résidentielles destinées aux classes moyennes et supérieures. Le HUD a ainsi demandé aux projets Hope VI de s’inspirer du New Urbanism pour concevoir la rénovation des quartiers d’habitat social.

Pour l’essentiel, les initiatives soutenues par le gouvernement fédéral en matière de mixité des logements s’appliquent au logement social, les autres initiatives étant du ressort des collectivités locales, de promoteurs privés ou d’associations. Le logement social est devenu le terrain de prédilection de la mixité de l’habitat et dans l’habitat notamment à cause de l’observation de pathologies sociales associées à la concentration spatiale des pauvres. Créer les conditions d’une mixité sociale dans les quartiers déshérités permettrait à leurs habitants « déstructurés » de s’identifier aux habitants « intégrés », pour leur emprunter leurs normes et comportements au regard de l’emploi, de la réussite scolaire, de l’entretien de leur logement ou du respect d’autrui.

L’étude des « effets de quartier » (neighbourhood effects) constitue l’arrière-plan scientifique de cette stratégie. Si la mise en évidence des effets de la concentration des pauvres sur leurs conduites et valeurs est une pratique très ancienne de la sociologie américaine47, le débat sur

l’hypothèse d’une culture spécifique des habitants du ghetto a connu un nouvel essor, à la fin des années 80, dans le contexte d’apparition d’une « nouvelle pauvreté urbaine » et d’émergence d’une underclass qui se singulariserait par le refus des normes sociales dominantes, la banalisation de la déviance et de la dépendance aux aides sociales comme modes de vie ordinaires, ou une sexualité très précoce. Le sociologue américain W. J. Wilson (1987, 1996) théorisera le phénomène, faisant l’hypothèse que ces phénomènes ont pour cause centrale la disparition de modèles d’identification positifs (role models) dans ces quartiers, consécutive au départ de ce « coussin protecteur » que représentaient les familles « structurantes ». Après la sortie de son livre, différents travaux américains ont abouti à des conclusions similaires (Crane 1991 ; Jencks, Peterson 1991 ; Ellen, Turner 1997), sans être dépourvus de faiblesses méthodologiques48.

47 La question était au cœur des premières enquêtes sociales ( social surveys) de la fin du XIXème siècle menées

par des « réformateurs » qui cherchaient à démontrer l’impact délétère, moral comme physique, de la promiscuité des pauvres dans les faubourgs et taudis des villes. Au début du XXème siècle, l’impact de l’environnement sur le comportement individuel constituera l’un des thèmes de prédilection des sociologues de l’école de Chicago qui mirent en avant le concept de « désorganisation sociale » pour expliquer les dysfonctionnements des quartiers ethniques (Grafmeyer, Joseph 1990). Des sociologues et anthropologues contesteront cette thèse, pour relativiser au contraire les phénomènes de déviances et souligner la force des solidarités dans les quartiers pauvres (Bakke 1940 ; Whyte 1943). Cette double lecture parcourt l’histoire de la sociologie urbaine américaine. Cependant, il a été difficile de regarder dès l’origine le ghetto noir comme producteur de dynamiques positives comme pouvaient l’être les quartiers ethniques du début du siècle dernier. En plus de toutes les difficultés qu’ils partageaient avec les immigrants d’origine européenne, les Noirs subissaient la ségrégation raciale. Dès la fin des années 30, l’intensité exceptionnelle des pathologies sanitaires et sociales des ghettos noirs avait été décrite par H. R. Cayton et S. C. Drake (1945) dans leur célèbre fresque du quartier de Bronzeville à Chicago. A partir de ce travail séminal, l’étude des ghettos noirs a connu un renouveau dans les années 60, pour souligner cette fois la dynamique d’auto-perpétuation du ghetto (Clark 1965), sur fond d’instabilité chronique des familles noires (Moynihan 1965). C’est aussi la période où est avancée l’hypothèse d’une « culture de la pauvreté » (Lewis 1968) et où des recherches ethnographiques s’efforcent de mettre à jour d’éventuelles valeurs et normes de comportement spécifiques des habitants des ghettos noirs (Liebow 1967 ; Rainwater 1970 ; Hannerz 1970). Pour une synthèse en français de cette littérature, voir Kirszbaum (1997).

48 Des faiblesses chroniques affectent les études cherchant à mettre en évidence les effets de la concentration de

la pauvreté sur les conduites et valeurs individuelles. La plus importante est l’erreur écologique (ecological

fallacy) qui consiste à inférer des propriétés ou des comportements individuels à partir de données agrégées par

unité spatiale (Rhein 1994). M. Marpsat (1999) a décrit ce problème (appelé aussi « effet de contexte »), dont elle rappelle qu’il a été identifié de longue date aux États-Unis (Robinson 1950). Contourner l’effet de contexte suppose notamment de distinguer les facteurs individuels et collectifs, et de distinguer l’effet du quartier de l’effet de la famille ou d’autres groupes intermédiaires situés entre l’individu et le quartier : la classe, le réseau de connaissances, la famille... Et plus sont intégrées les variables familiales, plus l’effet de quartier disparaît (Plotnik, Hoffman 1996), ce qui suggère un effet résiduel de ce dernier assez faible par rapport à l’effet familial (Ellen, Turner 1997).

Des chercheurs américains ont créé des méthodes de modélisation permettant de mesurer des effets « toutes

Associée à la problématique de l’isolement social, une multitude de travaux américains ont étudié de façon plus spécifique -et plus probante- la question des réseaux sociaux, ou du « capital social » (social capital), mobilisable dans les quartiers pauvres pour assurer la promotion sociale des individus. Le concept de capital social a suscité une littérature considérable dans sa dimension collective et civique (Putnam 1995), mais il a servi aussi à analyser les interactions sociales à l’échelle micro des individus, tout particulièrement en ce qu’elles donnent accès aux informations sur les opportunités d’emplois. L’insuffisance de leurs réseaux sociaux personnels jouerait ainsi un rôle déterminant dans la marginalisation des habitants des quartiers pauvres sur le marché de l’emploi (Ihlanfeldt 1996 ; Tigges et al. 1998 ; Reingold 1999), d’autant que ces quartiers seraient de plus en plus coupés des zones d’emplois peu qualifiés en raison du phénomène de spatial mismatch49. Parmi les travaux les

plus connus figurent ceux de M. Granovetter insistant sur l’importance des « liens faibles » (weak ties), ceux que l’on noue avec de simples connaissance et qui donnent accès aux informations et opportunités essentielles pour accéder à l’emploi et engager des parcours de mobilité sociale ascendante. Selon cet auteur, les pauvres s’appuieraient plus que les autres groupes sur les « liens forts » (strong ties) que procure l’entourage immédiat, au risque de s’enfermer dans des réseaux relationnels qui les coupent du monde extérieur et contribuent à l’auto-perpétuation de la pauvreté (Granovetter 1973, 1983, 1995). Dans le même sens, X. S. Briggs (1998) a proposé de distinguer entre le capital social provenant des proches qui donnent un coup de main ponctuels pour faire face à l’urgence (bonding social capital), et le capital social développé avec un cercle de relations plus étendu, donnant accès à des

jeunes ou de jeunes adultes. Ces études font ressortir des corrélations positives fortes entre diverses mesures du statut socio-économique des quartiers et des conduites déviantes, une fois contrôlées les caractéristiques familiales. Mais il reste difficile de séparer les caractéristiques individuelles des effets propres du milieu, puisque les premières peuvent résulter d’effets cumulés de l’environnement (Buck 2001). Un problème corrélatif porte sur l’absence de variables relatives aux caractéristiques physiques et institutionnelles du territoire dans la plupart des études sur les effets du quartier. Parce que les conditions physiques et institutionnelles sont souvent corrélées à la concentration de pauvreté, leurs effets sont indirectement pris en compte, mais le danger est de masquer des facteurs pouvant s’avérer décisifs en se focalisant sur les seules variables de composition de la population (Lupton 2003). Une dernière difficulté de taille renvoie à la détermination de l’échelle spatiale à laquelle les effets de l’environnement ont une influence (Overman 2002). Il a souvent été remarqué que les changements technologiques et la mobilité urbaine croissante rendaient les habitants d’aujourd'hui moins captifs de leur quartier que ceux d’hier pour créer des liens personnels, et ce quel que soit leur statut socio-économique (Bridge 2002). Or, la plupart des études ne s’intéressent qu’aux effets « internes » des quartiers faisant comme s’il n’existait pas d’interactions entre différents territoires, de sorte que des quartiers aux mêmes caractéristiques, mais dont l’environnement est dissemblable, seront considérés comme équivalents (Dietz 2002).

49 Cette hypothèse du spatial mismatch -ou « discordance spatiale »- a été avancée par l’économiste J. Kain

(1968) dans un article passé à la postérité. Il montrait le décalage croissant entre la localisation résidentielle des minorités pauvres et celle des zones pourvoyeuses d’emplois peu qualifiés. La vérification de cette hypothèse a donné lieu à un nombre considérable d’études empiriques qui l’ont confirmée ou atténuée selon les cas (voir par exemple Ellwood 1986 ; Ihlanfeldt 1994).

ressources extérieures plus propices à la mobilité sociale (bridging social capital). Dans cette perspective, la mixité sociale permettrait aux pauvres de construire les liens faibles qui leur font défaut, grâce aux contacts noués avec les membres d’autres groupes sociaux (pour une présentation de ces arguments, voir Joseph et al. 2007).

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