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La troisième condition de limitation : la règle de Born et l’interprétation probabiliste de la fonction d’onde

L’interprétation complémentaire de Bohr et la place des a prior

4.5. La troisième condition de limitation : la règle de Born et l’interprétation probabiliste de la fonction d’onde

Max Born a gagné en 1954 le Prix Nobel spécialement pour son interprétation statistique ou probabiliste de la fonction d’onde60. Dans un article de cinq pages61, il a proposé pour la première fois, en 1926, son interprétation, l’année même où Schrödinger présente sa mécanique ondulatoire et quelques mois avant la formulation du principe d'indétermination par Heisenberg.

En s’opposant à l'interprétation réaliste que Schrödinger avait donné à la fonction d’onde, Max Born a offert une approche alternative qui, acceptée dans l'essentiel par Bohr et par Heisenberg, est devenue l'interprétation orthodoxe de la fonction d’onde. D’un côté, les expériences de diffraction d'électrons (expérience de la double fente) paraissaient indiquer que la fonction devait être quelque chose de physiquement réel et non simplement une représentation de notre connaissance, en montrant des phénomènes ondulatoires réels pour les systèmes microphysiques. Néanmoins, pour Max Born le caractère multidimensionnel de la fonction d’onde et de sa valeur complexe empêchaient de la considérer comme la représentation d'une onde réelle, comme le prétendait Schrödinger. Il était possible, toutefois, d'attribuer une signification expérimentale au carré de la valeur absolue de la fonction d’onde, qui sera toujours un nombre réel non négatif. Comme Born (1964 : 262) lui-même dans sa conférence pour le prix Nobel en 1954 l’ admet, c’était Einstein qui lui avait donné l’idée, lorsqu’il avait précédemment interprété la dualité onde- particule dans le cas du photon en considérant que le carré de l'ampleur de l'onde lumineuse (c'est-à-dire, son intensité) donnait la densité de probabilité de l'existence de photons dans ce point. Max Born a appliqué cette idée à la fonction d'onde et a interprété φ|2 comme la densité de probabilité de trouver un électron ou une autre particule quelconque dans un certain volume.

Il faut bien noter que |φ|2 se réfère à un résultat obtenu dans un processus de mesure et non à une réalité microscopique objective : il s'agit de la probabilité qu'un

observateur trouve la particule s'il effectue une mesure, et non de la probabilité que la particule soit là tout simplement. Dans ce cadre interprétatif le problème de l'effondrement de la fonction d'onde, soulevé par von Neumann, en 1932, ne se pose pas. Il n'y a nul effondrement d'aucune onde réelle provoqué par notre mesure, mais un simple changement parfaitement explicable en notre état de connaissance sur le système : de l’état de ne pas savoir quelle valeur prendra une certaine variable, nous passons à l’état de connaître sa valeur avec exactitude. Ainsi selon l’interprétation probabiliste proposée par Born, la fonction d'onde était une expression de notre connaissance sur un événement et non la représentation des événements eux-mêmes.

Malgré toute discussion sur la référence réelle de la fonction d’onde, dans le Congrès de Solvay en 1927, la plupart des participants ont été disposés à maintenir l'interprétation probabiliste si le carré de la fonction d’onde était utilisé comme un instrument mathématique pour calculer les résultats possibles d'une mesure.

Des décennies plus tard, Heisenberg présente une autre possibilité d'accorder un certain type de réalité à la fonction, en parlant d’ondes de probabilité comme expression quantitative du concept aristotélicien de potentia. Pour Heisenberg, « l’onde de probabilité », dont le carré (|ψ|2) indique la probabilité d’occurrence d’un événement, combine des éléments objectifs et subjectifs. Elle serait quelque chose comme une possibilité ou tendance, qui est actualisée par l’action de l’observateur. Ainsi, il affirme :

La fonction de probabilité combine des éléments objectifs et des éléments subjectifs : elle contient des énoncés sur les possibilités, ou sur les tendances, les plus probables (potentia, dans la philosophie d’Aristote), et ces énoncés sont complètement objectifs et ne dépendent aucunement de l’observateur; et elle contient des énoncés concernant ce que nous connaissons du système, lesquels sont naturellement subjectifs dans la mesure où ils peuvent différer d’un observateur à un autre (Heisenberg (1961 : 48).

Ce rôle donné par Heisenberg à l’observateur a été critiqué par certains philosophes, comme K. Popper (1996), pour qui, il conduisait à une espèce d’interprétation philosophique subjectiviste de la mécanique quantique. Néanmoins, cette subjectivité dont parle Heisenberg doit être comprise dans un sens très particulier

et non pas dans le sens selon lequel le système observé dépend d’une certaine manière de la conscience de l’observateur.

La théorie quantique ne comporte certes pas de caractéristiques vraiment subjectives, car elle n’introduit pas l’esprit du physicien comme faisant partie d’un phénomène atomique ; mais elle part de la division du monde entre « objet » et reste du monde, ainsi que du fait que nous utilisons pour notre description les concepts classiques, du moins en ce qui touche le reste du monde. (Heisenberg (1961 : 51-2).

En contraste avec l’interprétation proposée par Bohr, Heisenberg fait référence à quelque chose d’objectif qui serait inhérent à l’objet avant d’être observé. Bohr, de son côté, interprète le caractère probabiliste de la fonction d’onde, mis en évidence par la règle de Born, comme dû au fait que le quantum d'action est indivisible. Ce que nous pouvons connaître de l’objet observé est toujours le résultat de son interaction avec les instruments d’observation. C’est pour cela que les processus élémentaires mettant en jeu une action égale au quantum d'action ne peuvent pas être prédits de manière déterministe à l'aide des équations différentielles de la mécanique classique. La seule prédictibilité possible concernant ces processus est probabiliste. Tous les concepts quantiques, même quand ils sont censés décrire un système dépendant d'un petit nombre de degrés de liberté, ont donc un contenu probabiliste inaliénable. La fonction d’onde n’a ainsi pour Bohr aucun contenu réel, mais est tout simplement un outil prédictif qui nous permet d’anticiper de façon probabiliste les résultats expérimentaux.

Du fait qu’on n’a plus de prédictions déterministes, non seulement Bohr, mais la majorité des physiciens concluent que la mécanique quantique entraîne nécessairement à renoncer à une description causale des processus microphysiques. Cette conclusion, comme nous allons le voir, ne sera pas partagée par les néokantiens G. Hermann et E. Cassirer, qui considèrent que la prédiction déterministe et la description causale ne sont pas identifiables.

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