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Introduction : de la pluralité d’interprétations en mécanique quantique

L’interprétation complémentaire de Bohr et la place des a prior

4.1. Introduction : de la pluralité d’interprétations en mécanique quantique

Depuis près d’une soixantaine d’années, on assiste à une irruption d’interprétations différentes de la théorie quantique. Sur la scène scientifique du débat quantique, se présentent, au-delà de l’interprétation de Copenhague, l’interprétation des états relatifs ou des mondes multiples (Everett, 1957 ; De Witt et Graham, 1973), l’interprétation à variables cachées (Bohm, 1952 ; Vigier, 1982), le réalisme des propensions à la Popper (1992, 1996), le réalisme ouvert à la d’Espagnat (1994), une variété d’interprétations modales (Van Fraassen, 1981, 1991 ; Kochen, 1985 ; Dieks, 1994 ; Healey, 1989 ; Bub, 1992), l’interprétation relationnelle (Rovelli, 1996), l’interprétation des histoires consistantes (Griffiths, 1984, 1996 ; Omnès, 1988 ; Gell- Mann et Hartle, 1990), l’interprétation en termes de corrélations (Mermin, 1998), l’interprétation des esprits multiples (Albert et Loewer, 1988, 1989), l’interprétation de l’environnement (Zeh, 1970 ; Joos et Zeh, 1985 ; Zurek, 1986). Devant cette multiplicité d’interprétations, une réponse univoque à la question de savoir ce que c'est que la théorie quantique, est loin d’être établie. Mara Beller (1999 : 106) dans son livre qui a le titre suggestif Quantum dialogue, caractérise cette situation comme une véritable polyphonie de la notion d’interprétation. La question de l’interprétation, prérogative précédemment attribuée aux sciences humaines, commence à faire partie de l’univers de la physique contemporaine.

Il s’agit, en effet, d’un événement épistémologique tout à fait nouveau dans le champ de la physique. L’espace public, où se déroulent les discussions et communications de la physique quantique, est devenu tellement peuplé d’interprétations les plus divergentes et éloignées d’un consensus que cela a provoqué une situation sans

l’épistémologie. La pratique de la dissension philosophique était déjà une habitude dans ce domaine et ce n’est pas du tout étonnant que la communauté de philosophes de la science se divise par rapport à la signification qu’on peut donner à l’acte même d’interprétation d’une théorie. Ce qui surprend pourtant, c’est le fait que la communauté, non de philosophes, mais de physiciens soit loin d’un accord sur l’interprétation correcte de la mécanique quantique.

Cette irruption d’interprétations dans le domaine des sciences physiques a mis en cause la distinction entre sciences naturelles et sciences de l’esprit, élaborée au cœur de la tradition herméneutique de W. Dilthey, M. Heidegger et H. G. Gadamer, qui réservait à cette dernière l’exclusivité de l’activité interprétative. C’est d’abord W. Dilthey (1947), dans son ouvrage de 1883, Einleitung in die Geisteswissenschaften39, qui en réaction au scientifisme de l’époque, propose la dichotomie entre expliquer et

comprendre comme fondement de la distinction entre sciences de l’esprit (histoire,

psychologie, etc) et sciences de la nature (physique, chimie et biologie). On explique la nature et on comprend le monde historique et social créé par l’homme. Dans le sens proposé par Dilthey, la notion d’interprétation appartiendrait à la méthode propre et exclusive aux sciences humaines, éminemment herméneutiques, et ne pourrait s’appliquer à la nature que dans un sens figuré et impropre. L’explication d’un phénomène physique, toujours extérieur à celui qui l’observe, était donnée par le recours à une loi qui préside à sa production. En revanche, la compréhension en sciences humaines s’obtiendrait par la mise en relation du phénomène avec celui qui lui donne un sens, dans une sorte d’imbrication inextricable entre le sujet qui interprète et son objet d’interprétation. La motivation principale de Dilthey était d’aller contre l’orientation positiviste d’importer les méthodes des sciences de la nature vers le champ des sciences humaines afin de leur accorder le statut de scientificité. Il voulait alors proposer quelque critère qui soit propre aux sciences de l’esprit et qu’on ne trouve pas ailleurs dans les domaines étrangers de la nature.

On remarque cependant que les événements épistémologiques survenus en mécanique quantique ont renversé complètement la distinction proposée par Dilthey. Il s’agit bien de l’inverse : ce sont les sciences de la nature qui paraissent « imiter » les

méthodes des sciences de l’esprit. L’idée amplement partagée que nous expliquons la nature physique de l’extérieur et que pour cela nos méthodes d’accès ne se mélangent pas au contenu de notre recherche a été mise en doute non pas par l’analyse philosophique extrinsèque à la science, mais par les impasses accomplies à l’intérieur même de la démarche en physique quantique. Les sciences de la matière ont commencé à souffrir d’un malaise auparavant exclusif aux sciences de l’esprit, celles qui font de l’interprétation herméneutique le fondement de leur pratique40. Ce n’est pas par hasard que Michel Bitbol dans L’aveuglante proximité du réel consacre le chapitre sept à discuter de la question : « que signifierait ‘comprendre la mécanique quantique’ ? » (Cf. Bitbol, 1998 : 273-302).

Les interprétations de la mécanique quantique aspirent à comprendre la connexion entre le formalisme mathématique et quelque chose qui pourrait être ainsi nommé ‘le monde’, ‘le phénomène physique’, ‘l’expérience’ ou ‘l’observation’. Le choix parmi ces appellations dépend déjà de la manière dont la question est posée par l’interprétation concernée. Dans ce sens, la corrélation entre les termes non-observables (théoriques) et les termes observables de la perception s’impose comme un des problèmes majeurs à résoudre afin d’éviter les paradoxes et les contradictions et d’arriver à une interprétation à la fois consistante et complète. Le problème de l’interprétation du formalisme est parfois identifié à un problème de traduction entre deux langages : un langage formel, constitué de termes mathématiques, et un langage ordinaire, constitué de termes qui peuvent être mesurés empiriquement41. La façon dont cette corrélation est comprise entraîne des engagements philosophiques qui donnent des réponses différentes à la question de savoir ce que c’est une théorie physique.

Parmi cette multiplicité d’interprétations, notre travail accorde une attention spéciale à l’interprétation de Copenhague, qui est considérée par certains auteurs comme l’interprétation kantienne de la mécanique quantique. On essayera justement de soulever les rapports entre la philosophie de Kant et la mécanique quantique. Néanmoins, l’interprétation de Copenhague est loin de représenter un ensemble

40 Pour une analyse sur les dimensions herméneutiques des sciences naturelles cf. P. Heelan (1975, 1982,

1983) et J. Kockelmans (1986).

cohérent d’idées. Sous son toit sont hébergés les partisans des visions philosophiques les plus variées et même opposées. Le travail historique de Max Jammer (1974 :87), montre bien que l’interprétation de Copenhague désigne plutôt un dénominateur commun pour une variété de points de vue. Et plus récemment Don Howard (2004) a développé une étude sur la mythologie de l’interprétation de Copenhague, en cherchant à montrer qu’en fait ce qui est fréquemment regardé comme attribué à cette interprétation a été une invention de Werner Heisenberg et diffère essentiellement du point de vue complémentaire de Niels Bohr.

Bien que Bohr et Heisenberg ne soient pas complètement d’accord au sujet de quelques points de l’interprétation du formalisme de la mécanique quantique, on peut au moins identifier quelques principes qui composent la base d’une approche disons minimale de cette interprétation. Ces principes sont : 1) Le postulat quantique ; 2) Le principe de correspondance; 3) L’interprétation statistique de la fonction d’onde ; 4) Les relations d’incertitude ; 5) Le principe de complémentarité. Parfois, le principe de réduction du paquet d’onde, supposé à la base du formalisme de l’espace d’Hilbert, est associé à l’interprétation de Copenhague. Bohr cependant a rarement utilisé ce formalisme. L’interprétation en termes de vecteur d’état et de collapse de la fonction d’onde est plutôt attachée à Heisenberg et à la formulation orthodoxe ou standard donnée par Dirac et von Neumann, chez qui ce principe a une place tout à fait importante42. Malgré cela, la désignation ‘interprétation de Copenhague’ est toujours associée à la pensée de Bohr et d’Heisenberg. Ainsi pour éviter des malentendus on a adopté dans ce chapitre le terme ‘interprétation complémentaire’ (complementarity

interpretation), proposé par Max Jammer (1974 : 87) pour mieux identifier les idées de

Bohr. Dans ce même sens, J. Bub (1997 : 195) distingue l’interprétation complémentaire de l’interprétation orthodoxe de Dirac-von Neumann. Pour lui, l’interprétation complémentaire peut être comprise comme une interprétation parmi les interprétations anti-effondrement du paquet d’onde.

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