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La question de la méthode dans la Critique de la raison pure

1.1 La Critique comme méthode

Ce chapitre consiste en une brève étude sur la Critique de la raison pure à partir du référentiel méthodologique posé par la thèse du néokantien Hermann Cohen (1842- 1918)7. Cette étude nous permet un double propos. Premièrement, dans le cadre strict de la doctrine kantienne, nous essayerons, dans les chapitres qui composent cette première partie, d’éprouver la fécondité de cette interprétation en dehors des domaines de la

Critique, spécifiquement dans le champ de la métaphysique kantienne de la nature afin

d’expliciter la contradiction que nous rencontrons. Pour comprendre ainsi pourquoi, dans les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, Kant considère comme vrai le jugement sur l’infinie divisibilité de la matière et, dans la Critique de la

raison pure, comme une illusion dialectique, nous chercherons dans la méthode

transcendantale elle-même, les règles d’une solution possible à cette question. En prenant comme point de départ la thèse, mise en lumière par H. Cohen, de la Critique comme un traité de méthode, nous envisageons de mesurer la pertinence d’une contradiction, dont nous ne savons pas au départ si elle est à peine apparente ou si réellement elle constitue un problème dans la philosophie kantienne. Deuxièmement, dans le cadre de la réflexion épistémologique sur la mécanique quantique nous nous servirons de cette interprétation afin de résoudre quelques malentendus concernant le rôle des principes a priori, notamment du principe de causalité, dans la physique contemporaine.

Mais de quelle méthode s’agit-il ?

Tout l’effort de refondation de la doctrine kantienne et du véritable « retour à Kant », entrepris par le père de l’école de Marburg, s'est fait dans le sens de la libérer de tout résidu psychologique, en se tournant vers les « faits de la science ». Le sens de

l’a priori kantien doit être cherché dans la critique de la connaissance scientifique, afin de trouver les principes synthétiques sur lesquels la science se construit et qui délimitent son champ de validité. Ainsi, ce n’est pas dans le cadre d’une psychologie transcendantale que cette tâche doit être accomplie. En effet, ce biais psychologique avait déjà instauré une série de malentendus en nous présentant les conditions a priori comme des attributs originaires et innés de la pensée. Néanmoins, les conditions a

priori, selon Cohen, doivent être présentées dans le cadre de la logique transcendantale,

en tant que logique de la connaissance scientifique.

Dans son œuvre, Kants Theorie der Erfahrung (Berlin, 1871), Cohen (2001) débute son projet de refondre la doctrine kantienne de l’a priori pour essayer de la sauver des « mésinterprétations » psychologiques de ses contemporaines8. Il essaie de montrer que la critique de la raison est à la fois et avant tout une critique de l’expérience. Mais il ne s’agit pas d’une expérience en tant qu’ensemble de données subjectives qui se présentent à la conscience pure. Le nouveau concept d’expérience introduit par Kant dans la Critique de la raison pure est selon Cohen identifié au « fait » même de la science (Faktum der Wissenschaft). En se rapportant à l’interprétation de H. Cohen, Massimo Ferrari souligne :

On devait accentuer la signification méthodologique du criticisme contre toute contamination psychologique, et ancrer la scientificité de la philosophie transcendantale dans la nature particulière de la méthode transcendantale : laquelle pouvait être résumée dans l’affirmation selon laquelle son sujet n’est pas constitué par les astres du ciel mais plutôt par les calculs astronomiques qui donnent aux astres la dignité de réalité scientifique9. (Ferrari, 2001 : 32)

Cependant, cette facticité de la science ne doit pas être naïvement interprétée comme des produits finis se rapportant à des doctrines cristallisées de l’époque. Les

7 Pour des études critiques en français sur l’interprétation de H. Cohen : Cf. J. Vuillemin (1954), A.

Philonenko (1986), E. Cassirer, H. Cohen & P. Natorp (1998) ; J. Seidengart (1990) ; E. Dufour (2001); M. Ferrari (2001) et A. Münster (2004).

8 Cohen se rapporte à la controverse entre Trendelenburg et Kuno Fischer sur l’esthétique transcendantale

qui a conféré un statut subjectif à l’espace et au temps.

9 « Ce n’est pas dans le ciel que les étoiles sont données (…) mais dans les raisons de l’astronomie ».

théories scientifiques doivent être considérées comme points de départ de nouvelles problématiques pour la réflexion transcendantale.

En suivant l’interprétation de H. Cohen, A. Philonenko (1975) attribue à la

Critique de la raison pure la fonction méthodologique primordiale d’élucider les

conditions dans lesquelles une connaissance peut être ou non vraie. Contre les lectures psychologiques de la Critique, Philonenko (1969 :121) souligne : « la philosophie transcendantale s’applique uniquement à la question de savoir comment les jugements peuvent être dits vrais, à délimiter leur valeur de connaissance ». Or, comme nous le savons, la réflexion transcendantale de la connaissance pour Kant est celle qui se rapporte à une expérience possible, qui suppose toujours l’intuition sensible. En raison de ce rapport à la possibilité et non pas à l’effectivité de l’expérience, il ne s’agit pas d’une méthode scientifique, qui a une dimension nécessairement empirique, mais d’une méthode philosophique, qui a un caractère essentiellement a priori.

Néanmoins, son caractère a priori se distingue de celui propre à la méthode mathématique. C’est dans sa « Doctrine Transcendantale de la Méthode » (B741-54), quand Kant caractérise les divers procédés méthodologiques, qu’on trouve la meilleure définition de la méthode critique. En contraste avec la méthode déductive de la mathématique, dont la connaissance se développe à partir de la construction de concepts, Kant définit la méthode philosophique comme descriptive. Cela parce que la connaissance philosophique est, pour lui, une description rationnelle à partir de concepts. Ainsi, ni le temps ni l’espace, uniques formes pures de l’intuition, ni les catégories de l’entendement, qui sont en nombre et en espèce bien déterminées, n’ont été déduits dans le sens mathématique de déduction à partir d’un postulat fondamental. Ces structures peuvent à peine être décrites rationnellement par des concepts mais jamais démontrées comme le sont les axiomes mathématiques.

Cependant, en accord avec l’analyse proposée par H. Cohen, le corps des connaissances philosophiques constitué dans la Critique de la raison pure doit être entendu comme une pure description des principes méthodologiques. Les structures a

priori ne se trouvent pas en nous comme des substances de l’esprit, mais comme des

règles nécessaires à la connaissance. L’esprit ne contient rien, il suit un chemin. Dans cette façon d’interpréter la Critique de la raison pure, Kant, en aucune façon, n’écrit un traité sur la nature de la raison humaine. Il décrit les modes par lesquels la raison

humaine connaît. Dans ce sens, la Critique de la raison pure est un traité de méthode. Il expose donc le chemin que l’esprit suit afin d’atteindre la connaissance. Une méthode appelée transcendantale, parce que, dans la description des structures a priori, il traite de l’expérience dans sa possibilité.

Le transcendantal concerne l’essence de l’expérience. Il ne s’agit pas d’une expérience totalement extérieure à l’esprit, qui arrive à être connue, mais d’une expérience construite et objectivée par le sujet lui-même. Son existence est donnée par la connaissance scientifique, exprimée dans la physique de Newton. Celle-ci est la seule qui, pour Kant, peut être proprement dénommée science, parce qu’elle compte des jugements apodictiques de stricte nécessité et objectivité. Parfois, expérience et connaissance expérimentale vont acquérir les mêmes significations.

En prenant la science comme un fait, la Critique s’interroge, alors, sur l’essence de cette science, c’est-à-dire, sur les conditions qui la rendent vraie. L’essence est, pour Kant, tout ce qui concerne la possibilité d’un objet10, le moyen par lequel la raison le connaît. Ce qui importe du point de vue critique n’est pas l’objet lui-même mais la manière de le connaître. En ce sens, l’essence n’a aucune valeur ontologique.

Ainsi, la question principale de la Critique de la raison pure, « que puis-je savoir ?», n’a pas en vue la constitution d’un corps doctrinaire de vérités philosophiques. Kant oriente sa réflexion dans le sens de répondre à la question « comment peut-on savoir ? ». Répondre à cette question signifie décrire l’essence de la connaissance, ses conditions de possibilité. Dans cette perspective, Philonenko (1969 : 121) affirme que « l’idéalisme critique consiste dans la description pure de l’essence de

la connaissance en tant qu’elle rend l’expérience possible ».

Selon l’interprétation cohenienne, les trois divisions de la Critique de la raison

pure, à savoir, l’« Esthétique », l’« Analytique » et la « Dialectique » sont des moments

transcendantaux d’une seule structure méthodologique. Néanmoins, cette structure ne cherche pas à décrire les règles a priori de la constitution de n’importe quel objet, mais de celui propre à la science mathématique de la nature. C’est d’abord l’expérience

scientifique et non pas l’expérience empirique en général qui concerne la question

centrale de la Critique de la raison pure sur la possibilité des jugements synthétiques a

priori. L’« Esthétique Transcendantale » traite des formes pures de l’intuition - espace

et temps – en tant que méthodes qui rendent possible la représentation de l’objet dans la sensibilité. L’« Analytique » est subdivisée en «Analytique des concepts», sur la déduction des catégories de l’entendement pur, qui rendent possible la pensée de l’objet de l’intuition, et « Analytique des Principes » qui fournit les lois d’application de ces catégories au monde empirique. La troisième division de la méthode kantienne, la « Dialectique Transcendantale », concerne l’usage de la raison au delà de toute expérience possible.

Une des thèses majeures de la lecture méthodologique de H. Cohen (1999) consiste à fonder la racine de la méthode transcendantale sur le principe de grandeur intensive, second principe du « système de tous les principes de l’entendement pur ». Son ouvrage de 1883, Principes de la méthode infinitésimale et son histoire, propose une reformulation de la notion de transcendantal mettant en avant la méthode infinitésimale en tant qu’instrument de la constitution de l’objectivité en physique mathématique. C’est donc la notion de réalité en tant que grandeur intensive mise en lumière par l'analyse infinitésimale qui interdit une possible autonomie de l’esthétique transcendantale.

L’« Analytique des principes » gagne, ainsi, selon l’interprétation de Cohen, une suprématie face à la méthode transcendantale, car, en elle, se concentre toute la problématique de la Critique de la raison pure. Tous les autres moments de la méthode, bien que ne constituant pas des divisions indépendantes, se trouvent inévitablement subordonnés au système des principes, dont l’expression est synthétisée dans « le principe suprême de l’expérience possible ». L’« Esthétique Transcendantale » n’acquiert sa véritable signification qu’intégrée aux principes de l’entendement pur. De la même manière, l’Analytique des Concepts se trouve nécessairement enchaînée à «l’Analytique des Principes», dans la mesure où les catégories n’auront de validité objective que lorsque schématisées, elles deviennent des prédicats des jugements synthétiques qui forment le système des principes. Et la « Dialectique » est un développement négatif de ces principes, qui, en outrepassant les limites de l’expérience possible, tombent inévitablement dans le domaine de l’illusion.

Nommée par Kant « doctrine transcendantale de la faculté de juger », « l’Analytique des principes » comporte deux chapitres : 1) « Du schématisme des

concepts purs de l’entendement », qui étudie « la condition sensible nécessaire à l’utilisation des concepts purs de l’entendement » ; 2) « Système de tous les principes de l’entendement pur », qui traite « des jugements synthétiques qui émanent, sous ces conditions a priori, de concepts purs de l’entendement et sont sous-jacents à toutes les autres connaissances a priori ». Le schématisme transcendantal, qui a comme problème l’applicabilité des catégories, assume, dans cette perspective, un rôle prépondérant dans cette interprétation de la théorie kantienne, parce qu’il débouche sur la théorie de la grandeur intensive11. C’est pour cela que dans ce chapitre, nous privilégierons donc l’« Analytique des principes », parce qu’elle englobe les jugements synthétiques a

priori – appelés, dans les Prolégomènes, « principes généraux de la science naturelle » -

qui rendent possible la connaissance scientifique de la réalité empirique. Mais il sera nécessaire d’analyser auparavant les éléments méthodologiques de « l’Esthétique » et de « l’Analytique des Concepts », essentiels à ces jugements.

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