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La question de la méthode dans la Critique de la raison pure

1.3. Les règles méthodologiques de l’entendement

1.3.2. L’aperception originaire

L’unité synthétique du divers se présente à travers ce que Kant appelle « aperception originaire », entendue comme l’unité transcendantale de la conscience du sujet – le « je pense »-, sans lequel il ne pourrait y avoir une représentation quelconque16. Cette conscience du sujet est cependant une conscience de soi qui se réalise dans la conscience de l’objet. Tout objet possible se rapporte, nécessairement et

a priori, à l’unité de la pure aperception, devenant ainsi une condition suprême de toute

pensée. Le «je pense» n’est, en aucune sorte, la conscience d’une unité, mais l’unité objective elle-même d’une conscience – unité qui est, avant tout, synthétique.

Mais il convient d’affirmer que, selon « l’Analytique des Principes », toute synthèse n’est possible qu’au moyen de jugements. C’est à travers eux que la pensée unifie les impressions des sens, en tant qu’objet relié à l’aperception pure. Les

jugements synthétiques a priori, contenant les formes pures de la sensibilité et de l’entendement, comme éléments constitutifs, rendent les catégories applicables à l’intuition sensible. En réalisant cette synthèse, les jugements remplissent l’unité nécessaire à l’aperception originaire.

Le «je pense», selon Kant, a non seulement un pouvoir de synthèse, mais doit avoir une présence permanente. Dans le cas contraire, une chose quelconque serait représentée en moi sans être pensée par moi. «L’unité synthétique» garantit que le «je» se reconnaît lui-même, sans se disperser dans le temps, réalisant la condition nécessaire à la synthèse des représentations. Si durée et permanence s’identifient avec le temps, en réalité le «je pense» synthétise le temps lui-même. A ce propos Philonenko (1969:162- 3) affirme :

D’une part la méthode de détermination du sens interne est en même temps la

méthode de détermination des phénomènes (…) d’autre part la méthode de détermination du sens interne est l’aperception transcendantale comme constitution catégorielle du temps.

De ce point de vue, l’essence de l’expérience se trouve dans l’acte même de la constitution du temps, en tant qu’unité synthétique originaire de l’aperception, qui permet d’unifier tous les a priori méthodologiques qui rendent possible la connaissance de la réalité objective.

De cette façon, le « je pense » ne se confond pas avec le principe cartésien de la

res cogitans – le « je » comme une substance. Dans la philosophie kantienne, ce

principe assume la fonction de règle, bien caractérisée par Philonenko (1969:163-4) dans son analyse sur l’aperception transcendantale :

Il ne s’agit pas d’une conscience réelle et existante, comme peut l’être en un sens la conscience empirique – qui est un phénomène déterminable -, mais d’une essence, c’est-à-dire d’une condition transcendantale et logique, qui forme la méthode de la connaissance, laquelle ne consiste qu’à exiger au sein du temps constitué l’unification synthétique de tout le divers de la sensibilité ou des phénomènes.

Ceci étant, reste à savoir comment le « je pense » opère la synthèse entre les catégories de l’entendement et la diversité de l’intuition sensible. Cette explication

apparaît dans la théorie kantienne du schématisme, culminant dans le système des principes de l’entendement pur.

1.3.3. Le schématisme

Dans le chapitre du schématisme, Kant traite, de manière extrêmement originale, le délicat et si discuté problème de l’hétérogénéité entre le concept général et l’intuition empirique singulière, entre le nécessaire et le contingent, entre l’intelligible et le sensible. De par sa difficulté, il est source d’interprétations divergentes17. Kant lui-même affirmait, en 1797 : « le schématisme est au fond un des points les plus difficiles. Même M. Beck n’arrive pas à le pénétrer entièrement. Je tiens ce chapitre pour un des plus importants »18.

Kant présente le schématisme comme un système de règles capables de transformer les concepts purs en lois qui gouvernent la multiplicité des images sensibles. Selon l’interprétation de H. Cohen, « ce n’est que par la schématisation que les catégories parviennent à leur signification scientifique » (Cohen, 2001 :399) Uniquement en tant que méthodes, règles universelles, les schèmes de l’entendement permettent de résoudre le problème de l’applicabilité des catégories à la sensibilité. « En effet », affirme Philonenko (1982 : 19), «l’idée de méthode renverse en bloc toutes les difficultés relatives à l’universalité du concept et à la particularité de l’image. »

Les catégories de l’entendement ont, en principe, un usage illimité. N’étant pas en elles-mêmes limitées à notre intuition sensible, elles peuvent être utilisées au service de toute pensée, véritable ou non. Pour qu’elles deviennent objectivement valides et constituent des connaissances véritables, il est nécessaire qu’elles soient soumises à la sensibilité. C’est là exactement le rôle des schèmes, que réalisent les catégories en les restreignant à l’usage empirique. Du point de vue de la connaissance scientifique, les catégories, sans les schèmes, manquent de toute signification. « Telle est par conséquent

17 Cela est l'un des points du conflit sur l’interprétation de Kant qui opposa Heidegger à Cassirer, dans le

débat de Davos, en 1929. (Cf. Cassirer & Heidegger, 1972)

18 Kant, Œuvres posthumes manuscrites de Kant (Kant’s handschriftlicher Nachlaβ, Band V, n°6359 (Ak

la signification du schème : il élève le concept à ce qu’il doit être conformément à sa tâche scientifique : une règle »(Cohen, 2001 : 397-398 ; KTE, 492).

En rapprochant deux entités qui sont, au départ, hétérogènes – l’intelligible (concepts) et le sensible (intuition) – les schèmes accomplissent pour Kant une fonction médiatrice :

Or, il est clair qu’il doit y avoir un troisième terme, qui doit être homogène d’un côté à la catégorie, de l’autre au phénomène, et qui rend possible l’application de la première au second. Cette représentation médiatrice doit être pure (sans rien d’empirique) et cependant d’un côté intellectuelle, de l’autre sensible. Une telle représentation est le schème transcendantal. (Kant, 1980d : 885, A138/B177; Ak III, 134).

Selon Philonenko (1982) l’enjeu de la théorie du schématisme se trouve davantage dans la réponse de Kant au conflit qui oppose Berkeley à Locke à propos de la question de la représentation des idées générales.

Pour résumer ce conflit : Reprenant le fameux exemple de Locke19 concernant la représentation de l’idée générale d’un triangle, Berkeley met en évidence l’impossibilité de former dans la pensée une idée qui corresponde à un concept général et abstrait20. Il n’existe pas d’image adéquate au concept général de triangle. Lorsque nous pensons un

19 “For abstract ideas are not so obvious or easy to children, or the yet unexercised mind, as particular

ones. If they seem so to grown men, it is only because by constant and familiar use they are made so. For, when we nicely reflect upon them, we shall find that general ideas are fictions and contrivances of the mind, that carry difficulty with them, and do not so easily offer themselves as we are apt to imagine. For example, does it not require some pains and skill to form the general idea of a triangle, (which is yet none of the most abstract, comprehensive, and difficult,) for it must be neither oblique nor rectangle, neither equilateral, equicrural, nor scalenon; but all and none of these at once. In effect, it is something imperfect, that cannot exist; an idea wherein some parts of several different and inconsistent ideas are put together. It is true, the mind, in this imperfect state, has need of such ideas, and makes all the haste to them it can, for the conveniency of communication and enlargement of knowledge; to both which it is naturally very much inclined. But yet one has reason to suspect such ideas are marks of our imperfection; at least, this is enough to show that the most abstract and general ideas are not those that the mind is first and most easily acquainted with, nor such as its earliest knowledge is conversant about”. (Locke, 1959:274-5; B. IV, ch; VII, 9)

20 “If any Man has the Faculty of framing in his Mind such an Idea of a Triangle as is here described, it is

in vain to pretend to dispute him out of it, nor would I go about it. All I desire is, that the Reader would fully and certainly inform himself whether he has such an Idea or no. And this, methinks, can be no hard Task for anyone to perform. What more easy than for anyone to look a little into his own Thoughts, and there try whether he has, or can attain to have, an Idea that shall correspond with the description that is

triangle, nous pensons à un triangle déterminé qui doit être nécessairement scalène, isocèle ou équilatéral. L’abstrait est, pour Berkeley, une illusion.

Kant est d’accord avec Berkeley : l’image est toujours singulière. La grande nouveauté introduite par Kant réside dans la proposition : «De fait, nos concepts sensibles purs n’ont pour fondement des images des objets, mais des schèmes» (Kant, 1980d : 886, A140/B180; Ak III, 136). Ces schèmes sont capables de prescrire des règles, au moyen desquelles nous construisons des triangles. Ces règles, à leur tour, sont toujours générales et capables d’interpréter correctement l’image sensible et reconnaître en elle le concept. Kant ouvre la voie à la solution du problème soulevé par les empiristes en montrant que l’idée de construction d’un triangle ne nécessite pas et ne peut être elle-même un triangle, car une telle idée ne représente pas une image singulière, mais un schème, qui porte les marques de nécessité et d’universalité qui appartiennent à la connaissance a priori des objets. En réponse à Berkeley, Kant affirme :

Il n’est pas d’image du triangle qui serait adéquate au concept d’un triangle en général. En effet, elle n’atteindrait pas l’universalité du concept, qui le rend valable pour tous les triangles, rectangles, à angles obliques, etc., mais elle serait toujours restreinte à une partie seulement de cette sphère. Le schème du triangle ne peut jamais exister ailleurs que dans la pensée, et il signifie une règle de la synthèse de l’imagination en vue de figures pures dans l’espace. Un objet de l’expérience, ou une image de cet objet, atteint bien moins encore le concept empirique, mais celui-ci se rapporte toujours immédiatement au schème de l’imagination, comme à une règle de la détermination de notre intuition, conformément à un certain concept général. Le concept de chien signifie une règle d’après laquelle mon imagination peut tracer de manière générale la figure d’un quadrupède, sans être restreinte à quelque figure particulière que m’offre l’expérience, ou encore à quelque image possible que je peux présenter

in concreto. (Kant, 1980d : 886-7, A141/B180; Ak III, 136)

Les schèmes sont, ainsi, des produits de l’imagination. Celle-ci, dans la réalité, doit être comprise comme le mouvement intrinsèque de l’entendement, dans l’exercice de pouvoir juger synthétiquement et a priori les objets. L’entendement est donc selon la caractérisation de Kant dans « l’Analytique des Principes », la faculté des règles, qui dans leur signification transcendantale, ne sont que l’usage in concreto des catégories.

Pour Philonenko (1982 :20), le manque de compréhension de la théorie de l’imagination en tant que théorie de la méthode enlève à Kant « le précieux bénéfice de sa courageuse réflexion ». Car ce que l’interprétation cohénienne propose est de comprendre la signification du schème non pas comme un fait psychologique mais en tant que condition transcendantale de la connaissance scientifique. Par rapport à l’objection entre Berkeley et Locke, la solution donnée par Kant remplace l’exigence psychologique par l’exigence transcendantale en faisant du schème la condition médiatrice de l’imagination en sa forme productrice capable de lier deux autres espèces de conditions formelles pour produire la connaissance (Cohen, 2001 : 397-398).

Contrairement à Hume, par exemple, qui concevait la géométrie comme résultat de la capacité de l’imagination à reproduire la figure, pour Kant, elle est le résultat de l’action de l’imagination qui, à travers les schèmes, produit la figure. Comme nous le savons, l’imagination transcendantale possède, pour Kant, deux fonctions : la première, de reproduire des images dans la mémoire, et la seconde, de produire des schèmes dans l’entendement. L’imagination, dans sa fonction reproductive, retient dans la mémoire des images d’intuitions empiriques singulières. Cela est sans doute le fait psychologique auquel Cohen fait référence. Toutefois, c’est elle qui, dans sa fonction de produire des règles universelles (les schèmes), permet de rencontrer des images qui correspondent à des concepts. Cela est une condition transcendantale de la connaissance. Le passage qui suit éclaire bien ce que nous sommes en train d’exposer :

Le schème n’est toujours en lui-même qu’un produit de l’imagination ; mais comme la synthèse de l’imagination n’a pour visée aucune intuition singulière, mais seulement l’unité dans la détermination de la sensibilité, il faut bien distinguer le schème de l’image. Ainsi, quand je place cinq points l’un après l’autre · · · , c’est là une image du nombre cinq. Au contraire, quand je ne fait que penser un nombre en général, qui peut être cinq ou cent, cette pensée est plus la représentation d’une méthode pour représenter, conformément à un certain concept, un ensemble (par exemple mille), que cette image même, que dans le dernier cas il me serait difficile de parcourir des yeux et de comparer au concept. Or c’est cette représentation d’un procédé général de l’imagination pour procurer à un concept son image que j’appelle le schème pour ce concept. (Kant, 1980d : 886, A140/B179; Ak III, 135)

Par conséquent c’est en référence au temps que l’imagination transcendantale réalise le schématisme des catégories en les rendant objectives. En retenant dans la mémoire les images, l’imagination reproductrice permet la reconstitution du passé. Et, dans son activité à produire des règles générales, capables de prédire une expérience non encore advenue, l’imagination productrice constitue l’avenir. Ainsi, l’imagination produit son propre temps en élaborant des schèmes. Les catégories ne peuvent être appliquées a priori à l’intuition sensible sans être en relation avec la forme pure du sens interne. C’est pourquoi Kant fait coïncider ses schèmes avec les déterminations du temps.

On voit par tout cela ce que contient et représente le schème de chaque catégorie : celui de la grandeur, la production (synthèse) du temps lui-même dans l’appréhension successive d’un objet ; le schème de la qualité, la synthèse de la sensation (perception) avec la représentation du temps, ou le remplissage du temps ; celui de la relation, le rapport des perception entre elles en tout temps (c’est-à-dire d’après une règle de la détermination du temps) ; enfin le schème de la modalité et de ses catégories, le temps lui-même comme corrélat de la détermination d’un objet, si et comment il appartient au temps. Les schèmes ne sont donc autre chose que des déterminations du temps a priori, d’après des règles, et ces déterminations, suivant l’ordre des catégories, concernent la série du temps, le contenu du temps, l’ordre du temps, enfin l’ensemble du temps par rapport à tous les objets possibles. (Kant, 1980d : 889- 890, A145/B185; Ak III, 138)

La constitution catégorique du temps permet donc d’identifier l’imagination et l’aperception. en tant que méthodes. Car, comme nous l’avons vu, le «je pense» synthétise le temps dans l’acte de reconnaissance de lui-même, son activité étant expliquée ici par les schèmes de l’imagination transcendantale. En fait, ces schèmes sont la synthèse pure moyennant des règles, que se donne l’unité suprême de l’aperception qui unifie sensibilité et entendement. En transformant les catégories en règles applicables au multiple de l’intuition sensible, les schèmes permettent de déterminer ce qui est arrivé dans le passé et de prévoir un évènement futur. Dans ce sens, la constitution catégorique du temps, la schématisation des catégories et les déterminations du «je pense» se fondent sur l’unité synthétique de l’aperception originaire, constituant l’essence propre à toute expérience.

C’est face à cela que Philonenko (1975) proclame le temps comme le biais qui traverse toute la Critique, fournissant la structure de la méthode transcendantale, vu sa prépondérance tant dans l’Esthétique que dans les analyses du principe de l’aperception transcendantale et du schématisme.

C’est ainsi que nous comprenons la thèse de Cohen sur la suprématie de « l’Analytique des Principes » dans la méthode transcendantale. C’est seulement dans cette partie de la Critique que Kant répond effectivement à sa question initiale « comment sont possibles les jugements synthétiques a priori », ou, plus précisément, « comment est possible l’application des jugements synthétiques a priori à l’expérience ? ». C’est dans «Analytique» que sont décrites les conditions sur lesquelles l’objet peut être donné en concordance avec le concept pur, indiquant a priori la règle donnée du concept pur et le cas auquel il doit être appliqué. La règle et le schème, une méthode qui rend possible, simultanément, la détermination de l’image de l’objet et la représentation du concept. Nous nous trouvons ainsi face à une des questions fondamentales de l’idéalisme critique : l’applicabilité des jugements synthétiques a priori à toute expérience possible.

Le principe suprême de la possibilité de l’expérience, que nous allons ensuite analyser traduit cette symbiose entre imagination et aperception, dont nous avons parlé, expliquant comment le jugement rend possible la synthèse a priori des objets de l’expérience.

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