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La deuxième condition de limitation : le principe de correspondance

L’interprétation complémentaire de Bohr et la place des a prior

4.4. La deuxième condition de limitation : le principe de correspondance

Bohr soutient l’idée de réduction de la mécanique quantique à la mécanique classique par une espèce de limite de correspondance. Cette limite s’approche justement quand la constante de Planck tend vers zéro. Si un phénomène est décrit en termes classiques, la constante de Planck n’apparaît pas dans cette description. Bohr a essayé d’exprimer ce lien entre la théorie classique et la théorie quantique à travers son principe de correspondance. En effet, il veut traduire le fait que le formalisme mathématique de la mécanique quantique tend vers celui de la mécanique classique pour les systèmes physiques qui ont des dimensions considérablement plus grandes que celles des atomes.

Une étude détaillée de ce principe a été faite par L. de Broglie (1938). Il exemplifie l’application de ce principe en mettant en correspondance des interprétations classiques de plusieurs phénomènes avec des interprétations quantiques dans des situations comme l’ancienne théorie des quanta, les nouvelles mécaniques, les phénomènes de diffusion cohérente et de dispersion, les effets Raman, Compton et photoélectrique. De Broglie reconnaît que l’idée basique de ce principe a été lancée par Bohr en 1916 qui justifiait la différence entre la théorie classique et la théorie quantique par le fait que la constante de Planck a une valeur finie. A cette époque-là la correspondance entre les deux théories était pensée en termes d’une approximation asymptotique lorsqu’il s’agissait de considérer un nombre énorme de quanta d’action. Ainsi de Broglie exprime l’idée primitive que Bohr avait du principe de correspondance :

En particulier, dans les phénomènes mettant en jeu un nombre énorme de quanta d’action, on doit retrouver asymptotiquement les résultats de la théorie classique puisqu’alors tout se passe comme si h était infiniment petit. En d’autres termes, les théories classiques on été construites pour représenter des phénomènes à grande échelle où interviennent un nombre considérable de quanta d’action et comme elles ont été vérifiées pour ces phénomènes les théories quantiques, où l’on tient compte de la discontinuité de l’action, doivent les retrouver comme cas limites valables pour les grands nombres de quanta. (L. de Broglie, 1938 : 34)

L’étude plus récente de Hans Radder (1991), où est présentée une analyse détaillée du développement du principe de correspondance en tant que principe heuristique, soutient, cependant, qu’une des premières versions plus restreintes du principe de correspondance doit être attribuée à Max Planck. Celui-ci, en 1906, avant Bohr, a montré, qu’à la limite, les conclusions théoriques de la théorie quantique convergent vers les résultats classiques54. Puis dans une conférence donnée à Copenhague en 1913, publiée en 191455, Bohr présente une nouvelle version de ce principe appliquée à l’atome d’hydrogène, selon laquelle pour les nombres quantiques suffisamment grands on peut retrouver des résultats classiques. Mais c’est en 1923 que Bohr56 exploite systématiquement ce principe en relation à la théorie quantique en tant que règle générale et principe heuristique, en le poussant en dehors du domaine défini par les grands nombres quantiques. La mécanique classique a alors été prise comme guide dans l’élaboration et l’interprétation de la théorie quantique. Bohr considère que la théorie classique est macroscopiquement correcte, mais qu’elle ne l’est plus dans l’explication des phénomènes microscopiques, où l’apparition du discontinu intervient. Mais à la limite, où les discontinuités sont considérées comme infiniment petites par rapport au quantum d’action, les prédictions classiques et quantiques coïncident.

Bohr, dans son article de 1925, décrit le principe de correspondance comme suit: Cependant, cette représentation intuitive des états stationnaires au moyen d’images mécaniques est de nature à faire ressortir une analogie profonde entre

54 Cf M. Planck (1959 : 143) : “the classical theory can simply be characterized by the fact that the

la théorie quantique et la théorie mécanique. On a été mis sur la trace de cette analogie en examinant de plus près ce qui se passe dans la phase initiale du processus de liaison dont nous venons de parler, dans laquelle les mouvements correspondant aux états stationnaires successifs diffèrent relativement peu l'un de l'autre. Dans ce cas en effet, il a été possible de mettre en évidence une concordance asymptotique entre le spectre et le mouvement. Cette concordance a permis d’établir une relation quantitative exprimant la constante de la formule de Balmer pour le spectre d'hydrogène en fonction de la constante de Planck, de la charge de l'électron et de sa masse. La validité de ces considérations a été confirmée notamment lorsqu’on a pu vérifier que les spectres dépendent de la charge du noyau de la manière prévue par la théorie. (…)

La concordance asymptotique entre le spectre et le mouvement, ainsi mis en évidence, a conduit à l’établissement du « principe de correspondance » ; ce principe exige, pour la production d’un processus de transition donné, accompagné de rayonnement, la présence dans le mouvement de l'atome de la composante harmonique de fréquence « correspondante » : cette fréquence concorde asymptotiquement, à la limite où les énergies des états stationnaires successifs deviennent très voisines, avec la fréquence de la transition, calculée à l’aide des postulats. En outre, à cette limite, les amplitudes des composantes harmoniques considérées fournissent une mesure asymptotique de la probabilité des processus de transition correspondants, et par suite, de l’intensité des lignes spectrales que l’on observe. Le principe de correspondance se présente comme l’expression de la tentative que nous faisions, malgré l’antagonisme essentiel des deux théories, d’utiliser pour l’édification de la théorie quantique chaque trait de la théorie classique, convenablement modifié. (Bohr, 1932 : 34-35 ; ‘La théorie atomique et la mécanique’ (1925))

A cette idée d’approximation asymptotique, exprimée par le principe de correspondance, Bohr ajoute celle de l’usage analogique en théorie quantique des concepts classiques, comme par exemple les concepts de masse et de charge électrique. Néanmoins, la signification classique ne peut à la limite être attribuée à ces concepts que lorsque la constante de Planck devient négligeable. Ainsi nous explique Bohr :

En effet, utiliser des concepts tels que masse ou charge électrique, c’est évidemment faire appel à des lois mécaniques ou électrodynamiques. Cependant, on peut régler l’emploi de ces concepts même en dehors du domaine de validité des théories classiques en postulant que la description quantique se rattache directement au mode de description ordinaire dans le domaine-limite où l’on peut faire abstraction du quantum d’action. On s’efforce donc dans la théorie quantique de faire usage de tous les concepts classiques en leur donnant une interprétation nouvelle qui satisfait à ce postulat sans être en conflit avec le principe de l’indivisibilité du quantum d’action ; ce qui exprime le « principe de correspondance ». Cependant, pour arriver à une description strictement conforme au principe de correspondance, il a fallu surmonter de nombreuses difficultés, et ce n’est que dans ces dernières années qu’on est arrivé à une mécanique quantique logiquement cohérente ; celle-ci, qui peut être considérée comme une généralisation naturelle de la mécanique classique, remplace l’enchaînement causal de cette dernière par un mode de description essentiellement statistique. [Bohr, 1932 : 104 ; ‘La théorie atomique et les principes fondamentaux de la description des phénomènes’ (1929)]

Au delà de son importance explicative pour établir le lien entre les deux types de description, quantique et classique, le « principe de correspondance » a joué un rôle heuristique remarquable dans le développement de la mécanique quantique. Plusieurs auteurs considèrent, en effet, qu’Heisenberg semble avoir procédé suivant ce principe pour atteindre sa mécanique des matrices. L’idée était que le formalisme classique de l’Hamiltonien pourrait être préservé dans la mécanique quantique sous la condition que les quantités physiques soient représentées par des opérateurs qui ne commutent pas.

De Broglie affirme à ce sujet :

Guidés par l’idée de correspondance, les théoriciens de l’école de Copenhague, élèves de M. Bohr, sont parvenus à développer des théories parfois un peu bâtardes, mais qui on été très utiles parce qu’elles ont préparé la voie aux théories actuelles. C’est ainsi que MM. Kramers et Heisenberg sont parvenus à la première théorie quantique de la dispersion et à la formule qui porte leur nom (…). Partant de là et toujours guidé par la méthode de correspondance, M. Heisenberg a développé avec beaucoup d’originalité sa théorie des matrices. (L. de Broglie, 1938 : 38-9)

Pour ce rôle heuristique le principe de correspondance est tout à fait intéressant aussi bien du point de vue physique que du point de vue philosophique57. Il soulève des questions d’ordre épistémologiques comme par exemple : Comment une nouvelle théorie est-elle formée par rapport à des théories plus anciennes? Un principe heuristique dans un tel processus est-il simplement une question de psychologie, ou comporte-t-il des éléments logiques ou raisonnables? Qu'est-ce qui est abandonné, et qu'est-ce qui est innové dans un tel processus de changement de théorie? L'utilisation par Bohr du principe de correspondance illustre bien ces questions mais les réponses sont encore en cours de formation en mécanique quantique.

Dans un contexte épistémologique plus général, H. Post (1971) défend ce principe comme exemple qui justifie rationnellement l’Heuristique, en tant que champ de recherche légitime. Pour lui, contrairement aux positions de beaucoup de philosophes de la science comme P. Feyrabend, T. Kuhn, K. Popper et tous les représentants de l’empirisme logique, l’heuristique constitue l’une des meilleures parties de la philosophie de la science. Il soutient ainsi qu’il est possible et approprié de définir une procédure pour la construction de nouvelles théories scientifiques. Son importance s’étend au-delà des limites de la mécanique quantique. Le principe de correspondance est un exemple que les processus heuristiques sont bien plus qu’une procédure d’essai et d’erreur, sans importance pour l’analyse logique de la science, comme le soutenait K. Popper (1973).

En portant sur le problème de la limite entre la mécanique classique et la mécanique quantique, ce principe jette de l’huile sur le feu dans le débat sur l’incommensurabilité des théories scientifiques. Il semble être en contradiction évidente avec la conception d'incommensurabilité développée par T. Kuhn (1962) et P. Feyerabend (1979) dans les années soixante et soixante-dix.Selon Kuhn la révolution conceptuelle accomplie par la mécanique quantique, comme toutes les révolutions scientifiques, réside non seulement dans l’aboutissement d’une nouvelle théorie, mais aussi dans un changement radical du champ de problèmes scientifiques étudiés, des méthodes de recherche et de l'appareil conceptuel de la discipline concernée.

57 Pour des études critiques sur le rôle du principe de correspondance : voir H. R. Post (1971), W.

Krajewski (1977), E. Zahar (1983), W. L. Fadner (1985). Cf. aussi les articles dans l’ouvrage collectif en l’honneur de H. R. Post édité par S. French & H. Kamminga (1993).

Feyerabend de son côté nous présente une série d’exemples d'incommensurabilité quand la nouvelle théorie est incommensurable avec l’ancienne, les deux se rapportant au même secteur de la réalité. Il est bien connu, que Bohr lui-même a été convaincu de l'incommensurabilité des concepts classiques et quantiques, mais bien sûr pas de la même manière que Kunh et Feyerabend.

En se basant sur le principe de correspondance, Erhard Scheibe (1976) argumente contre la thèse d’incommensurabilité soutenue par Feyrabend et Kuhn58. Il défend l’idée qu’il y a du progrès et de la continuité dans le développement de la physique. Il a réexaminé les exemples historiques donnés par Feyerabend dans le but de corriger la notion de commensurabilité. Pour lui on ne peut pas nier l’existence d’incommensurabilités, mais on ne peut pas non plus nier l’existence de correspondances entre concepts qui sont accompagnées d’approximations numériques59. Une autre étude réalisée par W. L. Fadner (1985) déclare que le principe de correspondance a une base scientifique forte dans les théories physiques depuis Newton. Pour Fadner le principe de correspondance n’a pas sa place entre des théories, mais entre les équations opérationnelles des nouvelles et des anciennes théories. Il parle ainsi de la correspondance entre termes ou concepts de différentes théories mais pas d’une invariance de sens. Comme Scheibe, Fadner accepte aussi certains changements de la signification des concepts physiques. Dans ce débat qui oppose les partenaires de la correspondance à ceux de l’incommensurabilité, Scheibe et Fadner défendent une position intermédiaire lorsqu’ils parlent par exemple d'approximations numériques des équations opérationnelles et des concepts qui peuvent différer dans leurs relations soit par rapport à la correspondance soit par rapport à l'incommensurabilité.

Du point de vue transcendantal, Kant réserve une place tout à fait importante à des principes qui, comme celui de correspondance, ont cette fonction heuristique de

58 Cf. E. Scheibe, 1976: 566: « even in the cases of incommensurable theories T and T’, the following can

be observed: (1) there is a certain correspondence between the concepts (or the sorts of variables and the formulas) of T and T’, and (2) this correspondence can be made the basis of an approximate comparison of T and T’ or, putting the approximations in temporally fixed limitations of the accuracy of measurement, of a comparison on the line of our P-conditions in their ‘correspondence’-formulation. The concepts of classical physics were not altogether extinguished by quantum mechanics and the theories of relativity. Rather they themselves, and not only classical physics as a whole, had their successors in quantum and relativistic physics”.

pousser la recherche scientifique vers la découverte du nouveau. Mais contrairement à des positions comme celle de Popper (1973), les principes heuristiques n’appartiennent pas au champ du subjectivisme psychologique, mais à celui de la logique transcendantale, comme Kant le définit dans sa dialectique. Les principes heuristiques ont avant tout une force régulatrice, dont la valeur est celle d’une règle de la progression et de l’extension maximale du champ théorique de l’expérience possible. La fonction régulatrice des idées heuristiques ont, selon Kant, un usage hypothétique :

L’usage hypothétique de la raison tend donc vers l’unité systématique des connaissances de l’entendement, et cette unité est la pierre de touche de la vérité des règles. Réciproquement l’unité systématique (comme simple idée) n’est qu’une unité projetée, qu’on ne doit pas considérer comme donnée, mais seulement comme problème, et qui sert à trouver un principe au divers et à l’usage particulier de l’entendement, et par là à diriger cet usage vers les cas qui ne sont pas donnés, et ainsi à le rendre suivi. (Kant, 1980d : 1250 ; A 647/B675 ; Ak III, 429).

Kant évidemment ne parle pas du principe de correspondance, principe qui concerne entièrement le rapport entre théories scientifiques successives. Ce rapport n’était pas un problème qui méritait son regard philosophique, car la seule théorie de la physique mathématique dont il disposait, était la mécanique newtonienne. Cette caractéristique mathématique fondamentale de la physique de Newton marquait aux yeux de Kant son absolue incommensurabilité avec la physique aristotélicienne. Nous avons a vu dans la première partie de ce travail que Kant a été confronté au problème du choix entre deux théories scientifiques rivales concernant la constitution de la matière. Cependant ce problème est d’ordre différent de celui de la succession des théories de la physique mathématique. Mais même si Kant n’avait pas envisagé la correspondance entre théories successives, sa critique positive des idées de la raison nous aide à comprendre le rôle des principes heuristiques du point de vue de la régulation de l’objectivité scientifique. Nous reviendrons sur ce point dans la troisième partie de cette thèse.

4.5. La troisième condition de limitation : la règle de Born et

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