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L’interprétation complémentaire de Bohr et la place des a prior

4.2. Mécanique quantique et limites du kantisme

La philosophie kantienne a eu une place singulière dans l’interprétation complémentaire. Heisenberg, à plusieurs reprises, a examiné les limites de l’épistémologie kantienne dans l’interprétation de la mécanique quantique (Cf. Les

principes physiques de la Théorie des Quant, chapitre 10 de La partie et le tout, Physique et Philosophie et Le Manuscrit de 1942). Bohr, par contre, a pris soin de citer

toutes sortes de philosophes en disant que la philosophie est un domaine pour lequel il n’a pas la moindre compétence. Mais même en refusant d’utiliser des références philosophiques dans ses analyses, Bohr utilise le schéma kantien sur le rapport entre intuitions et concepts pour rendre compte de la nouvelle situation épistémologique introduite par la mécanique quantique43. Il suggère, d’ailleurs, des modifications à ce schéma de façon à rendre intelligible la nouvelle situation, en discutant explicitement le nouveau rôle que doivent avoir les intuitions et les concepts en mécanique quantique. Catherine Chevalley (1994 : 34) affirme à ce propos: « Bohr n'appliquait clairement aucune doctrine philosophique spécifique ou systématique dans son travail. Cependant il se rendait également compte de l'importance générale du contraste entre Anschauung et Symbol dans la philosophie de son temps »44.

Au sujet du rapport entre la philosophie kantienne et la mécanique quantique dans la pensée de Bohr et Heisenberg, nous devons tout d’abord prendre en considération la distinction entre le kantisme strict et des approches transcendantales non strictement kantiennes. Le premier a été l’objet de critiques par Bohr et Heisenberg face aux changements provoqués par la mécanique quantique. Malgré leurs positions critiques face à la doctrine kantienne, des lectures transcendantales, non réductrices au kantisme, sont souvent associées à la pensée de Copenhague. Le mélange de ces deux perspectives est souvent à l’origine de malentendus. On traitera dans ce chapitre de la façon dont Kant a été compris par Bohr et Heisenberg et de la place réservée aux

43 Cette perspective d’analyse de la pensée de Bohr n’est pas partagée par certains interprètes, comme, par

exemple, H. Folse (1978, 1985) qui considère que cette proximité entre Bohr et Kant n’est qu’apparente. Nous allons revenir sur ce thème dans le dernier chapitre de notre travail.

principes kantiens dans leur interprétation. Nous ne discuterons la deuxième perspective que dans le dernier chapitre de ce travail dans le cadre d’une conception pragmatico- transcendantale de la mécanique quantique. Cette différence de perspectives suppose la distinction méthodologique, défendue originellement par Cassirer45, entre approche kantienne et approche transcendantale. Nous accordons une importance spéciale à cette distinction dans notre travail dans la mesure où la légitimité d’une perspective transcendantale en mécanique quantique se fonde justement sur la reconnaissance des limites de l’approche kantienne.

Dans le cadre des interprétations qui ont pris Kant comme point de référence pour comprendre les problèmes épistémologiques soulevés par la mécanique quantique, on envisage au moins quatre analyses transcendantales distinctes : 1) la solution donnée par Bohr et Heisenberg face au rapport kantien entre intuition et concept ; 2) les interprétations kantiennes ou quasi-kantiennes de la mécanique quantique (G. Hermann et P. Mittelstaedt) ; 3) les interprétations néo-transcendantales de la mécanique quantique (C. F. von Weizsäcker, J. Petitot, M. Bitbol) ; et 4) l’interprétation transcendantale de la pensée de Bohr (J. Honner, C. Chevalley, B. Falkenburg, C. Hooker, S. Brock). Les deux premières font l’objet de la partie présentement analysée et les deux dernières seront traitées dans les parties suivantes.

La manière dont Bohr et Heisenberg discutent les limites de l’approche kantienne de la connaissance se confond avec leur présentation sur les limites mêmes de la physique classique. Il y a ainsi des limitations imposées par la mécanique quantique qui concernent à la fois l’épistémologie kantienne et la physique classique. Le point de départ du débat épistémologique mené par les adeptes de la complémentarité présuppose déjà que la mécanique classique est mieux présentée en termes kantiens, c’est-à-dire, par l’enjeu entre l’intuition spatio-temporelle de la sensibilité et les catégories de l’entendement. Or, cette façon de présenter la problématique kantienne est sans doute réductrice, car elle semble négliger deux aspects d’importance capitale de la méthode transcendantale : le schématisme et la fonction régulatrice de l’idéal de la

44 “Bohr was clearly not applying any specific or systematic philosophical doctrine in his work. However

he was also aware of the general significance of the contrast between Anschauung and Symbol in the philosophy of his time”.

raison pure. Pourtant, elle permet d’introduire un problème fondamental mis en évidence par l’interprétation de Bohr, qui concerne la notion même de phénomène physique, contestée par la mécanique quantique.

La notion de phénomène est sans doute l’un des piliers de la démarche transcendantale. Kant avait mis en cause la notion de chose en soi en adoptant celle de phénomène physique pour comprendre justement les conditions de possibilité de la physique mathématique. La nouvelle situation de la mécanique quantique exige que d’autres limitations soient imposées à la notion de phénomène physique, qui touchent le cœur du kantisme. Ainsi, dans le cadre de l’interprétation complémentaire, une ligne de démarcation entre le phénomène classique et le phénomène quantique ou entre la description phénoménale classique et la description phénoménale quantique est suggérée.

Pour identifier le genre de limitation que la théorie quantique impose à la fois au schéma kantien et à la physique classique, on doit se tourner vers les cinq principes cités ci-dessus comme base de l’interprétation complémentaire : le postulat quantique, le principe de correspondance, l’interprétation statistique de la fonction d’onde soulevée par la règle de Born, le principe d’incertitude et le principe de complémentarité. Ces principes apportent de nouvelles contraintes à la théorie physique et à son interprétation. Le postulat quantique affirme que la constante de Planck établit une limite minimale aux actions qui ont lieu pour les phénomènes quantiques. Le principe de correspondance fixe une limitation entre les domaines classiques et quantiques. La règle de Born prescrit une limitation à toute possibilité d’anticipation déterministe des phénomènes quantiques. Le principe d’incertitude de Heisenberg impose une limitation aux mesures exactes des variables conjuguées. Enfin, le principe de complémentarité de Bohr inflige une limitation à une description spatio-temporelle univoque.

Le postulat quantique mis à part, le principe d’incertitude et la règle de Born ont un statut différent de ceux proposées par Bohr. Ce sont des lois physiques mathématiquement exprimées par des calculs précis, tandis que les deux principes bohriens, le principe de correspondance et le principe de complémentarité, sont plutôt des principes épistémologiques dont l’objectif est de restaurer une unité interprétative à la mécanique quantique. Nous allons voir dans le détail chacune de ces limitations

imposées dans notre compréhension du phénomène physique afin d’apprécier leur impact dans la doctrine kantienne.

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