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Les analogies de l’expérience et le principe de la grandeur intensive

La question de la méthode dans la Critique de la raison pure

1.4 L’essence de la méthode transcendantale : le principe de la grandeur intensive

1.4.3 Les analogies de l’expérience et le principe de la grandeur intensive

Nous allons examiner maintenant un autre aspect important de la thèse de Cohen, celui du rapport entre les analogies de l’expérience et le principe de la grandeur intensive. C’est justement ce lien qui confère aux principes dynamiques le statut de méthodes de constitution de la connaissance mathématique de la nature.

Nous ne nous consacrerons pas, toutefois, aux postulats de la pensée empirique en général, étant donné qu’ils n’apportent rien de nouveau par rapport aux autres principes, mais les légitiment seulement, les restreignant exclusivement à l’usage empirique. Les postulats concernent seulement le mode d’existence des phénomènes, affirmant dans quelles conditions un phénomène est rendu possible, effectif et nécessaire. Nous soulignerons juste que ces postulats, dénommés principes de modalité, ont également un lien fondamental avec la grandeur intensive, dès lors qu’ils sont les conditions qui modulent l’objectivité de la connaissance empirique.

Les analogies de l’expérience, à leur tour, concernent l’existence des phénomènes en général, déjà constitués dans leur possibilité ; intensivement par rapport à la perception et extensivement par rapport à l’intuition. Dans quelles conditions les phénomènes physiques existent-ils? La réponse est énoncée dans le principe général des analogies de l’expérience, dont la formulation de la deuxième édition est la suivante : « L’expérience n’est possible que par la représentation d’une liaison nécessaire des

perceptions » (Kant, 1980d : 914 ; B218; Ak III, 158). Ceci signifie que l’expérience se

représentation empirique de perceptions. La nécessité de la nature est présupposée a

priori par les principes des analogies.

Les schématisations des trois catégories de relation, à savoir, substance, causalité et communauté, permettent d’établir les trois principes des analogies de l’expérience comme règles qui fixent les relations des phénomènes dans le temps. Ces principes sont : celui de la permanence de la substance ; celui de la succession temporelle selon la loi de la causalité et celui de la simultanéité selon la loi de l’action réciproque.

Les trois analogies inscrivent nécessairement les phénomènes dans l’ordre du temps. Ce sont elles qui rendent vraiment possible l’existence objective des phénomènes en les déterminant temporellement. En tant que principes a priori fondamentaux de la connaissance empirique, elles confèrent nécessité aux phénomènes en les conformant aux lois. C’est sur elles que se constituent toutes les autres lois empiriques de la science.

La première analogie, de la substance, concerne le substrat permanent dans le temps. La substance n’indique ici aucune entité métaphysique puisqu'elle n’a aucune valeur ontologique. Le principe de la substance est une règle de la pensée, un simple principe de la détermination des phénomènes. Selon Philonenko (1969: 207), la véritable substance transcendantale est le temps par laquelle tout changement survient. La forme pure du sentiment interne, reste immuable dans toutes les variations des phénomènes – comme substrat par lequel, exclusivement, peuvent être représentés la simultanéité et la succession. Il ne change pas, ce sont les choses qui changent dans le temps.

La seconde analogie concerne la succession objective des phénomènes dans le temps. Sa formulation dans la deuxième édition est la suivante : « Tous les changements

arrivent suivant la loi de liaison de la cause et d’effet » (Kant, 1980d : 925 ; B232; Ak

III, 166). Ce principe ordonne le multiple du phénomène à travers des connexions causales. Ainsi, l’appréhension d’un phénomène (effet) succède, dans le temps, à l’appréhension d’un autre (cause), selon une règle nécessaire et irréversible. Cette liaison nécessaire à toutes les représentations dans un ordre cohérent fonde le phénomène, l’élevant à la dignité de l’objet scientifique.

La troisième analogie, Kant l’énonce dans la deuxième édition de la façon suivante : « Toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues comme

simultanées dans l’espace, sont dans une action réciproque universelle » (Kant,

1980d : 942 ; B256; Ak III, 180). Ce principe exprime la coexistence des substances phénoménales, dans l’espace, comme parties d’une expérience unique. Au moyen seulement de la règle de l’action réciproque la simultanéité peut être connue objectivement.

Ce qui régule la relation d’existence successive des phénomènes et, par conséquent, nous autorise à reconstruire la transformation, est le principe de causalité, qui nous offre ainsi, l’objectivité même du temps et l’appréhension de l’existence de l’objet. Appréhender la substance ou la simultanéité des substances (action réciproque) équivaut, surtout, à construire sa variation. C’est justement dans cette tâche de construction que ici aussi, dans les analogies de l’expérience, le principe de grandeur intensive joue un rôle fondamental. En tant que règle de la reconstruction de la transformation dans le temps, le principe de la grandeur intensive rend possible la constitution de l’existence du phénomène. La thèse de Cohen est que le principe de l’anticipation de la perception permet la compréhension profonde de la doctrine de causalité. Cette thèse est basée sur la proposition de Kant de ce que « tout changement n’est donc possible que par une action continue de causalité » (Kant, 1980d : 940, A208/ B254; Ak III, 179).

En conséquence, un changement d’un état à un autre qui soit le plus petit possible ne pourra jamais exister. A travers des degrés infiniment petits, un état nouveau émerge, à partir d’un précédent. L’action continue de la causalité n’est pas toujours perçue par la conscience empirique, qui, insuffisante, nécessite la médiation de l’entendement pour être corrigée et élevée au niveau de la conscience scientifique. La perception de l’action continue d’une cause déterminée, tout comme de l’ordre de l’apparition successive des phénomènes, est fondamentalement déterminée par le principe de la grandeur intensive. Kant exprime clairement cette idée dans le passage suivant :

Tout passage dans la perception à quelque chose qui suit dans le temps est une détermination du temps par la production de cette perception, et comme cette détermination est toujours et dans toutes ses parties une grandeur, il est la production d’une perception qui passe, comme grandeur, par tous les degrés, dont aucun n’est le plus petit, depuis zéro jusqu’à son degré déterminé. Or, de là

ressort la possibilité de connaître a priori une loi des changements, quant à leur forme ». (Kant, 1980d : 941, A210/B255; Ak III, 180).

L’ordre causal, qui confère la signification transcendantale au temps, s’enracine, donc, dans le principe de la continuité intensive, et c’est par lui que nous suivons, dans tous les degrés, la liaison de cause à effet.

En effet, la relation entre le principe de grandeur intensive et le principe de causalité n’est autre chose que la traduction transcendantale de ce qui se passe au niveau de la physique newtonienne. De la même façon que le calcul infinitésimal a permis à Newton de fonder la causalité mécanique, le principe de la grandeur intensive, qui a comme base le schème de ce calcul, permet à Kant de fonder le principe de la causalité transcendantale. Newton dut inventer, tout d’abord, le calcul des fluxions, pour pouvoir énoncer, de manière apoditiquement nécessaire, ses lois causales du mouvement. De même le principe de causalité transcendantale – jugement synthétique a priori fondamental par rapport à l’existence des phénomènes du temps – ne permet pas de constituer l’objet de la science mathématique de la nature s’il n’est pas basé sur le principe de la grandeur intensive. Nous reviendrons sur cette question lors qu’il s’agira d’examiner le rôle transcendantal du principe de causalité dans le cadre de la mécanique quantique. Ici nous soulignerons seulement que l’oubli de ce lien entre la causalité et le principe des anticipations de la perception dans les débats qui ont suivi a entraîné beaucoup de malentendus. Nous traiterons de ce problème dans la partie suivante de ce travail.

Nous rencontrons dans ce parallèle, un argument assez favorable à l’interprétation de ce que la table des catégories n’est pas dérivée de la logique formelle, mais des principes de la science de la nature. Cohen (2001 : 274) a bien noté que Kant a déterminé autant de catégories que la physique Newtonienne l'exigeait. L’exposition systématique, entreprise par Kant dans la Critique de la raison pure, dans laquelle les catégories apparaissent dérivées des jugements de la logique formelle, ne coïncide pas avec l’ordre méthodologique de développement de son système de pensée. D’où l’erreur de nombre de philosophes et de critiques. Le point de départ de Kant fut toujours la science de la nature. La logique transcendantale est le fruit de la réflexion sur cette science, dans le sens de rechercher les conditions de possibilité qui font de la physique

la connaissance objective de la réalité empirique. Philonenko (1969 : 113) à ce propos souligne :

Kant est parti de la réflexion sur les sciences et ne s’est servi de la logique générale que comme principe d’ordre et cela est à tel point vrai qu’il fut obligé, étant donné les résultats obtenus dans la réflexion sur les science de corriger les affirmations de la logique formelle. Voilà pourquoi il nous dit qu’il disposait du travail des logiciens, mais que celui-ci n’était pas impeccable. Loin de dépendre

de la logique formelle, la logique transcendantale la conditionne.

Nous reviendrons sur cette thèse dans le chapitre suivant où nous vérifierons une complète adéquation entre les principes métaphysiques de la science de la nature et la table des catégories. Nous serons alors en meilleure condition pour comprendre l’affirmation de Philonenko (1969 :113) pour qui la table des catégories « est à la fois une logique des sciences et une histoire des sciences ».

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