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La question de la méthode dans la Critique de la raison pure

1.4 L’essence de la méthode transcendantale : le principe de la grandeur intensive

1.4.2. La grandeur intensive

Le principe de grandeur intensive, ou des anticipations de la perception, a la formulation suivante dans la deuxième édition : «Dans tous les phénomènes, le réel, qui est un objet de la sensation, a une grandeur intensive, c’est-à-dire un degré » (Kant, 1980d : 906 ; B207; Ak III, 151). Ce principe Kant l’établit à partir de l’application des catégories de qualité au multiple de l’intuition, sous la médiation des schèmes relatifs à ces catégories.

On sait que les catégories de qualité se décomposent en réalité, négation et limitation. Ainsi, le schème de la catégorie de la réalité, qui correspond à une sensation en général, indique « une existence dans le temps », une « quantité de quelque chose en tant que ce quelque chose remplit le temps » (A 143/B183 ; Ak III, 137). La schématisation de la catégorie de la négation désigne un vide ou une non-existence dans le temps et le schème de limitation « se donne donc dans la différence du même temps, comme temps rempli ou vide » (A143/B182 ; Ak III, 137). Le schème de qualité, en général, correspond au contenu du temps, dans la mesure où il contient et fait représenter « la synthèse de la sensation (perception) avec la représentation du temps, ou le remplissage du temps» (A145/B184 ; Ak III, 138).

La grandeur intensive se rapporte, donc, à cette production continue et uniforme de la réalité dans le temps. Une réalité perçue selon une intensité déterminée, c'est-à- dire, un degré qui indique le remplissage plus ou moins intense de la représentation de l’objet dans le temps.

Kant définit la grandeur intensive comme «une grandeur, qui n’est appréhendée que comme unité, et dans laquelle la pluralité ne peut être représentée que par l’approche de la négation = 0» (Kant, 1980d : 908 ; A168/B210; Ak III, 153). La quantité extensive se distingue de l’intensive parce que, dans la première, on obtient l’unité à travers la représentation des parties, qui sont extérieures les unes aux autres – nous formons alors l’idée du tout justement parce que nous avons l’idée des parties séparées- alors que dans la seconde, l’unité est donnée en entier, le degré de la réalité étant appréhendé instantanément, et non successivement. L’appréhension de la réalité ne

se donne pas par la succession de sensations, mais par l’appréhension simultanée du réel dans la sensation.

Selon la définition, nous trouvons dans le degré même de la réalité la représentation de la pluralité de la quantité intensive. Ce degré peut être diminué continuellement et, pour aussi petit qu’il soit, jamais il ne sera le plus petit. Le réel, donc, possède une quantité qui n’est pas extensive, mais intensive.

Parmi toutes les qualités de la sensation, Kant considère que la continuité seule peut être connue a priori. Elle est ainsi une caractéristique non empirique, appartenant à l’‘apriorisation’ du contenu. En effet, la continuité, en tant qu’unique caractéristique a

priori de la qualité, et la grandeur intensive, en tant que détermination a priori de la

qualité du réel, s’identifient. Nous ne percevons pas le continu à travers la sensation. Nous ne captons pas, par exemple, la transmission de la quantité du mouvement, c’est- à-dire, le passage de l’état de repos à l’état de mouvement. Nous percevons le repos et le mouvement, mais la transition de l’un à l’autre échappe aux sens. Les sens, par conséquent, ne sont pas suffisants pour rendre compte du contenu même de l’expérience. Il revient à la grandeur intensive de jouer ce rôle de constitution de l’intuition.

Le principe des anticipations de la perception a comme repères non seulement la forme de l’intuition du phénomène, mais aussi la matière qui est donnée dans la sensation. Pourtant, comme jugement synthétique a priori, il ne peut anticiper ce qui nécessairement est donné a posteriori, autrement dit, la matière même de la sensation. Toutefois, il anticipe la matière des phénomènes dans leur aspect formel. Dans ce sens, on peut distinguer la forme pure de l’intuition des phénomènes, dont traite le premier principe, de la forme de la matière des phénomènes, qui peut être prévue par ce second principe. Il concerne la possibilité d’anticiper les caractéristiques nécessaires que l’objet de l’expérience doit avoir. L’anticipation est ainsi, définie par Kant comme «toute connaissance par laquelle je puis connaître et déterminer a priori ce qui appartient à la connaissance empirique» (Kant, 1980d : 907 ; A166/B208; Ak III, 152). Ceci signifie que la qualité formelle de l’expérience, considérée à travers la sensation en général, peut être connue a priori.

La schématisation de la catégorie de la qualité, qui amène directement au principe des anticipations de la perception, permet, par conséquent, d’appréhender la

réalité, pas encore dans son existence mais dans son essence. L’essence ici doit être destituée de toute signification ontologique et considérée dans sa fonction strictement épistémologique. Elle concerne la possibilité et non pas l’existence effective de l’objet. Cette essence, donnée par la grandeur intensive, détermine cependant la possibilité de l’existence du phénomène. La réalité doit avoir un degré. C’est ce que dit la grandeur intensive et c’est ce qu’il est possible d’anticiper.

La caractéristique fondamentale de la grandeur intensive est, donc, la continuité. Elle concerne non seulement les grandeurs intensives, mais aussi, comme nous l’avons vu, les grandeurs extensives, à partir du présupposé « que aucune partie n’est en elle la plus petite possible (aucune partie n’est simple)» (Kant, 1980d : 909 ; A169/B211; Ak III, 154). A ce propos H. Cohen (2001) affirme :

La continuité est la caractéristique apriorique exclusive de la qualité. Que, par conséquent, on ne puisse connaître dans la qualité du réel, à titre de détermination a priori, que la quantité intensive, cela rejoint absolument le sens de la continuité.

Par là même, le miracle disparaît ; en effet, la continuité n’appartient pas à la sensation, mais elle se laisse seulement rapporter à l’apriorisation du contenu de cette sensation, et ce rapport se trouve dans la quantité intensive. Celle-ci est l’espèce nouvelle et particulière de grandeur établie par le principe qui, même s’il ne légitime pas des axiomes comme le principe de la grandeur extensive, légitime pourtant des « anticipations », qui n’en sont pas moins nécessaires et qui ne présupposent rien de moins dans la grandeur intensive que l’élément pur des qualités de la sensation. Par suite, tous nos besoins relatifs aux grandeurs sont comblés et satisfaits. L’objet de l’expérience est désormais fondé comme grandeur, et certes comme grandeur extensive qui s’enracine dans la grandeur intensive. (H. Cohen, 2001 : 442 ; KTE, 557)

Ainsi, face au principe de la continuité intensive, l’espace et le temps sont redéfinis : en effet, ils ne peuvent être composés ni de points ni d’instants. Espace et temps sont conçus comme des quantités fluides, dont la synthèse, résultat de la capacité productive de l’imagination, est donnée par la progression continue du temps. Tous les phénomènes peuvent être pensés, donc, comme quantum continuum, tant par rapport à l’intuition que par rapport à la perception.

Dans « Les concepts kantiens selon Cohen », Vuillemin (1954) se prononce par rapport à cette redéfinition du temps et de l’espace à partir du principe de grandeur intensive. Ainsi il note que dans les « axiomes de l’intuition », temps et espace sont décrits au niveau de la sensation et exprimés par des quantités discrètes, malgré la supposition d’une succession continue des diverses parties. Les parties de la figure, comme les instants du temps, étaient des moments extensifs, c'est-à-dire, extérieurs les uns aux autres, qui se séparaient et s’excluaient. De manière extensive, le temps signifie les instants d’avant et d’après, comme condition pour penser l’événement qui se produit avant ou après. Mais, la connexion continue entre l’avant et l’après échappe à la grandeur extensive. Pour penser le temps ou l’instant lui-même, la continuité est nécessaire, c'est-à-dire la grandeur intensive. Le temps et l’espace ne sont jamais discrets, mais continus. C’est pourquoi Kant affirme que l’espace consiste seulement en espaces et le temps seulement en temps. ¨Points et instants doivent être considérés comme des concepts limites. Les concepts de limite et de continuité jouent un rôle tout fait particulier dans le second principe eu égard à la détermination des conditions mathématiques constitutives de la connaissance objective. Ce sont des concepts dérivés du calcul infinitésimal, qui affirment le calcul comme règle, ou mieux, comme méthode de la constitution de la réalité dans son essence. Et à nouveau, nous observons la

priorité de l’«Analytique» sur « l’Esthétique », car « la nature même du temps, c’est le

principe des grandeurs intensives qui la révèle » (Vuillemin, 1954 : 198 ; note) .

De même que le nombre est le schème qui permet l’application de la catégorie de la quantité aux phénomènes, le calcul infinitésimal est le schème qui permet l’application de la catégorie de la qualité au monde empirique. Par cette règle se réalise le passage graduel de la conscience empirique à la conscience pure, ou alors, de la perception, dans laquelle il y a un certain degré de réalité donné par la sensation, à la conscience simplement formelle, dans laquelle ce degré est égal à zéro, les intuitions pures de l’espace et du temps seules restant. « Entre la réalité et la négation il y a un enchaînement continu de réalités possibles et de perceptions possibles plus petites» (B211). Ceci veut dire que, entre la réalité et sa négation, une approximation infinie peut être faite, à travers une séquence graduelle infinie de degrés toujours moindres.

A l’inverse, le calcul infinitésimal nous montre que l’approximation de 0 à 1 est infinie. Ainsi, se réalise, selon Kant, la « synthèse de la production de la grandeur d’une

sensation, de son commencement, l’intuition pure = 0, jusqu’à une grandeur quelconque de cette sensation» (B208).

Ainsi, selon Cohen, nous rencontrons, dans la preuve du principe des anticipations de la perception, l'un des textes les plus fondamentaux de la Critique de la

raison pure. Dans le passage de la conscience pure à la conscience empirique du

progrès continu depuis le zéro jusqu’à la réalité, nous assistons à la production du réel dans la sensation et, donc, la double genèse de la chose et de la sensation, ou de l’objet et du sujet. Ceci parce que, si le réel est celui qui possède un degré dans la sensation et la négation signifie la complète absence de sensation, la perception, qui pour Kant est la conscience empirique elle-même, est seule possible grâce à cette capacité que nous avons d’attribuer un certain degré à la sensation. Sans ce degré, il n’existe ni sensation, ni réalité. La sensation, en général, ne peut être prise en compte que dans la mesure où elle est sensation d’un objet. Le principe des anticipations met en lumière justement la détermination de l’objet. C’est dans ce sens que nous comprenons, à travers le calcul infinitésimal, la genèse tant du sujet que celui de l’objet. Ici selon Cohen s’accomplit le véritable sens de la révolution copernicienne de Kant, ce n’est pas notre connaissance qui se régule par les objets, mais ce sont les objets qui se régulent par notre connaissance.

Dans ce passage de la Critique, s’opère aussi la transition de la mathématique pure à la physique. Dans le principe des axiomes de l’intuition, nous assistons véritablement à la genèse de l’objet mathématique. Dans la grandeur intensive, l’authentique genèse de l’objet physique s’annonce. Il s’agit précisément de la possibilité, non d’une science quelconque, mais d’une science mathématique de la nature.

Le principe de grandeur intensive constitue, donc, la règle qui conduit à l’origine de l’objectivité et par conséquent, à la possibilité d’une science nécessaire et universelle de l’expérience. La légitimité de ce principe est déterminée par la connaissance effective que la physique nous offre de la réalité, en total accord avec Newton, qui mena à bien la mathématisation de la nature grâce au développement du calcul infinitésimal, concrétisant la véracité des propositions mathématiques. L’interprétation cohénienne de Kant fait résider dans le principe de la grandeur intensive le noyau de la méthode développée dans la Critique de la raison pure. La question centrale de la logique

transcendantale, comment l’unité de la synthèse d’une expérience possible peut se constituer comme réalité physique, est dès lors répondue à partir de ce second principe, qui révèle la signification transcendantale du principe suprême de la possibilité de l’expérience. Nous verrons par la suite que, malgré son importance, les positions dans le débat qui aura lieu dans le cadre de la mécanique quantique sur la pertinence du point de vue kantien seront aveugles en ce qui a trait à ce principe.

1.4.3 Les analogies de l’expérience et le principe de la grandeur

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