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De la méthode à la métaphysique de la nature

2.5 Les principes métaphysiques de la mécanique

Les principes de la mécanique analysent le mouvement à partir de son mode de représentation, concevant le mouvement ou son absence comme un simple phénomène du sens externe. La mécanique se constitue dans l’étude des relations matérielles. Nous avons vu que la phoronomie traite de points mobiles dans l’espace et la dynamique, de causes immobiles du mouvement. La mécanique à son tour considère les quantités matérielles qui se meuvent par rapport à l’action d’autres matières mobiles qui leur sont extérieures.

La définition mécanique de la matière est la suivante : « la matière est le mobile, en tant qu’il a, comme mobile, une force motrice » (Définition 1 ; Kant, 1985b : 455 ; Ak. IV, 536). Sur cette base, nous pouvons dire que la matière mobile est dotée de force motrice dans la mesure où elle est capable de transmettre son mouvement à une autre matière. Cette définition contraste avec celle dynamique où la matière se trouvait caractérisée sans aucune relation avec d’autres matières. Malgré cette différence, les principes mécaniques supposent ceux de la dynamique, car la matière en mouvement est dotée de force motrice justement en fonction des forces fondamentales d’attraction et de répulsion.

La définition mécanique de la matière en impliquera une autre, entièrement nouvelle sous le point de vue de la métaphysique de la science de la nature et éminemment mécanique, celle de masse ou de quantité de matière. Comme Kant l’énonce : « la quantité de matière est la proportion de ce qu’il y a de mobile dans un espace déterminé » (Définition 2 ; Kant, 1985b : 456 ; Ak. IV, 537). Apparemment banale, cette définition instaure une rupture par rapport au mécanicisme atomiste et à la monadologie physique de sa phase pré-critique. On ne traite pas ici du nombre de parties matérielles enfermées dans un espace donné, mais du nombre de mobiles. Ainsi

définie, la matière est capable, en vertu du mouvement de toutes ses parties dans une même direction, d’exercer sa force motrice, en dehors d’elle, sur d’autres matières.

Pour arriver à cette définition mécanique de masse, il a fallu concilier les conceptions extensives et intensives de la matière. Dans le Théorème 1 de la mécanique, Kant définit la quantité de matière en fonction de la quantité de mouvement à une vitesse donnée. Ces deux concepts ont été déterminés antérieurement. La phoronomie, en traitant de la matière d’une façon extensive, nous a fourni celui de la vitesse. La dynamique, en prenant la matière sous le point de vue de la grandeur intensive, nous a permis de déterminer mécaniquement celui de la quantité de mouvement à partir de la notion de force. Cependant, comme Kant lui-même l’affirme, la définition de la quantité de matière à partir des concepts de quantité de mouvement et de vitesse est « une proposition notable et fondamentale de la mécanique générale ». Ce qui est derrière cela est le concept de masse, qui n’a été introduit que par la physique de Newton, comme mesure d’inertie du corps. Cette définition, on ne la trouve pas ni chez Descartes ni chez Leibniz. Kant se fait ici l’interprète fidèle de Newton.

La tâche que Kant doit maintenant développer dans sa métaphysique de la nature matérielle est d’appliquer, à cette définition mécanique de la matière, les catégories de la relation : substance, causalité et communauté. A partir des « Analogies de l’Expérience », il établit les trois lois de la métaphysique de la mécanique, énoncées dans les théorèmes 2, 3 et 4 du troisième chapitre : celle de la conservation de la masse, celle de l’inertie et celle de l’action et réaction. Ces lois, ensemble, sont à la base de toute modification que les substances matérielles viendraient à subir.

Kant souligne à nouveau que ces lois sont valables pour les objets des sens externes et en aucune façon pour les objets des sens internes, comme le « je pense » et la conscience. Le principe de permanence de la substance s’applique uniquement aux grandeurs qui se composent de parties extérieures les unes aux autres et dont l’augmentation et la diminution correspondent à l’augmentation et à la diminution de substances. La faculté même de l’âme peut être plus ou moins grande, sans que cela corresponde à une apparition ou à une disparition de la substance.

Ainsi, la première analogie de l’expérience s’applique exclusivement à ces substances qui sont seules possibles dans l’espace, ne pouvant dire, comme le fait Descartes, que l’extension soit substance. Ce qui caractérise la substance matérielle est

justement ce qui la rend distincte de son extension. Sans matière, l’extension n’a pas de réalité, n’ayant qu’une valeur d’hypothèse. La première loi de la mécanique, sur la permanence de la substance matérielle, a quelque chose à voir, cependant, avec la quantité de matière, qui, dans tout changement, reste toujours constante.

La seconde loi de la mécanique, celle de l’inertie, affirme que « tout changement dans la matière a une cause extérieure », même si elle concerne seulement les sens externes. Cette loi, qui à son tour repose sur l’analogie de causalité, impose que la matière puisse modifier son propre état seulement si une autre matière différente agit sur elle alors qu’elle n’en est pas capable, par elle seule. La matière abandonnée à elle-même resterait toujours inerte.

Pour cette raison, Kant associe cette loi à l’absence de vie de la matière en elle même. La vie, pour Kant, est nécessairement liée aux sentiments internes, car le désir est le seul principe intérieur capable de déterminer des changements et de transformer la condition de la substance. Ce que la science de la nature fait est de séparer la vie et la matière, afin de purifier l’intervention de toute cause efficiente. C’est seulement ainsi que lui est apparu possible de constituer proprement une science de la nature et de comprendre l’action spécifique des causes. Sur la loi de l’inertie, justement en ce qu'elle considère la vie comme une propriété séparable de la matière, repose entièrement, dit Kant, « la possibilité d’une science de la nature proprement dite » (Kant, 1985b : 466 ; Ak. IV, 544).

Comme conséquence de la loi de l’inertie et sous-jacente, une autre loi s’est constituée, celle de la continuité. Elle régule les changements de vitesse quand la matière se trouve assujettie à l’action d’une cause extérieure. L’action de cette cause fait que la matière abandonne son état d’inertie – de repos ou de mouvement rectiligne uniforme. L’effet de l’action continue d’une force motrice en un certain instant fait en sorte que la vitesse se modifie, passant par une série infinie d’états intermédiaires. L’indice de modification de la vitesse en fonction de l’instant d’application de la force s’appelle accélération.

Nous rencontrons ici à nouveau le principe de la grandeur intensive régulant les modifications qui se produisent dans le domaine de la mécanique, puisqu’il fonde légitimement le concept d’accélération. Son action est, ainsi, présente dans toute la

philosophie de la nature. Une fois encore est renforcée la thèse selon laquelle ce principe permet à Kant de structurer toute sa philosophie transcendantale de la science.

La troisième loi de la mécanique, la loi de l’action et de la réaction, se fonde sur le principe métaphysique général de simultanéité selon la loi de l’action réciproque, la troisième analogie de l’expérience. Cette loi établit que tout phénomène des sens externes est cause et effet en même temps et dans la même mesure. Une autre loi s’impose alors, à celle-ci pour que la condition de réciprocité soit entièrement satisfaite : la conservation de la quantité du mouvement. Comme résultat de l’égalité d’action et de réaction dans le choc entre deux matières, la quantité de mouvement du système constitué par les deux masses se conserve. Ainsi, après le choc, les vitesses se distribuent de manière inversement proportionnelle aux masses, de façon à maintenir constante la quantité de mouvement.

La majorité des théoriciens avant Kant, et même Newton, considérait la loi de quantité du mouvement comme le résultat direct de l’expérience, par le simple fait que l’expérience la confirme. Mais, avec Kant, nous sommes très loin d'une telle affirmation. Cette loi est plutôt une condition d’intelligibilité des phénomènes. C’est elle qui rend alors l’expérience possible. Au lieu d’emprunter la loi de l’expérience ou même, de conclure la loi à partir des phénomènes, Kant déduit l’ordre des phénomènes à partir de la loi. Avec les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, il prétend réaliser la preuve que la science se fonde sur la raison pure, démontrant que les lois de la mécanique newtonienne ont leur fondement, non dans la matière de l'expérience mais dans les principes de l’entendement pur. Ainsi, il veut confirmer, par la théorie scientifique elle-même, ce qu’il avait antérieurement développé dans la

Critique de la raison pure : si nous rencontrons des lois de la pensée dans la nature,

c’est parce que la nature se trouve imprégnée de pensée. C’est dans cette perspective que se place l’importance des Premiers principes Métaphysiques, faisant en sorte que nous ne jugeons pas cette œuvre à partir de l’état de la science actuelle, mais à partir de l’effort de Kant de montrer que les axiomes de la science sont des relations nécessaires, qui trouvent leur justification au-delà des faits, dans la structure même de la pensée.

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