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Kant et le problème de la constitution de la matière

3.1. L’illusion dialectique sur la nature de la matière

3.1.2. Les principes de la cosmologie rationnelle

Les idées transcendantales concernant la totalité absolue dans la synthèse des phénomènes sont appelées par Kant concepts cosmologiques. Dans le chapitre de l’Antinomie de la Raison Pure, il révèle l’illusion de ces concepts, qui prétendent constituer une soi-disant cosmologie pure rationnelle. Kant veut montrer que, loin d’être tout à fait inconciliables avec la sphère des phénomènes, ces principes amènent à des contradictions insolubles. La raison se voit alors obligée de renoncer à sa propre prétention et, face à cela, elle est tentée de tomber dans des attitudes extrêmes, d’un scepticisme radical ou d’un dogmatisme obstiné.

Les concepts cosmologiques sont les concepts propres de l’entendement libérés des limites imposées par l’expérience. Les catégories deviennent des idées transcendantales en accomplissant l’exigence de la raison d’une complétude absolue de la synthèse empirique en progressant jusqu’à l’inconditionné.

Toutefois, toutes les catégories ne se prêtent pas aux idées cosmologiques, mais seulement celles qui nous permettent de construire des séries. On cherche une condition de la condition de ce qui est donné objectivement au phénomène jusqu’à ce qu’il en trouve une qui ne soit la condition d’aucune autre. Il s’agit donc d’une synthèse régressive, fondée sur la série ascendante de conditions subordonnées, et non d’une synthèse progressive de la série descendante aux conséquences à venir. Dans celle-ci, il est sans importance que la série s’arrête ou non, tandis que, dans la série des conditions ascendantes, il faut absolument la totalité pour atteindre l’inconditionné. Ainsi, la

possibilité d’un donné conditionné doit se fonder sur la série des conditions passées qui l’ont déterminé.

Pour établir la table des idées cosmologiques, Kant prend, initialement, la catégorie de la totalité, selon les intuitions pures de l’espace et du temps. Le temps apparaît de nouveau comme le fil conducteur qui ouvrira le chemin vers les solutions méthodologiques de la Critique. Ici aussi, dans le système des idées cosmologiques, le temps est fondamental, parce qu’il est en lui-même une série et, en tant que forme a

priori de toute notre sensibilité, la condition formelle de toutes les séries. Pour une

donnée actuelle, la synthèse régressive dans la série des conditions constituant une totalité absolue, se réfère à la totalité du temps passé. Le temps futur, qui servira à former la série progressive des conséquences, n’a pas d’intérêt pour la constitution de l’idée transcendantale de la totalité absolue de la série des conditions pour une donnée conditionnée. Selon la première idée de la raison, la série entière du temps parcouru est nécessairement pensée comme donnée. Dans celle-ci, les parties du temps sont subordonnées et se succèdent, ce qui constitue vraiment une série.

La série, en relation à l’espace, est placée différemment. Ses parties sont simultanées et, en tant que telles, ne constituent pas une série, comme le temps, mais seulement un agrégat. Toutefois, l’appréhension par la pensée des parties de l’espace survient dans le temps et, pourtant, elle est successive et constitue une série. Nous voyons à nouveau la prédominance de la doctrine du temps sur l’espace. Les parties de l’espace se succèdent quand elles sont appréhendées dans le temps, les espaces venant s’ajouter aux conditions de limite des espaces précédents. Cette limitation permet de penser la totalité absolue de la synthèse des séries des conditions, en prenant tout l’espace limité comme conditionné. Mais, en lui, progression et régression sont identiques, alors que la notion fondamentale d’irréversibilité est intrinsèque au temps. Ainsi, les catégories de quantité, celles qui se prêtent à la constitution de la première idée cosmologique de la complétude absolue de la composition de tous les phénomènes dans le temps et dans l’espace est la catégorie de la totalité.

La seconde catégorie qui permet de constituer une série régressive des conditions jusqu’à l’inconditionné est la catégorie de la réalité. La matière (ou réalité) dans l’espace est alors un conditionné, dont les conditions internes sont les parties et les parties des parties, les conditions des conditions. Dans la divisibilité de la matière, il se

produit, ainsi, une synthèse régressive, dans laquelle la réalité de la matière se réduit au néant ou à l’élément le plus simple. La question de la deuxième idée cosmologique, c'est-à-dire, jusqu’où s’étend la subdivision de la matière, est le point fondamental pour essayer de comprendre pourquoi Kant, dans les principes métaphysiques de la dynamique, affirme la divisibilité infinie de la matière comme un principe qui est la base de la science et, par conséquent, ne peut contenir une idée cosmologique de la dialectique transcendantale.

La troisième catégorie est celle de la causalité. Parmi les catégories de la relation, elle est la seule qui nous permette de faire des séries et, donc capable de s’adapter à une idée transcendantale. Ni la catégorie de substance ni celle de communauté ne se prêtent à cela. Par la catégorie de causalité, la raison cherche à atteindre, à partir d’un effet donné, la cause première, promouvant, dans cet enchaînement causal, la recherche par la totalité absolue de la série des conditions.

Finalement, parmi les catégories de modalité, le quatrième groupe de catégories, la contingence est l’unique qui peut offrir une série, dans la mesure où le contingent est toujours conditionné. La raison est, dans ce cas, appelée à la recherche d’une condition plus élevée, où la nécessité inconditionnée ne se trouve que dans la totalité de cette série.

Les quatre idées cosmologiques concernant ces quatre types de catégories sont les suivantes :

1. De la quantité (totalité) : « l’intégralité absolue de l’assemblage du tout donné de tous les phénomènes » ;

2. De la qualité (réalité) : « l’intégralité absolue de la division d’un tout donné dans les phénomènes » ;

3. De la relation (causalité) : « l’intégralité absolue de la genèse d’un phénomène en général » ;

4. De la modalité (contingence) : « l’intégralité absolue de la dépendance de

l’existence de ce qu’il y a de changeant dans le phénomène ». (A415/B443 ; Ak

III, 287).

Kant souligne que l’idée de totalité absolue dont la synthèse régressive exige de la raison la complétude absolue ne concerne pas autre chose que les phénomènes. Ainsi, si pour une donnée conditionnée, toutes les conditions d’un phénomène étaient connues,

il serait possible de les représenter selon des lois. C’est ceci que la raison désire profondément et, pour cela, la synthèse des conditions doit être absolument achevée et l’objet final doit être l’inconditionné.

Cependant, malgré une telle idée de totalité absolue vis à vis des phénomènes, elle ne fait pas partie des phénomènes. A priori, on ne peut affirmer si dans les phénomènes cette synthèse peut ou non être absolument complète. La complétude absolue est une idée, qui n’appartient pas aux phénomènes, mais à la raison, afin de pousser l’usage de l’entendement le plus loin possible. Dans les phénomènes, nous rencontrons la limitation particulière de la sensibilité, car ils sont nécessairement appréhendés selon les formes pures de l’intuition sensible, l’espace et le temps. Si, dans le phénomène, les conditions sont données par la synthèse successive du multiple de l’intuition sensible, on ne peut affirmer empiriquement a priori si la complétude de cette synthèse est ou non possible. C’est seulement dans la régression empirique qu’elle peut être atteinte. Mais, si elle doit nécessairement être atteinte, cela restera un problème.

Toutefois, du point de vue des catégories de l’entendement, indépendamment de l’intuition sensible, il est implicite que, si le conditionné est donné, la série totale des conditions subordonnées est aussi donnée, car un conditionné n’est de fait donné que par la série complète. C’est sur cette base logique que réside la source de l’inévitable illusion dialectique. L’idée de complétude absolue se place, alors, comme une exigence nécessaire de la raison en vue d’atteindre l’inconditionné.

Kant distingue deux modes pour lesquels l’inconditionné peut être pensé : soit lorsque seul le tout de la série est absolument inconditionné, la régression étant infinie et la série elle-même sans limites, soit quand la série est limitée par un terme qui est le seul inconditionné. Celui-ci pourra être le début du monde en relation au temps écoulé, la limite du monde en relation à l’espace; le simple en relation aux parties d’un tout donné; l’autonomie absolue (liberté) par rapport aux causes ; la nécessité absolue de la nature par rapport aux changements. C’est par le fait que l’inconditionné de la synthèse régressive de la série des conditions puisse être pensé sous deux formes différentes que chacune des quatre idées cosmologiques entraîne une antinomie, autrement dit, un conflit entre deux propositions également plausibles, que la raison pure se révèle incapable à résoudre.

Selon la même division des catégories de l’entendement, les idées cosmologiques sont aussi classées en mathématiques et en dynamiques. Les idées mathématiques se réfèrent au monde comme magnitude de l’ensemble de tous les phénomènes, alors que les dynamiques concernent le monde d’existence des phénomènes. Kant réserve l’expression monde pour le contenu des deux premières idées cosmologiques, tant pour la synthèse de composition de l’infiniment grand, que pour la synthèse de la division de l’infiniment petit. L’expression nature doit se rapporter aux deux dernières idées, en tenant compte de la cause inconditionnée qui détermine un phénomène donné, et de l’inconditionné de l’existence des phénomènes en général. Ainsi, la première et la deuxième idées sont appelées concepts cosmiques du monde et la troisième et la quatrième, concepts transcendants de la nature.

Kant appelle antithétique ce «conflit qui s’élève entre des connaissances dogmatiques en apparence (thèse contre antithèse), sans que soit attribué à l’une de préférence à l’autre un titre à notre assentiment» (A420/B448 ; Ak III, 290). Dans ce cas, l’antithétique transcendantal s’occupe des connaissances universelles de la raison selon leur propre conflit et leurs propres causes. Ces connaissances conflictuelles et illusoires ne sont en aucune façon occasionnelles, mais elles font nécessairement partie du travail de la raison.

Il nous faut souligner que, pour Kant, la raison produit des contradictions nécessaires entre concepts, mais le concept même n’est pas une unité de contraires, ou alors, il ne transporte pas en lui une contradiction qui lui soit intrinsèque. Chez Kant, il y a un dualisme : le concept est ou totalement positif (thèse), ou totalement négatif (antithèse). La thèse et l’antithèse possèdent, chacune de leur côté, des fondements également valides et pertinents, qui rencontrent dans la raison elle-même les conditions de leur nécessité.

Les propositions dialectiques de la raison pure diffèrent d’autres propositions sophistiques en ce que les premières sont des idées constitutives de la raison et, pour cela, la thèse ainsi que l’antithèse constituent des illusions inévitables et naturelles, qui, même lorsqu’elles sont critiquées, ne peuvent jamais être supprimées.

La tâche de la Dialectique, en tant que méthode transcendantale, est de montrer comment les contradictions de la raison produisent ces illusions naturelles et inévitables, provoquant un conflit d’assertions transcendantales. Cette méthode,

développée dans la Dialectique, s’appelle méthode sceptique. Toutefois, elle se distingue totalement du scepticisme. La méthode critique tend en fait à produire un savoir effectif, en cherchant à établir quelles propositions de la raison pure sont inévitablement sujettes à une antinomie, les causes de l’antinomie et, si, malgré celle-ci la raison peut atteindre une certitude.

La méthode sceptique est une caractéristique de la philosophie transcendantale. Son usage serait absurde, tant dans les mathématiques, que dans la science de la nature ainsi que dans la morale. Cela parce que la synthèse abstraite des acceptions transcendantales, lorsque la raison étend les principes de l’entendement au delà des limites de l’expérience, n’est pas donnée en congruence avec l’intuition pure, ni constituée de façon à pouvoir utiliser le critère de l’expérience pour résoudre l’équivoque.

Etant donné les objectifs de notre travail, nous n’examinerons que les conflits transcendantaux des idées mathématiques,. La compréhension des conséquences et des dédoublements de la deuxième antinomie, qui va se refléter dans la façon dont Kant conçoit les principes métaphysiques de la science de la nature, requiert également l’étude de la première antinomie. Ces deux conflits ont des implications dans le domaine exclusif de la raison théorique. Ce n’est pas le cas des antinomies dynamiques, qui entraîneront des dédoublements dans la sphère de la raison pratique, le troisième conflit sur la liberté et la nécessité des causes naturelles et le quatrième, sur l’existence de l’être nécessaire aux phénomènes. En ce qui concerne nos objectifs, limités aux connaissances théoriques produites par la raison, nous pensons suffisante l’analyse de la première et de la deuxième antinomie.

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