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La confrontation entre dynamisme et mécanicisme

Kant et le problème de la constitution de la matière

3.2. La détermination scientifique sur la nature de la matière

3.2.1. La confrontation entre dynamisme et mécanicisme

La confrontation que Kant établit entre l’interprétation dynamique et celle mécaniciste, dans la tentative d’expliquer la constitution de la matière, nous offre l’opportunité de vérifier l’application effective des critères de scientificité développés par sa doctrine critique quand il s’agit d’opter entre deux théories scientifiques rivales. Il ne s'agit pas ici, d’une confrontation entre une explication métaphysique et une autre scientifique, mais entre deux théories appartenant au domaine des phénomènes, qui prennent en considération les limites imposées par l’intuition sensible. Cette discussion nous ramène à une des questions essentielles de la philosophie des sciences : quels sont les critères qui légitiment une théorie donnée et qui en déterminent le développement scientifique ?

Dans cette perspective, l’explication de la différence spécifique des matières acquiert, dans la philosophie kantienne de la nature, une importance fondamentale, quand, entre deux possibilités de recherche, Kant défend la théorie dynamique, en s’opposant au mécanicisme, explication courante entre les scientistes de son époque. Selon les définitions de Kant la méthode mécanique « explique toutes les différences des matières par la combinaison du plein absolu et du vide l’absolu». Au contraire, la méthode dynamique « les explique uniquement par les différences de combinaisons entre les forces originaires de la répulsion et de l’attraction » (Kant, 1985b : 451 ; Ak. IV, 532).

La théorie mécaniciste suppose, ainsi, que tout l’univers se réduit à un système de volumes géométriques animés de mouvements. Ceux-ci sont considérés physiquement comme de petites parties indivisibles de la matière, les atomes. L’idée d’atome, juxtaposée à celle du vide, sont les deux hypothèses du mécanicisme,

suffisants pour expliquer toute la diversité spécifique de la matière. Cette interprétation est dénommée philosophie mécaniciste de la nature parce que les atomes sont conçus comme des machines, « simples instruments pour des forces motrices extérieures » (Kant, 1985b : 451 ; Ak. IV, 532). De Démocrite à Descartes, et jusqu’aux philosophes naturalistes du XVIIIe siècle, cette théorie, appelée aussi atomisme ou philosophie corpusculaire, a conservé son autorité et son influence sur la science de la nature.

Kant considère que cette théorie prend en compte une physique purement mathématique, dans laquelle la géométrie s’applique très bien. Toutefois, une physique de ce type configure, pour lui, un abus d’imagination, qui prend la place de la vraie pensée. En démontrant la possibilité des espaces vides, le mécanicisme ne cesse pas d’avoir, selon Kant, en sa faveur, l’évidence mathématique, mais en contrepartie, il se prive de tout fondement expérimental, pour ne pas privilégier les données de la sensibilité. Kant croit que ni les intervalles vides, ni les corpuscules primitifs ne peuvent être découverts par la perception. Surtout pour renoncer à toutes les forces propres de la matière, l’interprétation mécaniciste ne se base pas sur l’expérience.

En proposant une nouvelle interprétation de la différence spécifique de la matière, Kant souhaite adopter une explication naturelle pour les phénomènes qui, selon lui, serait davantage en accord avec nos perceptions. La philosophie dynamique de la nature serait, ainsi, bien plus appropriée à la science expérimentale. Elle mène directement à la découverte des forces motrices propres à la matière et conduit la recherche scientifique à partir de ces forces. De cette façon, des considérations basées sur des hypothèses arbitraires, comme celle de l’atome ou des intervalles vides sont évitées. Pour Kant, considérer les forces d’attraction et de répulsion signifie prendre en compte les conditions donnés par la sensibilité.

Si, d’une part, l’explication mécaniciste permet de construire théoriquement la diversité des corps en se fondant sur des bases mathématiques, l’explication dynamiste, d’autre part, ne peut en aucune façon démontrer, à travers une construction du concept de matière, la possibilité des forces fondamentales. La certitude de telles forces se fonde seulement sur le fait de ne pouvoir les réduire à d’autres principes premiers. C’est la raison pour laquelle, Kant considère mathématique l’explication mécaniciste et métaphysique l’explication dynamique. La première se construit sur une explication

purement essentialiste, alors que la seconde se base sur l’existence des phénomènes. C’est celle-ci qui doit servir à la science de la nature.

Avec la possibilité ouverte par la philosophie dynamique pour l’explication de la diversité des matières, la théorie mécaniciste devient inutile, n’étant même pas nécessaire comme hypothèse. Kant veut, à tout prix, non seulement éviter l’idée d’espaces vides, mais détruire toutes les considérations basées sur cette notion. Ainsi il affirme :

Le vide absolu et la densité absolue sont dans la théorie de la nature à peu près ce que sont, dans la science métaphysique de l’univers, le hasard pur et le destin aveugle, en somme une barrière opposée à la domination de la raison, pour que la fantaisie prenne sa place, ou que la raison soit mise en sommeil sur l’oreiller des qualité occultes (Kant, 1985b : 450 ; Ak. IV, 532).

Sur la nécessité d’admettre l’existence d’espaces vides dans le monde, Kant déclare :

Aucune expérience, aucune inférence tirée de l’expérience, aucune hypothèse nécessaire pour expliquer l’expérience ne nous autorisent à considérer des espaces vides comme réels. Car toute expérience ne nous donne à connaître que des espaces relativement vides, qui peuvent être entièrement expliqués, quel que soit leur degré, grâce à cette propriété qu’a la matière de remplir son espace par une force d’expansion qui croît ou diminue à l'infini, sans qu’il ait besoin d’espaces vides (Kant, 1985b : 455 ; Ak. IV, 535).

La théorie dynamique permet, alors, d’expliquer les caractéristiques principales de la matière sans avoir recours à une quelconque explication mécaniciste. Ainsi, Kant cherche à établir a priori, à partir des forces fondamentales, les concepts qui doivent justifier toute différence spécifique de la matière. En appliquant les catégories générales de l’entendement aux propriétés qui constituent la matière dans sa qualité (l’attraction et la répulsion), il parvient à quatre concepts. La quantité de la qualité fournit le volume et la densité, la qualité de la qualité, la cohésion, la qualité à travers la relation, l’élasticité, et la modalité de la qualité, la structure physique et chimique des corps. Vuillemin signale que ce passage est d’une importance fondamentale. Dans cette condition spécifique de la catégorie de qualité de refléter toutes les autres, nous rencontrons l’exposé le plus authentique de la philosophie kantienne de la nature.

Toutes ces caractéristiques de la matière sont, alors, expliquées par le degré d’occupation de l’espace, étant déterminées en fonction des forces fondamentales et non en termes de matière et de vide. La dynamique kantienne consiste, ainsi, à éloigner tout ce qui pourrait donner lieu à une interprétation discontinue de la matière. Pour Vuillemin (1955 : 192), «l’effort kantien va consister à harmoniser continuité et substance ; il aboutira à un concept nouveau de la continuité, celui des grandeurs intensives, aussi bien que de la substance, celui d’un ensemble relatif de matière toujours divisible à l’infini ».

Cet effort a aussi l’intention d’éviter le dualisme sous-tendu par la physique entre matière avec poids et matière sans poids (éther). Kant introduit le concept de l’éther d’une façon différente de celle de Newton. Alors que pour ce dernier l’éther est un concept utile pour expliquer la gravitation, pour Kant, qui admet l’action à distance, il constitue seulement un concept limite, totalement inutile à la théorie de la gravitation, puisque le principe d’action à distance ne nécessite pas un moyen dans lequel l’action des forces puisse se propager. L’hypothèse de l’éther surgit du développement lui-même du principe du degré des forces.

Si les forces ont un degré, on peut admettre un éther, c'est-à-dire, une substance matérielle avec un poids infiniment petit. Cette hypothèse n’introduit rien de nouveau dans la théorie de la dynamique. Elle est une conséquence naturelle du principe général. Voilà un autre avantage du dynamique par rapport au mécanicisme : la continuité entre les principes et les hypothèses. L’hypothèse du vide, au contraire, est entièrement extrinsèque au principe mécaniciste, qui affirme que les forces dépendent uniquement des formes (machines).

Ainsi, c’est sur le plan de l’existence et de la réalité et non de l’essence et de la possibilité que se place la suprématie du dynamique sur le mécanicisme. Pour régler le conflit qui s’établit entre ces deux théories, Kant prend comme paramètre l’usage empirique de l’entendement dans la recherche de la réalité, et non plus la possibilité de la réalité. Si, dans la Critique de la raison pure, le concept de la grandeur intensive reste purement mathématique c’est parce que l’on n’a pas introduit réellement le concept du mouvement de la matière. La réalité dont parle la Critique n’est pas la force, mais la possibilité mathématique de la force. L’introduction de la réalité du mouvement fait

émerger le conflit, ignoré par la Critique, entre les forces motrices fondamentales et la théorie mécaniciste.

En commentant le problème des « grandes théories » physiques, Vuillemin (1955 : 172) affirme que c’est « l’idéalisme transcendantal dans son ensemble que Kant met en question pour réfuter le mécanicisme », rendant ainsi inutile l’hypothèse du vide. La supposition dynamique de ce que le réel n’est pas uniformément présent de manière homogène dans l’espace est basée sur la nécessaire distinction entre grandeurs extensives et grandeurs intensives.

L’explication mécaniciste, au contraire, ne suppose pas cette différence. En considérant l’homogénéité et l’hétérogénéité du remplissage matériel de l’espace comme issues seulement de l’agrégation de parties de la matière, elle ne prend en considération que la grandeur extensive. L’hypothèse mécaniste, comme l'affirme (Vuillemin, 1955 : 172), « confond extension et matière, grandeurs extensives et intensives, axiomes et anticipations ». L’idéalité transcendantale de l’espace constitue la condition de la distinction possible entre ces deux types de grandeurs. C’est cette idéalité même qui entraîne la phénoménalité de la matière. Si la genèse du continu échappe à la construction géométrique, ceci ne révèle pas pour Kant une fragilité du dynamique, mais les limites que doit s’imposer l’imagination du réalisme géométrique. Ce qui s’impose, par contre, c’est la liberté de l’entendement de penser la diversité de la matière d’une autre manière.

Une raison supplémentaire qui fait de la philosophie dynamique une source d’explication plus adéquate pour Kant est le fait de compter sur l’aide des investigations métaphysiques. Cette aide lui a permis de structurer une connaissance en fonction de lois déterminées, qui consistent à réduire l’apparente variété des forces données à un nombre plus petit, les forces fondamentales, qui expliquent l’effet des autres. Bien que la raison ne puisse s’élever au-delà des forces fondamentales, les investigations d’ordre métaphysique sont utiles à la science, principalement pour la conduire aussi loin que possible dans la recherche de raisons dynamiques explicatives sans cesser de s’appuyer sur le concept empirique de la matière. Pour Kant, ce sont ces raisons qui « seules permettent d’espérer des lois déterminées, donc une véritable cohésion rationnelle des explications ». Grâce à la métaphysique, poursuit Kant, les propriétés de la matière sont considérées « comme dynamiques, et non comme des positions originelles et

inconditionnées, ainsi que le postulerait un traitement simplement mathématique » (Kant, 1985b : 454 ; Ak. IV, 534).

Kant s’élève ainsi, contre la tradition mécaniciste héritée des atomistes grecs, qui considérait l’atome comme le véritable et réellement existant, l’élément indivisible constituant de toute matière. Toutes les qualités sensibles de la matière devraient être expliquées en fonction de la disposition et du mouvement des atomes dans l’espace vide. De ceci résultait une image de la nature qui, par sa simplicité, paraissait aussi claire et convaincante aux yeux des naturalistes des XVIIIe et XIXe siècles. Tout dans l’univers se réduisait à de petites particules en mouvement. C’était l’unique et véritable réalité existante.

C’est au vingtième siècle seulement, avec la mécanique quantique, que la science réussit à se débarrasser complètement de cette vision simpliste et mécaniciste du monde. Bien que de façon moins déstructrice, déjà dans la seconde moitié du siècle dernier, cette image commence à devenir moins pertinente vis-à-vis de la théorie électromagnétique, qui met une autre réalité à la place du rangement des particules dans l’espace vide. Le champ des forces surgit comme l’unique et véritable réalité existante. La nature en tant que résultante de l’interaction entre les champs de forces était moins facilement compréhensible que l’idée mécaniciste de la réalité, propre à l’atomisme. Les critères mathématiques de Descartes de clarté et d’évidence ne s’appliquent pas immédiatement et l’image du monde semble devenir beaucoup moins intuitive.

Lorsque Kant déclare seul, au XVIIIème siècle, que la réalité des objets externes est une interaction entre des forces motrices fondamentales, il est beaucoup plus proche d’une vision actuelle de la science que d’une fausse interprétation de la réalité physique. La substitution de l’image atomiste par la pensée dynamiste confirme une tendance contemporaine suivie par la science au dix-neuvième siècle. Néanmoins, nous allons voir dans la suite de ce travail que la mécanique quantique bouleversera toute tentative d’attribution de réalité au domaine microscopique de la constitution de la matière.

Ainsi, on ne peut pas simplement affirmer que la conception kantienne de la structure de la matière n’a rien à voir avec le développement de l’activité scientifique. Kant introduit effectivement quelque chose de nouveau quand il affirme que la matière ne remplirait pas un espace en vertu uniquement de son extension, comme le pensaient Lambert et Descartes. Solidité et impénétrabilité ne sont plus des propriétés

fondamentales qui par elles-mêmes justifient le remplissage de l’espace par la matière. Kant prétend dériver ces propriétés à partir d’un principe plus fondamental. Dire qu’un principe est fondamental signifie affirmer qu’il ne peut dériver d’aucun autre. Nous ne pouvons, ainsi, comprendre la possibilité des forces motrices justement parce qu’elles sont fondamentales.

La supériorité donc du dynamique sur le mécanicisme se révèle dans la supposition que l’explication sur la nature de la matière se base sur un principe et non sur une image. Et, à notre avis, c’est le point le plus important. La richesse de la métaphysique kantienne consiste exactement à introduire un débat épistémologique sur les fondements qui structurent les lois scientifiques.

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