• Aucun résultat trouvé

Le travail sociologique du temps : une nécessité pour ouvrir la boîte noire de l’action

Le décrochage scolaire : la construction d’un « problème » social et d’un objet sociologique

A) L’analyse processuelle comme posture de recherche

1) Le travail sociologique du temps : une nécessité pour ouvrir la boîte noire de l’action

On constate depuis plusieurs années un regain d’intérêt pour les approches temporelles des phénomènes sociaux qui se traduit notamment par le développement des analyses biographiques (Guillaume, 1998, 2005, 2009 ; Sapin et al, 2014 ; Chantegros et al, 2012 ; Vrancken et Thomsin, 2008). Que cet engouement soit imputé aux mutations sociales ayant produit une plus grande flexibilité des itinéraires individuels nécessitant une adaptation des outils sociologiques pour en parfaire la lecture (Longo, 2011 ; Rustin, 2006 ; Vrancken et Thomsin, 2008), à un renouvellement des questions de recherche en sciences sociales lié à l’ouverture de la sociologie vers l’interdisciplinarité (Lalive d’Epinay, 2005) ou encore à la montée des critiques face aux théories déterministes50 (Bessin, Bidart & Grossetti, 2009a), force est de constater que la dimension temporelle inonde plus que jamais les analyses sociologiques.

Certains sociologues ont affiché leur scepticisme face à l’émergence de la dimension temporelle dans le champ sociologique et, plus précisément, face au développement des analyses biographiques « entrées en contrebande dans l’univers savant » (Bourdieu, 1986, p.69). Ce sont à la fois les motivations des sociologues à se saisir du genre biographique et les manières de travailler le temps qui sont alors questionnées et critiquées.

« L'ancienneté des procédés — les bons comme les mauvais — que met en œuvre toute narration biographique doit à l'automatisme de ses opérations sémiotiques un pouvoir d'intelligibilité plus immédiat, parce que plus parlant et moins fragmenté, que celui procuré par les détours statistiques, les cheminements comparatifs ou les

50

Bessin, Bidart et Grossetti parlent ainsi de l’émergence d’une « société biographique » : « La manière collective d’aborder la régulation de l’avancée en âge, donnant un sens à l’âge et un rôle à chaque classe d’âge dans une conception fonctionnaliste, est remise en cause au profit de conceptions plus individualisantes » (2009a, p.18).

69

lourdeurs de corpus auxquels astreint la méthode sociologique. L'intelligibilité d'une biographie s'impose en effet d'emblée, en concentrant la transparence fonctionnelle de la « pré-notion », l'évidence existentielle du vécu et l'efficacité dramatique du scénario. Rien d'étonnant si le retour en force de la biographie dans les sciences sociales, dont témoignent depuis deux décennies un nombre croissant de travaux anthropologiques ou sociologiques et, plus encore, le foisonnement commercial d'une littérature mixte, tend aujourd'hui à créer une situation méthodologiquement ambiguë, celle précisément où coexistent et parfois s'entremêlent l'effort d'invention de nouvelles méthodologies adaptées au souci du cas individuel et la facilité d'écriture qui se contente de rebaptiser « méthode biographique » un léger toilettage des recettes éprouvées de la biographie romanesque, hagiographique ou épidictique. » (Passeron, 1990, p.3)

On peut regretter avec Passeron que le choix du genre biographique ne soit pas explicité par certains chercheurs. La place qui est faite à l’approche temporelle dans les analyses ne peut se justifier par les arguments de la « mode », de la « facilité d’écriture » ou de « son intérêt commercial ». Certes, la dimension temporelle est au cœur des phénomènes sociaux et a

fortiori de la sociologie. Comme le rappelle Becker « toute chose se produit dans un temps

donné, et ce temps n’a rien d’anodin » (Becker, 2002, p.103). De Durkheim à Bourdieu en passant par Strauss, et même si les manières d’appréhender la dimension temporelle diffèrent voire s’opposent, le constat est le même : les faits sociaux sont situés dans le temps. En nous appuyant sur les études menées sur le décrochage scolaire, nous avons rappelé que notre objet d’étude n’échappe pas à cette règle : le décrochage scolaire ne devient digne d’intérêt pour les pouvoirs publics que dans une temporalité sociale spécifique, contribuant à faire de ce phénomène ancien un problème social récent. Corrélativement, la mise en place de dispositifs de remédiation au décrochage scolaire et les exhortations au raccrochage sont temporellement situées. Ce seul constat requiert donc de prendre « le temps au sérieux » pour investir le raccrochage scolaire. Mais il ne justifie pas pour autant de faire de celui-ci un axe central de nos réflexions. Comme le souligne Mendez, si « tout phénomène, d’une certaine façon, est pris dans le temps », certaines analyses ne nécessitent pas de placer le temps au cœur de la problématique quand pour d’autres il est crucial de l’aborder de front (Mendez et al., 2010, p.5)51. Notre choix de placer le temps au cœur de notre problématique se justifie de plusieurs manières.

En premier lieu, il est motivé par les résultats de plusieurs enquêtes sociologiques récentes ayant fait de la dimension temporelle un axe central de leurs analyses. L’intérêt de se tourner

51

À ce propos, Gilles Pronovost souligne qu’il est nécessaire de « distinguer l’omniprésence du temps en sociologie et l’étude sociologique du temps » (Pronovost, 1996, p.13).

70

vers ces recherches est d’autant plus grand que les problématiques qui y sont développées sont proches des nôtres. Ainsi, dans le champ de l’insertion professionnelle, Sophie Denave (2006), Claire Bidart (2006), Catherine Negroni (2005) ou encore Maria Eugenia Longo (2011) ont centré leur questionnement sur les conditions de possibilité des ruptures professionnelles alors que nous nous donnons pour objectif de saisir les conditions de possibilité du raccrochage. Or, la dimension temporelle est au cœur de leurs analyses et c’est en vertu de celle-ci que sont identifiées les conditions sociales, culturelles ou cognitives permettant aux « dispositions » ou aux « ingrédients de l’action » de s’articuler de telle sorte qu’une reconversion professionnelle soit possible. Dans un champ de recherche plus éloigné du nôtre – celui de la sociologie de l’immigration – mais qui développe des problématiques semblables, certains chercheurs ont délaissé une approche en termes d’intégration pour aborder la dimension temporelle de l’immigration considérée comme contenant une « valeur explicative supplémentaire à l’analyse » (Santelli, 2014, p.2). Nous pouvons encore citer la sociologie du militantisme qui, remarquant que les approches structuralistes et les théories de la rationalité ne permettent pas d’éclairer les conditions de l’engagement, prend désormais le parti d’intégrer une dimension temporelle à l’analyse (Fillieule, 2001)52. Enfin, rappelons que l’enquête de Joël Zaffran sur les modalités de recours aux Épide souligne l’importance de la fonction de maturation du temps et du rôle de l’événement dans le choix de s’inscrire au sein de ce type de structure (2015a ; 2015b).

Que la référence soit explicite ou non, ces recherches mettent notamment à profit les conseils formulés par Marc Bessin en 1998, qui en appelait à lier davantage la sociologie de l’action à la sociologie du temps pour appréhender les phénomènes sociaux. Il estimait en effet que « les sociologies de l’action abordent la question du temps sans en faire un objet principal de leur questionnement » tandis que « les spécialistes de la question temporelle ne s’ouvrent que trop rarement aux discussions entre les différentes théories de l’action ». Il incitait ainsi à ne pas faire du temps un simple « contenant » de l’action mais à l’appréhender comme un « produit de l’activité » orientant pleinement les logiques d’action des individus (1998, p. 54).

Le second argument en faveur d’une prise en compte appuyée de la dimension temporelle se fonde sur les études menées sur le décrochage scolaire qui concluent que l’arrêt de la scolarité

52

Olivier Fillieule écrit ainsi que la dimension temporelle « a l’avantage de suggérer de ne plus seulement s’en tenir à l’analyse des facteurs déterminants du militantisme pour envisager comment les processus d’engagement s’inscrivent dans le cycle de vie. C’est ainsi que les questions du désengagement et plus largement des conséquences biographiques de l’engagement deviennent tout aussi centrales que celles des causes de l’engagement. De là l’idée que l’observation d’un collectif à un moment T ne prend sens qu’à condition que l’on tienne compte de la temporalité de sa construction » (Fillieule, 2001, p.214).

71

n’intervient jamais brutalement, mais qu’il se prépare durant le temps long de la scolarité, en fonction des contextes scolaires, sociaux, familiaux ou amicaux dans lesquelles les jeunes sont insérés. Or, si le décrochage se construit dans le temps, nous pouvons poser l’hypothèse qu’il en est de même pour le raccrochage. Les données quantitatives existantes tendent par ailleurs à corroborer cette hypothèse puisque le raccrochage intervient en moyenne 28 mois après le décrochage des jeunes (Plessard, Simon, Berthet, 2014)53. Le décrochage et le raccrochage scolaires prennent donc du temps et peuvent objectivement être datés : les jeunes sortent à un « instant T » de l’école54 et, en moyenne, entrent à un moment T+28 mois dans un dispositif de remédiation au décrochage. Toutefois, appréhender uniquement le temps dans sa dimension chronologique limite très vite l’analyse du raccrochage. En effet, cette dimension chronologique qui « aplatit » le temps pour n’en faire qu’un instrument objectif de mesure ne nous apprend rien sur ce qu’il produit sur la situation des jeunes. On ne peut se contenter de dire : « le temps a passé, ils ont raccroché ». Le temps ne peut être considéré comme la condition unique du raccrochage. Si tel était le cas, tous les décrocheurs raccrocheraient au bout de 28 mois. Nous posons donc comme postulat que la durée qui sépare le décrochage du raccrochage agit sur la situation du jeune. Le temps n’est pas qu’une trame chronologique encadrant l’action, il produit la décision de raccrocher. Dès lors, comprendre les conditions de possibilité du raccrochage c’est comprendre comment le temps influence la situation du jeune et ses représentations.

Enfin, notre choix de s’intéresser particulièrement à la dimension temporelle s’est mué en une nécessité dès lors que nous nous sommes confrontée au terrain. Pétrie d’un certain nombre d’hypothèses issues de nos lectures, impatiente à l’idée de pouvoir les tester, nous sommes arrivée sur le terrain avec la volonté de trouver des causes au raccrochage et cette volonté s’est manifestée par la formulation de questionnements en termes de « pourquoi »55

. Si Becker insiste sur le fait que ce type de questions était inadapté à ses objets d’étude car provoquait des réactions défensives de la part des individus interrogés, voire de la culpabilité, notre choix de renoncer au « pourquoi » ne fut pas animé par de tels constats. Dans notre cas, interroger le

53

Ces « 28 mois » représentent ici « le temps écoulé entre la date de sortie du système scolaire initial et la date de prise en charge institutionnelle en Mission locale pendant lequel les jeunes sont peu ou pas intégrés dans un dispositif scolaire ou social » (Plessard, Simon, Berthet, 2014, p.2).

54

Nous schématisons ici notre propos. Cet « instant t » du décrochage est plus difficile à identifier que nous le laissons entendre, notamment lorsque le décrochage intervient après une longue période d’absentéisme, entrecoupée de quelques jours de présence à l’école. Quoique critiquable, une mesure objective de cet « instant T » du décrochage reste possible : on peut en effet se référer au moment où l’établissement scolaire signale le décrochage du jeune.

55

Nous sommes donc ici tombée dans l’un des pièges pourtant mis en évidence par Becker : « Les sociologues aiment à penser et dire que telle « cause » cause telle autre chose » (Becker, 2002, p.112).

72

« pourquoi du raccrochage » donnait lieu à deux types de réponses qui, plutôt que de favoriser notre compréhension des conditions de possibilité du raccrochage, tendaient à la freiner. Majoritairement, la réponse qui nous était apportée à la question « pourquoi as-tu raccroché ? » était celle-ci : « parce que ça faisait longtemps que j’en avais marre de ne rien faire ». Bien évidemment, une lecture sociologique de cette réponse est possible. On comprend que l’ennui ressenti par les jeunes influence la volonté de raccrocher. Toutefois certains éléments de compréhension restent manquants pour comprendre l’émergence de cette motivation :

- 1 : Pourquoi cet ennui, ressenti « depuis longtemps », provoque à un instant particulier l’inscription dans un dispositif de raccrochage ?

- 2 : Quels éléments interviennent pour signifier à un instant précis qu’ils « en ont marre » ?

Ces questions furent posées aux jeunes mais les réponses apportées ne furent guère plus éclairantes : « parce que c’était difficile ». Nous entrions alors dans un cercle de justifications au raccrochage dont les causes et les conséquences semblaient si imbriquées qu’elles se confondaient.

Un deuxième type de réponse qui était apportée par les jeunes à la question « pourquoi as-tu raccroché ? » concernait l’émergence d’un événement dans leur vie ayant totalement remis en cause leur situation. Si des événements sont porteurs d’un sens objectif assez puissant pour comprendre qu’ils soient à l’origine d’une telle remise en question56, il n’en était rien pour certains des événements alors avancés par les jeunes. Ils mettaient en avant des événements anodins socialement ou au regard de leur parcours biographique pour expliquer leur raccrochage. Certains racontaient ainsi avoir raccroché à la suite de la mort de leur animal de compagnie, après avoir célébré les 40 ans de leur mère ou encore après une énième dispute avec l’un des membres de leur famille. Là encore avec ce type de réponses, des éléments de compréhension manquaient : comment comprendre que la mort d’un chien ou qu’une dispute « de plus » fassent soudainement émerger une volonté de raccrocher ?

Certes, avec un questionnement en termes de « pourquoi », nous obtenions des causes au raccrochage, mais sans comprendre véritablement pourquoi elles en étaient, ce qui témoigne

56

Michèle Leclerc Olive propose ainsi une typologie d’événements qui selon leur sens intrinsèque agissent différemment sur les parcours biographiques : l’« événement avènement », l’« événement-rupture », l’ « événement catastrophe » et l’ « événement-métaphore » (Leclerc-Olive, 1997, p.219).

73

de l’inadaptabilité d’une analyse synchronique à notre objet d’étude. Si Becker écrit que son choix d’utiliser le « comment » naît d’une volonté de « connaître toutes les circonstances d’un événement donné, tout ce qui gravitait autour de cet événement et toutes les personnes qui y étaient impliquées » (2002, p.108), il s’agit finalement ici moins d’un choix que d’une nécessité pour proposer une lecture sociologique satisfaisante du raccrochage. À défaut d’être vaine, la recherche des causes du raccrochage ne permettait ni de comprendre comment l’ennui à un certain moment du parcours biographique se manifestait, ni comment des événements objectivement anodins avaient subitement le pouvoir de déclencher la prise de décision.

Ce faisant, une solution s’imposait pour surmonter ces difficultés et accéder aux conditions de possibilité du raccrochage : reconstituer « des histoires » c'est-à-dire abandonner la recherche « des effets invariants des causes » pour privilégier l’étude « des histoires où toutes les étapes répondent à une logique, une logique qui peut parfois se révéler aussi implacable que la logique des causes » (Becker, 2002, p.109). Toutefois, « raconter des histoires » n’est pas exempt de difficultés, comme en témoigne la pléthore des concepts élaborés par les chercheurs pour les analyser et les restituer.

2) « Raconter une histoire » : une pléthore de concepts pour un usage