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Décomposer le processus en séquences : une « intelligibilité par îlots temporels »

Décomposer un processus en différentes séquences fut la voie empruntée par Becker pour restituer la dynamique et le déroulement de la carrière des fumeurs de marijuana. Comme nous l’avons déjà brièvement évoqué, il s’agissait pour lui d’affirmer son détachement vis-à-vis des modèles synchroniques qui privilégiaient des analyses multivariées en présupposant que « tous les facteurs qui contribuent à produire le phénomène étudié agissent simultanément » sur celui-ci (1985, p.46). Ces chercheurs entendaient découvrir la variable susceptible de prédire au mieux le comportement. S’appuyant sur le postulat selon lequel « toutes les causes n’agissent pas au même moment » (Ibid.), Becker s’enquiert du développement dans le temps des carrières déviantes en distinguant différentes séquences qui associées les unes aux autres matérialisent le comportement. Dès lors, c’est l’explication de chacune des phases du comportement qui est recherchée et qui permet de proposer une explication globale du comportement étudié. S’interrogeant sur la complexité des temporalités qui agissent sur un processus, Mendez et son équipe voient également dans la décomposition de celui-ci le moyen de prendre en compte les effets de ces temporalités - plus ou moins interreliés - qui se différencient tout en se cumulant au fur et à mesure de l’avancée du parcours : « le découpage du processus en étapes distinctes est une démarche analytique indispensable pour ne pas se perdre dans la complexité de l’ensemble, pour ne pas ignorer d’éventuelles réorientations et ne pas non plus réduire le processus au résultat final » (2010, p.13-14). Plus précisément, les étapes en question sont nommées « séquences » et sont définies comme les « segments temporels d’un processus qui articulent un ensemble d’ingrédients suivant un agencement singulier » (Ibid.).

En définitive, cette opération de division du processus en plusieurs séquences présente des apports multiples pour l’analyse que nous entendons proposer :

- Elle prend en compte les modalités de construction dans le temps des comportements, en ne les réduisant ni à leurs origines, ni à leurs finalités.

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- Elle n’appréhende pas simplement le temps dans sa dimension chronologique : c’est bien ce qui se produit durant les séquences qui permet le passage à la séquence suivante. Une analyse de ce qui se joue à l’intérieur de chaque phase est ainsi indispensable pour comprendre l’ensemble du processus.

- Elle permet d’opérationnaliser notre volonté d’articuler le temps long et le temps court du raccrochage : chacune des séquences du processus agit sur le déroulement de celui-ci tout en ne prenant sens que dans l’ensemble du processus.

- Elle permet de se prémunir contre le potentiel explicatif abusif attribué à la singularité des parcours. En effet, si toutes les « histoires de raccrochage » sont singulières, ce modèle permet de les objectiver. Comme le relève Maria Eugenia Longo, la recherche de séquences typiques d’un processus « constitue une manière de conserver la complexité individuelle mais aussi la récurrence sociale » (2011, p.22).

La délimitation des différentes phases du processus de raccrochage est ici fonction de nos postulats de recherche. Comprendre les raisons du raccrochage ne peut se faire indépendamment d’une prise en compte des raisons du décrochage, l’expérience scolaire antérieure jouant selon nous un rôle - plus ou moins important - dans les modalités de retour vers un univers scolaire. Or, nous savons que le décrochage peut se construire dès le début de la scolarité, de par notamment « les malentendus socio-cognitifs » que produisent les interactions entre enseignants et élèves. À ce titre, le début du processus - et donc ici le début de la séquence de décrochage - sera fixé aux prémices de la scolarité des jeunes ; ce qui ne signifie pas pour autant que le processus débutera pour tous les jeunes à ce moment du parcours biographique. Le caractère artificiel de cette délimitation est assumé : elle est une hypothèse qu’il faudra tester. De même que nous posons le postulat que les raisons du décrochage et du raccrochage sont liées, nous considérons également que les motifs de maintien dans le dispositif de raccrochage ne peuvent se comprendre indépendamment des raisons au raccrochage. L’ « accrochage » au dispositif sera ainsi appréhendé comme une séquence à part entière du processus dans la mesure où nous considérons à la suite de Joël Zaffran (2015a) que le maintien dans le dispositif rend « effectif » le raccrochage. En s’appuyant sur ce raisonnement, le processus de raccrochage peut être découpé en trois séquences, selon ce modèle :

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Ce découpage du processus en séquences présente de nombreux avantages pour investir la dimension temporelle et appréhender les conditions propices au raccrochage et à l’accrochage. Mais il contient également des limites dont il faut tenir compte. Comme le soulignent Charlot, Bautier et Rochex, « un processus n'est pas une action qui produirait, linéairement, un effet. C'est un ensemble de phénomènes dont on doit concevoir la dynamique non pas en termes de linéarité déductive, mais en termes de pluralités constructives » (1992, p.33). Bien que cette pluralité soit « ordonnable, pensable, organisable » (Ibid.) et qu’à ce titre le déroulement d’un processus n’est ni aléatoire ni totalement contingent, ce qui permet légitimement de l’investir, la connaissance exhaustive de chacun des phénomènes qui interagissent au sein du processus est impossible. En outre, la contrepartie de cette approche est de proposer une analyse quelque peu « mécanique » des logiques d’action d’autant plus, et nous y reviendrons, qu’elle repose sur une vision a posteriori des trajectoires qui tend certainement à survaloriser la cohérence d’ensemble (Testenoire, 2006).

Néanmoins, la description et l’analyse des séquences du processus de raccrochage visent à faire émerger les principaux ressorts des parcours. Notre objectif n’est pas de produire une « intelligibilité totale » du processus mais une « intelligibilité par îlots temporels » (Charlot, Bautier, Rochex, 1992, p.33), favorable ensuite, et si l’on file la métaphore, à une « intelligibilité par archipel » puisque le contenu de chaque séquence est exploré au prisme du contenu de celle qui la précède et de celle qui la suit. Les séquences décrites dans ce travail doivent être conçues comme des séquences idéales-typiques qui à ce titre gomment un certain nombre de situations particulières, liées à la singularité des biographies, mais qui offrent aussi la possibilité d’en penser les moments et éléments centraux, ceux qui orientent et structurent le processus avec le plus de force.

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C) Les « ingrédients du processus » face à l’hétérogénéité des