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La séquence de décrochage : des ingrédients à la croisée des temporalités et des contextes de

1) Le « mythe » de la démission parentale

L’absence de considération pour l’école serait pour certains de la responsabilité des parents. Comme nous l’évoquions dans le premier chapitre, ce type d’explication a guidé de nombreuses mesures visant à lutter contre le décrochage scolaire. Considérant que les parents des classes populaires étaient porteurs d’un handicap socio-culturel ne leur permettant pas de

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transmettre les règles morales élémentaires (Bernstein, 1975), celles-ci visaient à éduquer les familles afin de les sensibiliser à l’importance d’un investissement dans la scolarité de leurs enfants. Cette « démission parentale » qui expliquerait l’absence de considération pour l’école est un argument toujours brandi par certains des enseignants que nous avons rencontrés durant notre enquête. Ces derniers assurent en effet que les familles sont responsables des contestations de l’utilité de l’école formulées par leurs élèves71

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« Le discours des parents c’est essentiel, beaucoup plus que l’origine sociale en fait. On peut avoir des gamins de milieux sociaux défavorisés et si les discours des parents sont… C'est-à-dire que si on a le discours « il faut vraiment que tu bosses à l’école, c’est par l’école que tu t’en sortiras, que tu réussiras, tu feras pas comme nous », ces gamins-là ils vont bosser, ils vont travailler. Si on a des parents qui n’ont pas ce discours-là, qui vont dans le sens de leur gamin, c’est des gamins pour qui l’école ça ne représente rien. Ils ne voient pas comment l’école pourrait leur apporter quelque chose. Les parents ne leur disent pas que l’école pourrait leur apporter quelque chose ! » Enseignante, microlycée.

Cette première piste explicative pour comprendre les difficultés à imputer un sens à l’école doit être abandonnée. L’existence d’une « démission parentale » des familles de milieux populaires a depuis longtemps été remise en cause (Barrère & Sembel, 1998). De nombreuses enquêtes l’ont prouvé : il ne s’agit là que d’un « mythe » (Lahire, 1995) construit sur la base d’un « malentendu » (Caille, 1992 ; Dubet, 2001). Si les enfants de milieux populaires affichent de moins bons résultats scolaires que leurs camarades issus de milieux plus favorisés, cela est le fait de logiques socialisatrices divergentes qui existent d’un milieu social à l’autre et non d’un désintérêt des familles à l’égard de la scolarité de leur enfant (Thin, 2009). Les chercheurs insistent sur la précarité à la fois sociale, culturelle et économique à laquelle font face ces familles et qui ne leur permettent pas de contrôler la scolarité de leur enfant. Ces parents ne disposent pas des compétences ou d’un temps suffisant pour les aider au quotidien dans le travail scolaire et pour repérer leurs difficultés. Ils sont souvent eux-mêmes aux prises avec des problèmes de santé, de logement, d’emploi ou de mobilité qui ne leur permettent pas de maintenir une vigilance constante sur les conduites de leur enfant (Esterle, 2006, 2007, 2011). Ainsi, comme le soulignent Glasman et Douat, « pour ces familles, l'école reste souvent désirable, mais les conditions pour faire face à ses attentes et à ses exigences sont insurmontables » (2011a, p.60).

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On retrouve ici les constats d’Agnès van Zanten qui souligne que la disqualification des modes de socialisation familiaux est particulièrement présente dans le milieu enseignant (van Zanten, 2001).

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Parallèlement à l’affaiblissement des identités de classe, l’existence de la « culture ouvrière anti-scolaire » mise en avant par Willis (1977) ou Hoggart (1970) a progressivement disparu. Tristan Poullaouec rappelle que 88 % des parents ouvriers souhaitent que leur enfant obtienne le bac alors qu’ils n’étaient que 15 % en 1962 (2010, p.16). L’école est donc investie par les parents des milieux défavorisés qui en font, comme dans les autres milieux sociaux, un enjeu primordial. Pour tous, l’investissement scolaire est une manière de « placer » leur enfant et de lui assurer une intégration sociale (Van de Velde, 2008). Les parents des jeunes affirmant que « l’école ne sert à rien » ne font pas figures d’exception : tous les jeunes rencontrés ont affirmé que leurs parents n’avaient eu de cesse de les inciter à travailler, à se présenter à l’école, à y être studieux.

« Et vos parents ils en pensaient quoi, de ce rapport-là à l’école ? Ah ça ils en avaient marre, ils en ont bavé ! Ils criaient mais ils voyaient que ça servait à rien donc ils me punissaient, ils me punissaient d’ordinateur pendant des jours, de téléphone, de sorties et même de me priver de certains trucs à manger que j’aimais. Mais ils voyaient que ça servait à rien donc ils comprenaient pas.

Ça ça marchait pas ? Ah non ! Punie d’internet, de téléphone et tout, pour moi,

c’était rien. C’est pas grave ça ! » Mathilde, 19 ans, Épide Bordeaux, abandon, sortie depuis 4 mois

« Et votre mère elle en pensait quoi ? Bah je me faisais punir, enfin comme tous

les parents ils font quoi.

Ça avait un impact ? Non, du tout. Ma mère elle me disait tous les jours d’y

aller [à l’école] mais moi j’y allais pas ! Je m’en foutais de ce qu’elle me disait ! Morgane, 18 ans, Épide Bordeaux, abandon, sortie depuis 5 mois

« Normalement on devait pas sortir [de l’école] mais je trouvais le moyen de sortir. Donc mon père il m’emmenait devant la porte et il attendait que je rentre dans l’école (rires).

Et vous ressortiez quand même ? Ouais, j’arrivais quand même à ressortir !

J’avais trouvé une faille parce qu’il y avait le bureau des CPE à côté de la porte et ils avaient un bouton pour actionner la porte donc j’attendais que quelqu’un ouvre la porte et je partais en marchant vite. Ils me disaient « oh oh oh » mais je continuais, je traçais.

Et votre père il en pensait quoi ? Il était pas content, forcément. » Gaëtan, 18

ans, Épide Bordeaux depuis 2 semaines

Les exhortations des parents à s’investir dans la scolarité sont donc nombreuses. Toutefois, celles-ci ne font pas sens pour leurs enfants. En effet, et comme nous y reviendrons, leurs situations sociale et économique tend à décrédibiliser leurs propos.

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2) Une norme de diplômation objectivement contestable

Pour comprendre ces contestations de l’utilité de l’école, des psychologues ou psycho-sociologues avancent un second type d’explications, tout aussi discutable. Elles seraient pour eux la conséquence de « troubles psycho-affectifs » existants chez ces jeunes ou encore de « failles de leurs capacités cognitives »72. Des chercheurs québécois font par ailleurs un lien direct entre milieux sociaux défavorisés et caractéristiques cognitives favorables au décrochage scolaire73. Dans cette perspective, les jeunes issus de milieux populaires auraient moins de compétences sociales et moins de maturité - alors qu’en filigrane apparaît le lien entre faible niveau de maturité et faible quotient intellectuel - que les jeunes issus de milieux sociaux favorisés, ce qui expliquerait qu’ils adoptent des stratégies scolaires moins efficaces. Outre le déterminisme socio-cognitif que suggère ce type d’explications et ses implications sur le plan social, celles-ci sont peu pertinentes d’un point de vue sociologique. D’une part, elles ne prennent pas en compte les « systèmes d’interactions » dans lesquels les individus sont pris (Boudon, 2009) et ne résistent pas aux réussites scolaires des jeunes qui partagent les mêmes origines. D’autre part, pour qu’il y ait « problèmes cognitifs » ou « erreurs cognitives », il faut admettre l’existence d’une « réalité » transcendante et immuable, l’erreur n’existant que par un écart à « la norme du vrai » (Bronner, 2007). Or, il y a plusieurs raisons de douter de l’existence d’une « norme du vrai » sur la question de l’utilité de l’école et du diplôme. Tout d’abord, affirmer que « la norme du vrai » est celle de l’utilité du diplôme revient à considérer que certaines lectures du contexte socio-économique sont plus pertinentes que d’autres, ce qui tend à révéler une forme de scolaro-centrisme, c'est-à-dire la croyance selon laquelle l’école ne peut être que désirable (Glasman & Oeuvrard, 2011) et qui, comme nous le rappelions en introduction, est historiquement située. Ensuite, il faut souligner que les perceptions sont sociales avant d’être individuelles. S’il peut y avoir des « erreurs cognitives » lorsque le raisonnement est à la fois monocausal et indiscutable - c'est-à-dire lorsqu’il existe « une norme du vrai » définie avec précision et unanimement partagée - sur la question qui nous occupe, il est difficile d’affirmer que « la norme du vrai » concerne l’utilité du diplôme,

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Cette idée est particulièrement développée dans un rapport rédigé en 2006 par une équipe de chercheurs belges (Canivet et al., 2006). Elle est également reprise dans certaines typologies qui présentent les décrocheurs comme des « inadaptés » qui se distingueraient ainsi par un « profil scolaire et psychosocial négatif » (Janosz, 1996). Par ailleurs, les « problèmes de la pensée » et les « problèmes d’attention » sont vus comme des facteurs à risque de décrochage (Blaya & Fortin, 2011).

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Cette perspective est notamment celle empruntée par Isabelle Archambault : Archambault I. (2006), Continuité

et discontinuité dans le développement de l’engagement scolaire chez les élèves du secondaire : une approche centrée sur la personne pour prédire le décrochage, Thèse de Psychologie, Université de Montréal.

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tant celle-ci émane d’un contexte socio-économique marqué par l’incertitude. Si les affirmations selon lesquelles « le diplôme ne sert à rien » pour s’insérer sur le marché du travail sont donc effectivement liées au milieu social d’origine, ce n’est pas car celui-ci est producteur de « carences » socio-cognitives mais car il n’est pas porteur des éléments des contextes, potentiellement mobilisables en tant qu’ingrédient de l’action. L’influence de l’origine sociale ne se mesure pas en termes de présence ou d’absence d’« habiletés cognitives » mais elle se manifeste à travers les caractéristiques des éléments à disposition, et qui se construisent et se reconstruisent au gré des contextes - pas seulement familiaux - dans lesquels les jeunes évoluent.

La réalité que les jeunes décrivent (la dévalorisation des diplômes, leur perte d’importance sur le marché du travail ou le chômage des diplômés) n’est pas plus abstraite ou moins fondée sociologiquement que les éléments qui sont en faveur de la scolarité (comme l’importance du diplôme pour l’insertion professionnelle ou le taux de chômage plus important des non-diplômés). Comme le rappelle Dubet, « l’argument selon lequel les diplômes protègent du chômage ne vaut que de manière très générale : il est beaucoup moins solide quand on observe les tendances longues et que l’on regarde de près les diplômes et les qualifications » (2010, p.45). Ainsi, les enfants qui accèdent aujourd’hui à des diplômes plus élevés que leurs parents n’occupent pas pour autant des positions sociales plus élevées (Duru-Bellat, 2006, 2009 ; Poullaouec, 2010). À travers une approche comparative de la situation des trentenaires en 1968 et 1998, Baudelot et Establet montrent l’affaiblissement du lien entre le niveau de diplôme et l’emploi occupé : alors qu’en 1969, 81 % des licenciés masculins sont cadres supérieurs, ils ne sont plus que 67 % en 1998 (2000, p. 145). Par ailleurs, le diplôme ne garantit plus l’entrée dans un emploi qualifié puisque l’on constate une augmentation du nombre d’individus surdiplômés occupant des emplois qui ne requièrent peu ou pas de qualifications (Rose, 2012 ; Zaffran, 2014). Eckert note à ce propos que la distinction entre les diplômés d’un CAP ou d’un BEP et les non-diplômés n'est plus pertinente lorsque l’on observe leur position sur le marché du travail (2011). De plus, le type de formation suivie affecte la probabilité d’obtenir un emploi. À niveau équivalent, tous les diplômes n’offrent pas les mêmes chances d’insertion sur le marché du travail (Dumartin, 1997) et des études courtes proposant des diplômes professionnalisants offrent parfois une meilleure insertion professionnelle que des études longues (Eckert, 2011).

La détention d’un diplôme n’ouvre donc pas un droit direct et absolu à un statut social déterminé ni même à un emploi qualifié. Les affirmations de ces jeunes ne sont donc pas le

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fruit d’une perception erronée du contexte socio-économique. Ces deux réalités - celle d’une plus grande importance du diplôme et celle de son insuffisance pour s’insérer sur le marché du travail - ne s’opposent pas mais se complètent pour mieux se légitimer. Toutes deux trouvent comme points d’appui des éléments empiriquement vérifiables. Mais une différence majeure les sépare : dans un contexte où la diplômation est devenue une norme sociale, l’utilité de l’école est socialement valorisée. Si les affirmations des jeunes paraissent « fausses » et « douteuses » ce n’est donc pas car l’utilité du diplôme et de l’école est une « norme du vrai » mais parce qu’elle est une « norme du désirable » qui est socialement située.

La norme de diplômation, et plus largement de l’utilité de l’école, est donc objectivement contestable. Mais elle n’est pas pour autant contestée par tous. La question qui se pose est de savoir pourquoi pour certains jeunes les arguments en faveur de l’inutilité de l’école l’emportent sur ceux qui sont en faveur de son utilité alors même qu’ils prennent le contrepied de cette « norme du désirable » et que ces jeunes en sont tout à fait sont conscients. En effet, ils ne sont pas déconnectés du monde social et de ses enjeux et ils sont confrontés régulièrement aux rappels à la norme de diplômation relayée par la famille ou l’école.

« Et vos parents ils en pensaient quoi [de ces absences]? Ils me faisaient la morale « l’école c’est important, c’est ton avenir, blablabla ». Mais ça rentrait par une oreille, ça ressortait par l’autre. Je savais très bien que ce que je faisais c’était pas bien ! Mais vous pouvez répéter à un aveugle qu’il est aveugle, il le sait, ça sert à rien, il sera toujours aveugle ! » Brahim, 19 ans, Épide Bordeaux depuis 2 mois

Il convient donc d’explorer les conditions dans lesquelles apparaît cet ingrédient du décrochage et qui conduisent certains jeunes à choisir en toute rationalité de « rester

aveugles » pour reprendre la métaphore de Brahim, et de ne pas le remettre en cause.

B) La précarité du quotidien contre l’utilité sociale et l’intérêt