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L’école indifférente aux particularités biographiques

Les effets négatifs réciproques entre événements intervenant dans le parcours biographique et trajectoire scolaire sont parfois grandement facilités par l’école. En effet, l’institution scolaire n’est pas en mesure de s’adapter aux caractéristiques singulières des jeunes et elle réclame leur intégration uniforme au cadre qu’elle propose : « L'organisation scolaire est une donnée préalable : la distribution du savoir s'adresse à tous les élèves uniformément et dans des conditions identiques » (Vitali, 1998). La situation d’un élève qui vient de vivre la perte d’un parent ou qui est contraint de s’absenter régulièrement de l’école pour aider un membre de sa famille qui est malade, n’est que difficilement prise en compte. L’un comme l’autre sont l’objet de rappels à l’ordre et de sanctions, menant parfois à des signalements au juge des enfants. On peut toutefois considérer que le personnel éducatif n’a pas d’information sur ces situations. Maryse Esterle rappelle qu’au nom du respect de la vie privée de l’élève, il n’y a que peu d’échanges de renseignements sur ces situations entre les services sociaux, les psychologues scolaires, les conseillers principaux d’éducation (CPE) et les professeurs (2007). Agnès van Zanten souligne également un manque de coordination et de coopération entre enseignants et non enseignants. Ces difficultés tiennent d’une part à une extension des missions du personnel éducatif qui contribue à un empiétement de leurs tâches et d’autre part, à la sporadicité de la présence des assistantes sociales ou des infirmières scolaires au sein des établissements qui entrave la mise en place d’un suivi commun avec les enseignants et les CPE (2001). Il est donc par exemple très probable que les professeurs de Marjolaine ne sachent rien du divorce de ses parents, des difficultés financières et du mal-être qu’il produit. L’absence de reconnaissance qu’elle côtoie au sein de l’espace scolaire s’ajoute à celle déjà rencontrée dans l’espace familial, sans que les professeurs n’en aient conscience et sans qu’ils puissent éventuellement le prendre en compte.

« En fin de CM2, mon papa s’en va, juste avant ma rentrée en 6ème. Pour le moment je continue. Mon père ne s’intéresse pas du tout à moi mais là ça a pas d’incidence parce que je me dis que je vais lui prouver que je suis intéressante et qu’il va s’intéresser à moi donc je m’investis à l’école et j’obtiens mon brevet avec la mention très bien. Et là mon père s’en fout, limite pourquoi je le préviens. Donc là déjà en rentrant en seconde j’étais vraiment mal psychologiquement parce que j’avais fait tout ça et je me disais ça marche pas. Et les problèmes financiers commençaient à s’accentuer. Et en seconde, le contact avec les professeurs était différent et c’est vrai que moi je souffrais beaucoup de la situation dans laquelle je me trouvais, ma situation familiale,

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l’absence de mon père, de toutes ses conséquences qui étaient sur nous. Financières, tout ça, donc c’était vraiment compliqué et vestimentairement ça s’est vu [rires]. J’étais assez sombre et les professeurs m’ont beaucoup jugée par rapport à cela. Je rendais mes devoirs et on me rendait des 3 sur 20. Alors qu’à la correction, j’avais les réponses ! J’allais les voir et ils me disaient « non, c’est comme ça ! ». J’ai eu vraiment un saccage ! Les professeurs m’appelaient quand même « l’objet non identifié » donc mon père qui me considérait pas, les profs qui ne me considéraient plus, par rapport au collège… Je me disais « mais est-ce-que je mérite vraiment de vivre ? ». J’avais plus la considération des profs, j’avais été très blessée, je ne croyais plus en rien, je pensais que je valais rien. » Maeva, 22 ans, microlycée 93 depuis 5 mois

Il arrive que des situations de détresse soient connues car renseignées par les jeunes et/ou par leurs parents sans pour autant qu’il n’y ait d’adaptations à leur situation. Gaëtan est sur le point d’entamer sa deuxième année de CAP horticulture lorsqu’un grave accident de scooter le contraint à rester hospitalisé plusieurs mois. À son retour au CFA - qui a été informé de sa situation - on lui indique qu’il ne peut plus être accueilli dans sa formation car son inscription est conditionnée au fait d’avoir trouvé un patron et qu’il est désormais trop tard pour effectuer les démarches nécessaires. Gaëtan quitte alors l’école « dégoûté » et persuadé que sans cet accident, il serait détenteur d’un CAP et occuperait un emploi « depuis longtemps ». Il en est de même pour les jeunes qui ont été contraints de s’éloigner de leur scolarité pour prendre soin d’un de leurs proches malades. À la suite d’une chute de sa mère qui est handicapée, Samia met sa scolarité entre parenthèse pour rester au domicile familial et prendre soin de sa mère. Elle en informe l’administration qui ne comprend pas sa décision et la lui reproche :

« J’ai intégré direct une prépa paramédicale. Et j’ai arrêté au bout de six mois.

Pourquoi ça ? Parce que raisons familiales, grandes raisons familiales. Ma mère

était tombée sur la rotule de sa jambe handicapée donc du coup vu que mon père était pas là et que les deux seuls revenus qu’on avait à la maison c’était mes sœurs, il y avait que moi qui pouvait lâcher le truc. La prépa a pas trop compris. Ils me l’ont reproché « au bout d’un moment faut penser à ton avenir ! tu peux pas faire ça ! C’est n’importe quoi ». J’ai dit « écoutez mon avenir j’ai tout le temps de le construire, j’ai 18 ans ! Ma mère j’en ai qu’une donc le choix il est vite fait ! ». Fallait faire un choix et j’ai fait le mien et ce choix-là, je le regretterai jamais ! » Samia, 19 ans, E2C Paris depuis 2 mois

La situation est similaire pour Charlotte qui quelques jours avant de passer son diplôme apprend que son père est atteint d’un cancer à un stade avancé. Comme Samia, elle met sa scolarité de côté et reste à son chevet jusqu’à son décès quelques mois plus tard. Alors qu’elle avait déjà validé certaines des matières nécessaires à l’obtention de son diplôme, lorsqu’elle

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revient dans son établissement 6 mois plus tard, on l’informe qu’elle ne peut conserver ses notes et qu’elle devra attendre la prochaine rentrée pour pouvoir se réinscrire dans l’établissement. Le décès de son père ayant provoqué une baisse conséquente des revenus de la famille, Charlotte décide alors de quitter l’école pour intégrer le monde du travail et elle ne se réinscrira jamais dans cet établissement.

Plus que de ne pas être prises en compte, ces situations particulières peuvent également être moquées et discréditées au sein des classes. Julie souffre de crises d’angoisse et accumule les absences. Bien que la validité de ses absences soit certifiée par un médecin, ses professeurs les jugent illégitimes et ne manquent pas de le lui faire remarquer publiquement :

« Je suis passée en seconde générale. Tout se passe bien mais pendant ma première… J’avais déjà fait des crises d’angoisse. J’en avais fait deux ou trois mais pas dans le cadre de l’école, dans des situations diverses et variées. Et au mois de janvier de ma première, grosse dégringolade. Je suis allée en cours pas beaucoup du tout. Crises d’angoisses tous les jours, ça durait des heures. Et je me retrouvais complètement crevée après et il se trouve que dans ma classe, les gens me croyaient pas donc j’avais plus d’amis. Les profs n’y croyaient pas non plus. Ma prof principale elle m’a pourrie, quand elle parlait de moi aux autres dans la classe elle leur disait que mes crises c’était du chiqué. Le fait que tout le monde ait jugé, les profs, les copains... Les profs c’était pas des êtres humains. Ils se disaient que je faisais ça pour rater l’école. Alors que non ! » Julie, 20 ans, CEPMO depuis 5 mois

De la même manière, cette difficile adaptation aux singularités des jeunes est visible lorsqu’ils sont porteurs d’un handicap qui exige justement des ajustements. Louis souffre de dyscalculie et de dyspraxie. Son handicap est certifié par la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH) et connu des professeurs. Malgré l’insistance de ses parents auprès des différents établissements scolaires qu’il a fréquentés, Louis ne bénéficiera jamais d’aucun aménagement dans sa scolarité :

« À partir de la primaire on a découvert que j’avais une dyspraxie et une dyscalculie. Mais il n’y a pas eu d’aménagements, c’était vraiment un combat au jour le jour. On essayait de se débrouiller, on a essayé mais le collège n’a pas entendu mes attentes. Et ça ça a toujours été comme ça. J’ai toujours eu des problèmes avec les professeurs. Pas au niveau de mon caractère ou quoi que ce soit mais un manque de compréhension : pourquoi tu as des soucis là mais pas là ? Donc il y avait vraiment un déficit de communication, même entre les profs, entre leur hiérarchie parce qu’en plus on change de prof principal et les dossiers suivent pas. Moi, j’ai vraiment mal vécu le primaire, le collège parce quand on a des difficultés et qu’on nous crie dessus… On en a marre quoi. Rien

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que pour apprendre les voyelles et les consonnes et que je me trompais je m’en prenais plein la tête… Je faisais une erreur, je m’en prenais plein dans la tête. Donc ça a toujours été tendu. Je pense que c’est leur train-train quotidien quoi, eux ils veulent qu’on suive leur cours et qu’il y ait pas trop de souci. Là c’était « oh non un élève qui a des difficultés » ! Louis, 20 ans, CEPMO depuis un an et demi

De par son idéologie universaliste, l’école ne semble pas armée - tant en termes de fonctionnement qu’en termes de sensibilisation du personnel éducatif - pour faire face aux difficultés rencontrées par les jeunes dans leurs autres trajectoires de vie et pour les prendre en charge - ou tout du moins en compte - dans l’espace scolaire. Ils sont considérés comme des élèves avant d’être des adolescents et à ce titre l’école ne s’intéresse pas à leurs particularités sociales et biographiques, aux événements qui scandent leur vie et à leurs conséquences. Comme aiment souvent à le souligner les professeurs « à l’entrée dans la classe on oublie ce

qu’il se passe à l’extérieur parce qu’on est là pour travailler »79

. Mais plus que de ne pas être prises en compte, ces particularités semblent parfois déranger l’institution scolaire pour qui, si adaptation il doit y avoir, elle doit être le fait des jeunes et de leur famille et non l’inverse, comme en témoignent les propos d’une enseignante travaillant partiellement dans un microlycée :

« C’est un groupe composé de… j’ai horreur du mot « individu » donc je dirais pas « individu » mais de personnalités tellement différentes et eux ils tiennent pas compte de l’esprit des choses, ils s’en fichent. On leur a vraiment présenté les choses comme… qu’on allait prendre en compte pourquoi ils étaient là, mais des fois ils en jouent un peu.

C'est-à-dire ? C'est-à-dire que j’ai déjà eu des réflexions « vous saviez qu’on

aurait des sales caractères, vous êtes payés pour ça, c’est votre boulot ! »

Vous saviez justement qu’ils auraient de « sales caractères » ? Vous vous attendiez à… Non, pas du tout. Déjà au début on n’a pas monté ce projet pour

des élèves avec des difficultés sociales. On a monté ce projet pour un public d’élèves décrocheurs mais pour diverses raisons, des raisons de santé, mais pas forcément ... on voulait pas forcément un public de décrocheurs pour raisons sociales…

Qu’est ce que vous appelez des décrocheurs pour raisons sociales ? Des

gamins qui ont tellement de difficultés dans leur vie privée et ça depuis longtemps que l’école n’est pas faite pour eux je dirais. C'est-à-dire que des élèves comme ça au collège, forcément les professeurs ils avancent, ils s’occupent des meilleurs et pas de ceux qui suivent pas parce qu’ils ont peut-être mal dormi, qu’ils dorment avec des petits frères et des petites sœurs, parce

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qu’ils sont nombreux à la maison et qu’il faut qu’ils s’occupent de faire la bouffe et le ménage. » Enseignante, microlycée

Outre les inégalités sociales dont on sait qu’elles influencent fortement le déroulement des scolarités, les inégalités scolaires sont également le fait des inégalités biographiques. Les effets de l’universalisme scolaire peuvent donc être pervers à double titre : ils excluent ceux dont les caractéristiques sociales ne sont pas en accord avec les attendus scolaires mais également ceux qui sont issus de milieux plus favorisés et qui font face à des événements de vie plus ou moins tragiques réclamant une mise entre parenthèse de la scolarité. A fortiori, les jeunes cumulant caractéristiques sociales « défavorables » et parcours biographique fragilisé ont encore moins les moyens de solliciter des ajustements et d’être entendus dans leur volonté d’adaptation.

Plus que d’être paradoxal, cet idéal scolaire universaliste repose donc sur une chimère, l’idée selon laquelle la trajectoire scolaire pourrait être séparée des autres trajectoires de vie. L’école ne peut pas être indifférente aux particularités individuelles car elle n’est pas un espace clos sur lui-même. Elle appartient au monde social, s’en nourrit et le nourrit en retour. On connaît désormais « la polyarchie des principes qui régissent l'école » (Rayou, 2015, p.5) et on sait que le modèle de l'indifférenciation qui parvenait à justifier les inégalités de réussite aux prémisses de l’école républicaine, ne le permet plus aujourd’hui avec la massification scolaire et l’arrivée des « nouveaux lycéens » qui oblige à repenser les exigences de la forme scolaire traditionnelle (Pirone, 2015). La neutralité de l’institution scolaire dessert donc ses velléités d’équité et de justice puisque sans adaptation elle ne fait que perpétuer les inégalités. En reconnaissant sa place et ses influences réciproques dans les parcours biographiques, en concédant qu’elle n’a pas les moyens de ses ambitions - transcender les appartenances et les particularités - alors l’école pourrait être en position de s’articuler positivement aux autres trajectoires de vie et d’offrir les ressources nécessaires pour restreindre les effets des événements biographiques. Quelques contre-exemples tendent à le confirmer.

Parmi les 120 jeunes « décrocheurs-raccrocheurs » rencontrés certains sont parvenus à s’accrocher à leur scolarité pendant plusieurs années en dépit des événements douloureux qu’ils ont affrontés. Ils n’ont pas pour autant été moins épargnés par les accidents biographiques et ne sont pas forcément issus de milieux sociaux favorisés. Toutefois, dans leur cas, l’école a su proposer des modalités d’adaptation, des temps d’écoute, des aménagements de l’emploi du temps. En d’autres termes, elle a pris en compte - et en charge - leur individualité. La fragilisation des trajectoires de vie a pu être contenue, du moins pour un

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temps, et non seulement ces événements ne sont pas devenus des ingrédients du décrochage mais ils se sont aussi mués en ingrédients favorables à l’accrochage à la scolarité.

C’est par exemple le cas de Kendra arrivée en France à l’âge de 11 ans après le décès de son père. Elle s’installe chez sa sœur qui fait déjà ses études en France mais « il y avait beaucoup

trop de problèmes chez elle ». Elle est alors placée dans une famille d’accueil où elle souffre

du racisme et se retrouve mise au ban de la famille. Elle est donc prise en charge dans une nouvelle famille d’accueil où elle subira des attouchements sexuels durant plus de deux ans. Pour autant, face à ces situations, Kendra peut compter sur le soutien de ses enseignants et de l’ensemble du personnel éducatif. Ce sont eux qui font les signalements aux services sociaux, suivent étroitement l’avancée de son dossier, l’épaulent au quotidien et qui lui offrent ainsi des ressources pour faire face à ces événements et pour les transformer en une source d’engagement dans sa scolarité80

.

« Donc là scolairement… Parce que quand même tout ça c’est difficile… vous, malgré tout ça l’école ça vous intéresse ? Bah justement ! Je pense que c’est ça

qui me motivait à travailler plus à l’école. C’est ça qui me motivait. Parce que quand j’ai changé de famille d’accueil en plein milieu de l’année, j’étais dans une famille à Meaux et je faisais Meaux-Vitry tous les matins et sans problème ! Je me levais à 4h du matin et j’y allais sans problème. Parce que tout se passait bien à l’école ! Plus il y avait des problèmes, plus moi je m’appliquais à l’école ! En fait, c’était justement un endroit où j’enlevais tout ça de ma tête ! C’est le seul endroit où je peux enlever tout ça de ma tête donc tant mieux, je travaille ! Même quand on me donnait une heure de colle, moi j’étais contente ! Parce que je restais à l’école [rires] ! » Kendra, 19 ans, E2C Paris depuis 3 semaines

Un événement - fut-il douloureux - n’a donc jamais d’effets directs et prédéterminés sur le parcours biographique. Aussi, affirmer que les trajectoires de vie sont interreliées ne signifie pas pour autant que leur fragilisation entraîne de facto le décrochage scolaire. Si tel est le cas pour ces jeunes c’est qu’ils ne disposent pas des ressources sociales suffisantes pour contenir les événements qui frappent leur trajectoire, que l’école ne parvient pas à leur en proposer d’autres, ou qu’elle en accroît directement les effets, ce qui explique que des événements de vie douloureux aient aussi des impacts majeurs dans les milieux sociaux favorisés.

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Kendra décroche finalement quelques mois après avoir intégré une prestigieuse école de danse. Gravement blessée au genou, elle est contrainte de quitter sa formation. Malgré de nombreuses démarches, elle ne parviendra pas à s’inscrire dans un nouvel établissement en cours d’année scolaire. La précarité de sa situation la conduit alors à intégrer le marché du travail.

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L’absence de prise en compte de ces événements par la sphère scolaire a aussi des incidences sur les représentations de l’école. Il s’agit alors moins de contester son utilité pour la vie professionnelle future que son utilité pour apaiser leur existence au moment où celle-ci est bouleversée. Puisqu’elle ne prend pas en compte leurs difficultés, qu’elles les déconsidèrent ou s’en moquent, l’école n’est pas perçue comme un lieu d’hospitalité et d’intégration mais comme une contrainte supplémentaire à leur épanouissement en tant qu’individu. À leurs yeux, le jeu n’en vaut pas la chandelle : non seulement l’espace scolaire ne leur fournit pas les armes pour se prémunir de leurs difficultés extra-scolaires mais plus encore elles les renforcent en en produisant de nouvelles. Ainsi, les jeunes ayant connu de tels événements biographiques considèrent que le « manque d’humanité » et d’ « écoute » de leurs professeurs ont, à égale mesure de ces événements, contribué à leur décrochage :

« Franchement ce qu’il faudrait pour moi c’est passer un message aux personnes adultes qui prennent en charge les enfants que ça soit dans n’importe quel établissement, de bien les accompagner, d’être plus à l’écoute, d’essayer de les comprendre et même d’intervenir un peu plus dans leur vie personnelle,