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Les temps forts de la construction des politiques publiques françaises de lutte contre le décrochage scolaire

Le décrochage scolaire : la construction d’un « problème » social et d’un objet sociologique

B) Les politiques publiques de lutte contre le décrochage scolaire : entre prévention, intervention et remédiation scolaire : entre prévention, intervention et remédiation

2) Les temps forts de la construction des politiques publiques françaises de lutte contre le décrochage scolaire

La politique publique française menée pour lutter contre le décrochage scolaire est variée et fait intervenir différents ministères, celui de l’Éducation nationale, de la Ville, de l’Emploi, ou encore celui de l’Intérieur. Depuis les années 80, de multiples mesures éducatives se sont succédées et de nombreux dispositifs ont été créés, transformés, progressivement abandonnés ou brutalement supprimés. Cette accumulation de dispositifs et leur juxtaposition ont d’ailleurs contribué à créer une sorte d’ « effet mille-feuille » (Glasman & Douat, 2011b) qui complexifie la lecture et la compréhension des actions développées pour lutter contre le décrochage scolaire34.

Le premier temps fort de la construction des politiques de lutte contre le décrochage scolaire date du début des années 80 et du « Rapport sur l’insertion sociale et professionnelle des jeunes » de Bertrand Schwartz, qui déclenche une première succession de mesures à destination des jeunes sans qualification. Constatant que les jeunes qui quittent précocement le système éducatif sont les principales victimes de la crise économique, l’action publique s’articule autour d’une politique de remédiation au décrochage scolaire axée sur la qualification. C’est à l’occasion de ce rapport que sont mis en place le plan « 60 000 jeunes » et le dispositif « jeunes en difficulté »35. Sont également créées les Missions locales et les Permanences d’Accueil d’Information et d’Écoute, conçues comme des lieux d’aide à la construction d’un projet professionnel. L’attention portée aux jeunes non qualifiés se renforce davantage avec la création en 1984 du Dispositif d’insertion des jeunes de l’Éducation nationale (DIJEN) et des missions générales d'insertion (MGI) qui ont pour objectif de « remobiliser » les jeunes qui sont « sans solution » et qui ont quitté le système éducatif depuis moins d'un an. La loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 introduit par ailleurs l’obligation pour l’Éducation nationale de préparer l’insertion sociale et

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Afin de ne pas nous livrer à une « présentation catalogue » peu intéressante, nous choisissons de ne pas décrire l’ensemble des mesures et des dispositifs mis en place depuis les années 80 mais de revenir sur les quelques moments clés de la construction des politiques éducatives françaises.

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professionnelle des élèves et entend ouvrir et coordonner des possibilités de retour en formation : « La Nation se fixe comme objectif de conduire d'ici dix ans l'ensemble d'une classe d'âge au minimum au niveau du certificat d'aptitude professionnelle ou du brevet d'études professionnelles et au niveau du baccalauréat. Tout élève qui, à l'issue de la scolarité obligatoire, n'a pas atteint un niveau de formation reconnu doit pouvoir poursuivre des études afin d'atteindre un tel niveau. L'Etat prévoira les moyens nécessaires, dans l'exercice de ses compétences, à la prolongation de scolarité qui en découlera36 ».

Le volet dit de « remédiation » de la lutte contre le décrochage scolaire se renforce au mitan des années 90, tout en s’ouvrant à diverses actions de prévention. Ce nouvel équilibre entre remédiation et prévention s’observe notamment à travers le plan « NouvelleS chanceS » déployé en 1999. Celui-ci renforce les différentes actions menées en faveur de la remédiation tout en les orientant vers la prévention du décrochage et l’intervention à travers le développement de divers dispositifs tels que :

- Le groupe d'aide à l'insertion en lycée (GAIN) et les cellules de veille de prévention (CVP) qui ont pour mission d’identifier les élèves potentiellement décrocheurs afin de leur proposer des interventions pédagogiques, sociales, psychologiques ou médicales. - Le module de repréparation à l'examen par alternance (MOREA) qui permet aux

jeunes ayant échoué à l’examen final et sans établissement scolaire à la rentrée suivante de préparer à nouveau l’examen en alternance.

- Les dispositifs relais (classes relais, ateliers relais, internats relais) qui s’adressent aux jeunes identifiés par les enseignants comme étant en risque de décrochage37 et qui visent à les réinsérer dans le système éducatif.

- Les RASED (Réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté) qui rassemblent des psychologues et des enseignants spécialisés afin de mieux encadrer les jeunes qui présentent des difficultés scolaires ou psychologiques.

- Les SEGPA (sections d’enseignement général et professionnel adapté) et autres « classes adaptées » : il s’agit de classes réservées aux jeunes en grandes difficultés scolaires fonctionnant sur la base d’une individualisation pédagogique.

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Loi d'orientation sur l'éducation n°89-486 du 10 juillet 1989, article 3. 37

Les jeunes considérés comme étant « en risque de décrochage » sont les élèves perturbateurs, absentéistes, perçus comme étant « profondément démotivés » et/ou ceux qui obtiennent de faibles résultats scolaires. Sur les processus d’orientation vers les dispositifs relais, voir : Millet M., Thin D., « Une déscolarisation encadrée. Le traitement institutionnel du « désordre scolaire » dans les dispositifs-relais », Actes de la recherche en sciences

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Un troisième temps fort des actions menées contre le décrochage scolaire voit le jour au début des années 2000 et se comprend à l’aune de l’enjeu sécuritaire que revêt alors cette thématique. Les dispositifs mis en place se structurent davantage autour d’une logique de prévention du décrochage scolaire qu’autour d’une logique de remédiation. L’attention se dirige vers l’absentéisme scolaire, considéré comme un premier signe de décrochage, et se concentre sur les jeunes de moins de 16 ans, encore soumis à l’obligation scolaire. La loi de 2004 sur la fréquentation scolaire renforce ainsi le contrôle de l’absentéisme au sein des établissements scolaires, puis la loi Fillon du 23 avril 2005 instaure le programme personnalisé de réussite éducative soit l’obligation pour les chefs d’établissement de placer les élèves en difficulté dans un dispositif de soutien.

Enfin, un quatrième temps fort de la construction de ces politiques de lutte contre le décrochage s’observe avec l’arrivée au pouvoir de François Hollande en 2012, qui modifie le rapport de force entre prévention et remédiation et ouvre davantage la voie à l’intervention. En effet, outre la loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'École de la République du 8 juillet 2013 qui se fixe pour objectif de « favoriser la réussite de tous les élèves », le gouvernement de Jean-Marc Ayrault prenait l’engagement fin 2012 « de réduire de 50 % le flux annuel des décrocheurs (...) et d’offrir à tout jeune déscolarisé de 16 à 18 ans une solution de formation ou un service civique », un objectif par ailleurs réaffirmé en janvier 201438. Pour ce faire, la Mission Générale d’insertion (MGI) changeait de nom pour devenir la Mission de Lutte contre le Décrochage Scolaire (MLDS) et le dispositif « Objectif Formation-Emploi » était lancé en décembre 2012. Ce dispositif se fonde sur plusieurs mesures, toutes orientées vers le raccrochage des jeunes : la mise en place d’un contrat « Objectif formation-emploi » pour chaque décrocheur qui permet l’élaboration d’un parcours personnalisé de retour en formation, la création des « Réseaux Formation, Qualification, Emploi » (FOQUALE) qui ont pour objectif de coordonner et de développer l’offre de raccrochage, la désignation d’un tuteur pour chaque jeune ou encore le renforcement des plateformes d’appui et de suivi des décrocheurs (PSAD) et du Système Interministériel d’Échange d’Informations (SIEI). Le SIEI et les PSAD s’inscrivent dans une logique d’intervention. Ils visent à améliorer le repérage des décrocheurs et à favoriser leur retour dans un parcours de formation : en recoupant les bases de données des établissements scolaires, le SIEI permet d’établir une liste de jeunes non-diplômés et sortis du système scolaire, quand les PSAD, majoritairement pilotées par des centres d’information et

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d’orientation (CIO), des missions locales (ML) et des MLDS, sont chargées de les recontacter afin de leur offrir une solution de retour en formation. Cette priorité donnée au raccrochage est réaffirmée à l’occasion de la présentation le 21 novembre 2014 par Manuel Valls, Premier ministre, et Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, du plan « Tous mobilisés pour vaincre le décrochage scolaire ». Ce plan se traduit notamment par la mise en œuvre effective du droit de retour en formation qui avait été prévu par la loi de refondation de l'école de 201339, la création d’un site internet « Reviens te former » et le lancement d’un numéro vert dédié aux décrocheurs et à leur famille.

Le volet préventif de la lutte contre le décrochage scolaire reste présent et il est même renforcé à l’occasion de ce plan. Toutefois, une transformation s’observe quant à la forme qui lui est donnée. Alors que précédemment la prévention était tournée vers une responsabilisation des parents, on estime désormais que celle-ci doit passer par une lutte contre l'orientation subie, par un « esprit de coéducation » c'est-à-dire une valorisation du dialogue entre parents et enseignants, par une revalorisation de la filière professionnelle, le développement d’un accompagnement personnalisé de l’élève, une révision du système de notation et également une formation spécifique du personnel éducatif sur les enjeux du décrochage. Somme toute, le rôle et la responsabilité du système scolaire dans les processus de décrochage est désormais reconnu et assumé.

En définitive, et comme le rappellent Thierry Berthet et Véronique Simon, en France, les politiques publiques déployées en faveur de la lutte contre le décrochage sont tiraillées entre deux principaux référentiels : « une conception sécuritaire du décrochage où l’absentéisme est traqué et les décrocheurs perçus comme une population à risque et une conception éducative liée à la question de l’échec scolaire où le décrochage est avant tout un résultat autant qu’un symptôme des carences du système éducatif » (Berthet & Simon, 2014, p.81). Selon la prégnance sociale de ces deux conceptions, l’équilibre entre prévention et remédiation au décrochage scolaire dans l’action publique n’est pas le même. En outre, ces différentes orientations données aux politiques éducatives - qui se soldent par le renforcement, la révision ou l’abandon des mesures et dispositifs de lutte contre le décrochage -, associées à une intervention pluri-ministérielle, tendent à compromettre la coordination de l’action publique (Weixler, 2014). Or, à ces difficultés de coordination sur le plan horizontal, la gouvernance

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Plusieurs décrets d'applications publiés en décembre 2014 précisent que ce droit peut se faire sous différentes modalités : un retour en formation initiale mais également en apprentissage, via des établissements scolaires « traditionnels » mais aussi des établissements dits « innovants » et en s’appuyant sur les réseaux FOCALE et les PSAD.

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des politiques publiques en matière de décrochage se heurte également à des difficultés de coordinations sur le plan vertical, c'est-à-dire au niveau des différents territoires français (Berthet & Simon, 2014).

3) L’action publique locale : l’expérimentation sociale au service de la lutte