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L’entretien : un outil adapté à l’analyse des processus

C) Les « ingrédients du processus » face à l’hétérogénéité des contextes contextes

2) L’entretien : un outil adapté à l’analyse des processus

À partir des choix théoriques et conceptuels que nous venons de présenter, se dégage la nécessité de développer une approche compréhensive du raccrochage, au sein de laquelle l’entretien joue un rôle décisif. Or, l’entretien est un outil méthodologique qui a fait l’objet de plusieurs critiques, particulièrement lorsque ceux-ci portent sur la restitution d’un parcours biographique.

Comme cela a été mis en exergue par les « théories du récit », le premier problème que pose un entretien basé sur le récit d’une trajectoire passée est lié à la mémoire des enquêtés. Il est en effet impossible de rendre compte fidèlement de tous les événements qui ont scandé un parcours de vie. Comme le soulignent Demazière ou Auriat « faire appel au souvenir c’est s’exposer aux défaillances de la mémoire » (Auriat, 1996 ; Demazière, 2007). Cette technique d’enquête aboutit à une reconstruction du parcours antérieur qui ne peut être que partielle, et cela d’autant plus que ces « défaillances de la mémoire » ont également des effets sur la restitution chronologique des parcours. Il peut en effet être difficile pour les individus de se remémorer les dates auxquelles sont survenus les événements - bien que considérés comme

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importants - et plus encore les modalités d’enchaînement entre ces différents événements. L’évocation d’un événement peut également en rappeler un autre, puis encore un autre, chacun étant pris dans une temporalité différente et parfois éloigné dans le temps, si bien qu’il est difficile pour le sociologue de « garder le fil chronologique ». Ces tâtonnements, ces hésitations, ces allers-retours dans la biographie ne sont finalement que les conséquences attendues des incitations à la réflexivité formulées par le chercheur car « le récit n’est pas un discours déjà produit qui n’attendrait plus que la situation d’entretien pour être exprimé et transmis à autrui » (Demazière, 2007, p.81). Si, comme nous allons le préciser, le fait que ces « défaillances de la mémoire » empêchent la restitution exhaustive des événements de vie ne constitue pas un problème, en revanche les difficultés rencontrées par les jeunes pour restituer l’enchaînement des événements a constitué un véritable obstacle, contraignant la compréhension des modalités d’enchaînement des séquences. C’est pour contourner cette difficulté qu’un outil « d’appel à la mémoire » (Couppié & Demazière, 1995) a été mis en œuvre.

Cet outil consistait à demander aux jeunes de préciser par un dessin le contenu de chacune des séquences composant le processus de raccrochage. Après que les jeunes aient restitué oralement les événements et les moments ayant selon eux contribué à leur décrochage, nous tracions un trait sur une feuille blanche ; le point de départ marquait leur entrée en classe de primaire et le point d’arrivée, le moment où ils situaient leur décrochage. La consigne était alors la suivante : « après tout ce que tu m’as dit, pourrais-tu noter les événements ou les moments importants, intra ou extra scolaires, qui selon toi t’ont amené à ce moment-là [c'est-à-dire au point d’arrivée, le décrochage] ? ». Cet outil ne visait pas à combler « les vides temporels » des récits68 mais il avait pour objectif de mieux comprendre comment se situaient les événements précédemment décrits les uns par rapport aux autres. Dépassant toutefois cet objectif à plusieurs reprises, il permit également de faire surgir des événements qui, dans la conversation, n’étaient pas apparus spontanément. Nous réitérions ensuite ce procédé pour la séquence de raccrochage : le point de départ étant situé au moment du décrochage et le point d’arrivée au moment de l’entrée dans le dispositif de raccrochage. À la fin de l’entretien, nous les invitions à relire leur dessin pour recueillir leurs sentiments sur leur parcours, ce qui

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Contrairement aux objectifs affichés par certaines enquêtes se réalisant par questionnaire (comme par exemple les études « budget/temps » ou les enquêtes « emploi du temps » de l’INSEE) qui proposent aux individus des « grilles » visant à renseigner l’ensemble des activités réalisées, tout en précisant leur date, leur nature et leur durée, et qui ont pour ambition d’accéder à un déroulé continu et exhaustif de la journée ou de la période étudiée.

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pouvait parfois les amener à le modifier à nouveau : ils ajoutaient d’autres événements ou précisaient les dates auxquelles ceux déjà inscrits étaient survenus.

Si aucun des jeunes rencontrés ne refusa de se plier à cet exercice, il fut toutefois différemment investi. Certains ne prirent que quelques minutes pour compléter le trait esquissé. Souvent paralysés par des difficultés de syntaxe et/ou d’orthographe, certains jeunes choisirent de ne pas annoter la trajectoire, préférant faire de rapides croix sur la ligne tracée. Dans de tels cas, nous leur faisions préciser oralement ce que représentaient ces croix. À l’inverse, d’autres jeunes se concentrèrent pendant parfois plus d’une heure sur leur dessin, soit pour tenter de restituer le plus précisément possible le contenu des séquences comme c’est le cas de Timothée ou de Paolo, soit pour prendre le temps de faire apparaître sur les dessins les émotions qu’ils associaient aux moments de vie évoqués, comme c’est le cas d’Alessandro, soit encore pour se remémorer l’enchaînement précis des événements, comme c’est le cas de Medhi :

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Notons également que certains jeunes refusèrent de compléter le trait tel que nous l’avions tracé : ils estimaient en effet que ce trait - tracé à la règle - était bien « trop droit » pour symboliser leur vie. Dans ce cas, la ligne que nous avions tracée était transformée pour être plus fidèle à la manière dont les jeunes se représentaient le déroulement de leur parcours.

« Et là encore ça va, c’est tout droit, c’est gentil ! Ça devrait pas être comme ça ! C’est pas comme ça moi ! C’est tout droit ! C’est gentil hein mais moi c’est… comme ça, en zigzag ! » Souria, 19 ans, E2C Paris depuis 7 mois

Dessin de Souria : séquence de décrochage

Quelles que soient les manières dont furent investies nos demandes, le souci des jeunes était de rendre leur parcours intelligible, allant parfois jusqu’à nous demander « la permission » de refaire le dessin :

« Attends, là, ça va pas du tout. Je pourrais avoir une autre feuille ? Je vais quand même te faire un truc propre parce que si après tu vois tout ça et que tu comprends rien, ça va pas aller… » Stéphanie, 20 ans, E2C Paris depuis 2 semaines

Ainsi, outre les « problèmes de mémoire » des individus, il est également reconnu (Bertaux, 1980, 1997 ; Ricoeur, 1983 ; Sacks, 1992) que la situation d’entretien pousse les enquêtés à produire un récit obéissant à une logique significative pour lui-même et pour son

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interlocuteur; une mise en cohérence du récit qui s’effectue par sa « mise en intrigue ». Or, cette recherche de structuration du discours, de mise en concordance aboutit à une sélection des événements ou des épisodes biographiques parmi l’ensemble des événements et des épisodes vécus.

Loin d’être un problème, cette mise en intrigue opérée par les individus nous est apparue comme la clé de compréhension du processus étudié. Rappelons que notre ambition est de produire une intelligibilité du processus « par îlots temporels » et non une « intelligibilité totale ». Il s’agit donc moins de recueillir le « calendrier objectif » des jeunes (soit un contenu exhaustif et objectif du processus) que d’avoir accès à leur « calendrier privé » (soit aux éléments qui se présentent pertinents, significatifs à leurs yeux pour justifier de leurs engagements et leurs désengagements) (Leclerc Olive, 2009). Nous n’incitions donc pas les jeunes à relater l’ensemble de leur parcours mais à partager les moments et les événements qu’ils jugeaient importants pour le comprendre. C’est ici la « trajectoire subjective » qui nous intéresse c'est-à-dire « le sens donné par les sujets interrogés à leur itinéraire, la relation qu'ils établissent entre la reconstitution de leur passé et les projections dans l'avenir » (Dubar, 1994, p.284). Dans cette perspective, l’artificialité du récit dénoncé par Bourdieu est ici un avantage : nul besoin de trier parmi la multitude des événements de vie rencontrés objectivement par l’individu celui qui a le plus de poids sur le processus. En opérant la mise en intrigue de son parcours, l’individu choisit les éléments pertinents. Or, si cette sélection en tant que telle n’a pas été remise en question, en revanche les mécanismes qui procèdent à celle-ci ont été au centre de notre analyse.