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L’action publique locale : l’expérimentation sociale au service de la lutte contre le décrochage

Le décrochage scolaire : la construction d’un « problème » social et d’un objet sociologique

B) Les politiques publiques de lutte contre le décrochage scolaire : entre prévention, intervention et remédiation scolaire : entre prévention, intervention et remédiation

3) L’action publique locale : l’expérimentation sociale au service de la lutte contre le décrochage

Le décrochage scolaire est donc devenu un problème national et mobilise l’État central, mais il convient de préciser que le nombre de jeunes sans diplôme ne se répartit pas équitablement sur le territoire français. En effet, plusieurs régions concentrent une grande densité de jeunes sans diplôme et leur disparité est grande au sein même de ces régions, comme en témoigne cette carte élaborée par le Céreq et extraite de l’ « Atlas académique des risques sociaux d’échec scolaire » (Boudesseul, Caro, Grelet, Vivent, 2014) qui figure la répartition géographique des 15-24 ans n’étant ni en emploi ni en étude :

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Certaines régions du Nord - Picardie, Nord Pas de Calais, Haute Normandie, Champagne-Ardenne, Bourgogne - et du Sud - PACA, Aquitaine, Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées - apparaissent plus touchées que les autres par le décrochage scolaire. Plus précisément, une étude du Céreq distingue deux grands types de contextes propices au décrochage car marqués par des configurations sociales, économiques et familiales qui contraignent l’investissement des jeunes dans leur scolarité (Boudesseul, Grelet, & Vivent, 2013) :

- Le premier contexte « précarité de vie familiale et d’emploi » rassemble les territoires industriels et périurbains du Nord de la France au sein desquels 33% des jeunes ne sont plus scolarisés et sont sans diplôme. Ce taux élevé de jeunes en situation de décrochage se justifie par une accumulation de « facteurs pénalisants » sur ces territoires, tels qu’un fort taux de chômage tant chez les jeunes que chez les adultes -et un nombre élevé de familles monoparentales -et de familles nombreuses qui ne disposent pas d’un capital culturel en adéquation avec les exigences scolaires.

- Le second contexte « fragilité culturelle et précarité d’emploi » rassemble le Pays de la Loire, la région PACA ainsi que des territoires aquitains, et présente un taux de décrochage estimé à 29 % chez les 15-24 ans. Ce contexte est marqué par un faible niveau de qualification, un important taux de chômage et une précarité d’emploi qui se traduit par un faible niveau de revenu des ménages.

Ces « fractures scolaires » (Caro & Rouault, 2010) observées au niveau régional ont été prises en compte dans l’élaboration des politiques publiques éducatives dont nous rendions compte précédemment. En effet, les actions nationales déployées - qu’elles se situent dans une logique de prévention ou de remédiation au décrochage scolaire - ont été territorialisées afin que les zones considérées comme « sensibles » soient au cœur des différentes mesures. Ce fut le cas avec la création des ZEP en 1981 qui bénéficiaient de moyens supplémentaires pour soutenir l’action de l’école et lutter contre les difficultés sociales rencontrées par les élèves. Cette territorialisation de l’action publique fut réaffirmée à l’occasion du projet de réussite éducative porté par François Fillon qui se destinait particulièrement aux élèves résidant en ZEP puis une nouvelle fois à travers le plan « Espoir banlieues » qui visait notamment à réduire de 10 % par an le nombre d'élèves décrocheurs issus des quartiers prioritaires. Toutefois, cette focalisation des politiques publiques sur les « banlieues sensibles », qui doit beaucoup aux émeutes de 2005 et à leur traitement médiatique, ne couvre pas l’ensemble des zones considérées comme « propices » au décrochage scolaire. Des territoires moins médiatisés mais concentrant également d’importantes difficultés sociales et économiques,

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semblent délaissés. C’est alors aux collectivités territoriales qu’incombe la tâche de spécifier les actions menées au niveau local pour lutter contre le décrochage scolaire.

Les régions ont progressivement été appelées à se saisir de la question éducative à partir du premier acte de la décentralisation de 1982 qui a redéfini le champ d’intervention des décideurs politiques et a contribué à rapprocher les collectivités territoriales des actions éducatives. Mais c’est plus en avant avec l’acte II de la décentralisation et la loi de 2004 sur les libertés et les responsabilités locales que les collectivités territoriales sont enjointes à investir la thématique éducative en proposant notamment des expérimentations locales, l’objectif étant de faire remonter « du bas » des solutions innovantes pouvant être généralisées.

L’investissement de la thématique éducative par les régions émerge donc dans le sillage d’une volonté de modernisation de l’appareil décisionnel, elle-même encouragée par une vision ascendante et décentralisatrice de l’action publique. Le travail local de la question du décrochage scolaire se renforce à partir de la création en 2009 du fond d’expérimentation pour la jeunesse (FEJ) dirigé par le Haut-commissariat à la Jeunesse. Celui-ci se donne pour objectif de financer divers programmes expérimentaux locaux qui œuvrent pour l’insertion sociale et professionnelle des jeunes de 16 à 25 ans. Les collectivités territoriales sont invitées à agir sous l’angle de l’innovation et de l’expérimentation, sur le mode d’une recherche-évaluation-action, en orientant leurs actions en fonction du contexte local et des besoins particuliers qu’ils font naître. Toutefois, le Haut-Commissariat à la Jeunesse souhaitait répondre aux multiples problèmes sociaux rencontrés par les jeunes de 16-25 ans, et si le décrochage scolaire fait effectivement partie de ces problèmes, il se dispute le premier rôle sur la scène politique avec les difficultés de mobilité, de logement, d’accès à la culture ou encore de discrimination auxquelles les jeunes font face. Ainsi, tout comme les préconisations européennes sont différemment réinterprétées selon les pays, les appels à l’innovation locale impulsées au niveau national n’ont pas mobilisé de la même manière toutes les régions de France. Sans surprise, ce sont les régions les plus touchées par le décrochage scolaire qui

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semblent se démarquer par l’ampleur et la précocité des actions mises en place sur cette question40.

Toutefois, Bureau, Sarfati, Simha et Tuchszirer (2013) insistent sur les limites de leurs répercussions au niveau national. Ils montrent que les velléités de décentralisation de l’action publique en matière de lutte contre le décrochage scolaire n’ont pas été efficientes et ce notamment à cause du départ de Martin Hirsch qui s’est conjugué à une recentralisation progressive de l’action publique. Par ailleurs, le choix de généraliser ou non un dispositif expérimental ne s’est pas fait en fonction de l’avis du conseil scientifique du FEJ qui disposait pourtant de l’évaluation des expérimentations effectuée localement par des cabinets privés, des institutions publiques ou des équipes universitaires. C’est bien l’État central qui, sous la pression médiatique ou européenne, en fonction du climat social et économique, a fait le choix de généraliser ou non ces expérimentations et parfois d’y mettre un terme avant même que leur évaluation n’ait pu être effectuée (Bureau, Sarfati, Simha & Tuchszirer, 2013). C’est par exemple l’issue connue par une expérimentation lancée en 2010 par la région Pays de la Loire et dont Pierre Yves Bernard, chargé de l’évaluer, retrace l’histoire. Celle-ci avait pour objectif de concevoir et de développer un outil informatique de repérage des élèves décrocheurs. Elle fut stoppée un an après sa mise en place car la rentrée 2011 inaugurait la naissance du SIEI (Bernard, 2014). Il en est de même pour « les réseaux aquitains de persévérance scolaire » dont les évaluateurs notent que la création du SIEI soulève « des préoccupations et des tensions », « fragilisent grandement la continuité de l’expérimentation » et « condamne de fait la généralisation et l’essaimage de celle-ci »41. Trois des quatre

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Ainsi, la région Île-de-France connaît une surreprésentation du nombre de décrocheurs sur son territoire : en 2012, les jeunes Franciliens étaient 29 000 à décrocher (Communiqué de presse du conseil régional d’Île-de-France, vendredi 26 avril 2013) représentant ainsi à eux seuls environ 18 % du nombre total de décrocheurs en 2012, en France. En conséquence, la région Île-de-France a voté le 26 avril 2013 un vaste plan d’action de lutte contre le décrochage scolaire devant notamment aboutir à la multiplication des structures de raccrochage. La région PACA qui fait également face à un important taux de décrochage a signé en janvier 2012 un « Contrat de Plan Régional de Développement des Formations » visant à multiplier et renforcer les dispositifs de prévention des ruptures scolaires et les dispositifs de raccrochage. La région Rhône-Alpes a quant à elle mis en place dès 2008 un vaste « Plan régional de lutte contre le décrochage scolaire et les sorties sans qualifications » (Rapport du conseil régional Rhône-Alpes, janvier 2008) qui visait à développer la connaissance sur le décrochage scolaire et ses spécificités sur le territoire rhônalpin (Rapport d’évaluation, 19 octobre 2011). Au regard des connaissances produites, un second plan, davantage centré sur le raccrochage des jeunes, a été élaboré en 2011 : le « plan régional pour le raccrochage en emploi et en formation 2011-2014 ». Du côté aquitain, après avoir mis en place, à partir de 2005, un partenariat avec le Québec instaurant un échange des sur la réussite des jeunes, le Conseil régional d’Aquitaine lançait en 2008 un projet expérimental « Réseaux pour la persévérance scolaire » visant à renforcer la coopération des différents acteurs locaux qui luttent contre le décrochage. Un nouvel élan dans cette lutte aquitaine est impulsé en décembre 2011 avec le lancement de la politique régionale « nouvelles chances » axée notamment sur le développement des chantiers de formation et de qualification.

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Zaffran J. & Plessard C. (2012), « Des réseaux locaux pour la persévérance et la réussite des jeunes Aquitains », Rapport d’évaluation, Centre Émile Durkheim.

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expérimentations42 évaluées par le centre associé Céreq de Basse-Normandie et dont rend compte Céline Vivent (2013) furent également abandonnées suite à la généralisation du SIEI et des PSAD. Ces exemples révèlent donc le décalage entre les aspirations du Haut-Commissariat à la Jeunesse - qui à sa création souhaitait favoriser les initiatives bottom-up43- et la gouvernance actuelle des politiques en matière de décrochage scolaire.

Pendant longtemps et même si les collectivités locales étaient fortement incitées par l’État central à participer à l’effort collectif de lutte contre le décrochage, les actions étaient très inégales d’une région à l’autre : « Des synergies se développent progressivement entre les acteurs mais de manière inégale entre les territoires, faute d’un cadrage national interinstitutionnel, notamment entre l’Éducation nationale, l’Emploi et les collectivités territoriales. Concrètement, cela se traduit notamment par un manque de cohérence des systèmes d’information et une mutualisation insuffisante des moyens et des données » (Weixler, 2014, p.9). Toutefois, la loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle pourrait changer la donne. En effet, depuis 2015, les Régions se sont vues assigner le pilotage des actions de remédiation au décrochage scolaire et notamment l’animation des PSAD via le Service Public Régional d’Orientation (SPRO)44

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C) Apports et limites des recherches sociologiques sur le