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Identifier les « ingrédients du processus »

C) Les « ingrédients du processus » face à l’hétérogénéité des contextes contextes

1) Identifier les « ingrédients du processus »

Comme le rappelle Passeron, c’est bel et bien la « spécificité de la sociologie par rapport aux sciences expérimentales que de produire des énoncés « contextualisés » et non des lois universelles » (1991, p.114). Le « contexte » est une notion que l’on retrouve dans l’ensemble de la littérature sociologique, qu’elle soit utilisée en position explicative directe (le contexte « explique », « déclenche », « détermine », « freine », ou « contraint »), en position

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Dans ce travail et comme ces auteurs, nous utiliserons les expressions « ingrédients du processus » et « ingrédients de l’action » de manière synonymique. En effet, les « ingrédients de l’action » sont également des ingrédients qui nourrissent le processus et qui en structurent la forme et le déroulement.

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explicative indirecte (le phénomène varie en fonction du contexte) ou en position référentielle (le contexte est pris en compte mais n’a pas de vertu explicative) (Raynaud, 2005, p.2). Pourtant, elle reste imprécise, comme en témoigne la polysémie de ces usages. Certains mobilisent la notion de « contexte historique » pour montrer en quoi le contexte produit « un effet de période » sur les phénomènes sociaux étudiés. C’est ce type de contexte qui a été questionné par les précurseurs de l’histoire sociale qui se donnaient alors pour objectif de saisir la destinée de personnes ordinaires (Sapin et al., 2014 p.20). Cependant, pour d’autres chercheurs, c’est davantage le « contexte démographique » qui doit être interrogé pour comprendre ces transformations. Par exemple, Cain développe l’idée selon laquelle l’allongement de la durée de vie impose une réorganisation des transitions dans les parcours de vie, qui seront alors moins liées au statut professionnel, qu’au statut d’âge (Guillaume, 2005). Le contexte institutionnel peut également être privilégié. Dans ce cas, l’étude porte sur les effets des politiques publiques et vise à mettre au jour leurs influences sur les parcours de vie. Pour les chercheurs inscrits dans le paradigme de « l’institution biographique », l’instauration de « politiques de l’individu », elles-mêmes liées au développement des théories de l’empowerment dans les sphères étatiques, tendent à créer de nouvelles normes et de nouvelles valeurs organisées autour d’une incitation à la responsabilisation de son parcours (Bessin et al., 2009a). La comparaison internationale est alors un outil privilégié pour faire apparaître les impacts des politiques menées sur les parcours des individus63. Mais d’autres chercheurs s’intéressent davantage au « contexte territorial » arguant que les politiques menées ne sont pas uniformes sur le territoire et qu’elles n’offrent pas les mêmes opportunités de réorientation des parcours. Enfin, pour d’autres chercheurs, ce sera le « contexte biographique » et les ressources et contraintes qu’il offre aux individus qui sera privilégié : certains restituent les évolutions du parcours biographique en s’intéressant à l’ensemble des sphères sociales traversées par les individus64, quand d’autres se focalisent sur l’étude d’un univers social particulier65 (univers familial, scolaire ou encore professionnel).

Au regard de ces différents exemples, il apparaît donc qu’il n’existe pas un contexte mais des contextes. Or, si la notion de contexte est à ce point imprécise et peu conceptualisée dans les

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À travers une étude comparative des trajectoires d’insertion professionnelle des jeunes en France et au Québec, Johanne Charbonneau montre ainsi que les dispositifs publics structurent les trajectoires des jeunes et peuvent ou non favoriser la réversibilité des parcours (Charbonneau, 2006).

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C’est l’option retenue notamment par Gilles Pronovost dans son étude sur les trajectoires d’intérêts culturels (Pronovost, 2013).

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sciences sociales c’est que cette pluralité des contextes pose trois problèmes majeurs (Raynaud, 2005) :

- Le premier d’entre eux est celui de l’échelle d’analyse : en effet, selon que l’on se place sur une échelle macro, meso ou micro, le contexte privilégié ne sera pas le même et in fine les relations de causalité « contexte-phénomène » observées seront hétéroclites et pourront parfois s’opposer.

- La seconde difficulté, liée à la première, est celle de l’imbrication des contextes : si l’on s’intéresse au contexte scolaire, ne faut-il pas alors également s’intéresser au contexte familial tant les enquêtes empiriques ont montré l’importance de leurs influences réciproques ?

- Le troisième problème est celui des limites temporelles des contextes. Reprenons l’exemple du contexte historique. Pour analyser « l’effet de période », il est indispensable de s’intéresser à une période particulière. Mais comment fixer les bornes de cette période ? Quand est-ce qu’une période historique commence et se termine ? Ces trois problèmes sont donc à l’origine des difficultés que rencontrent les chercheurs en sciences sociales pour caractériser les contextes étudiés et pour en dégager les traits saillants puisque la réalité observée n’est pas figée et homogène mais s’inscrit dans un mouvement dynamique qui ne peut être contrôlé. Pour contourner ces difficultés, une première option pourrait être celle de « tout décrire » : ce fut l’ambition affichée par quelques-uns des tenants de l’approche biographique. Cette option fut toutefois vivement critiquée, notamment par Passeron qui dénonçait « l'illusion de la pan-pertinence du descriptible ». Un consensus se dégagea donc : il est impossible de décrire un contexte de manière exhaustive et il ne faut prendre en compte dans l’analyse qu’une partie des contextes - c’est-à-dire de la réalité - dans lesquels se déroule l’action ou le phénomène étudié en distinguant ce qui, dans cette partie de la réalité, est pertinent pour comprendre la structuration du processus.

Comment dès lors établir cette pertinence ? On pourrait se contenter de dire que ces choix sont fonction des problématiques développées par les chercheurs, des paradigmes qu’ils mobilisent, des angles d’études qu’ils privilégient. C’est cette solution que semble proposer Becker quand il incite les chercheurs à « inclure dans l’analyse tout ce qu’on ne peut laisser de côté » : « Lorsque vous réfléchissez à ce que vous étudiez, essayez de repérer les caractéristiques du lieu en question qui vous semblent pertinentes pour expliquer les caractéristiques sociales spécifiques qui vous intéressent » (Becker, 2002, p.103). Il s’agirait

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donc de justifier d’un choix par un autre choix, ce qui nous semble être un argument peu convaincant.

Sur ce point, Mendez et son équipe proposent une véritable méthodologie pour établir la pertinence des éléments du contexte, empruntée à la linguistique, celle de « la permutation » : « la permutation consiste pour le chercheur à comparer le déroulement du processus réel avec le déroulement que le processus aurait pu avoir si l’élément analysé n’avait pas été présent ». Ces chercheurs précisent que cette méthode contient un certain nombre de limites : elle s’ « exprime sur le mode de la présomption (…) et n’est valide que dans un champ de pertinence donné, c'est-à-dire pour un processus spécifique » (2010, p.38). Toutefois, ce ne sont pas ces limites qui nous posent problème. Ce qui nous interroge ce sont les conditions dans lesquelles cette méthode peut avoir un intérêt : permuter un élément du contexte ne pose pas de problème lorsque nous sommes inscrits dans une analyse causale simple, de type « si A alors B ». Mais que doit-on permuter si « A+C ou C+D = B » ou, en d’autres termes, si ce ne sont pas les éléments qui, en eux-mêmes, provoquent le changement mais un agrégat d’éléments ?

Illustrons à nouveau cette difficulté avec l’exemple que nous avons déjà mobilisé : celui de ce jeune qui explique son raccrochage par la mort de son chien. Il est évident que ce n’est pas la mort de son chien qui est en elle-même responsable du raccrochage. Dès lors, interroger les « non raccrocheurs » pour connaître les motifs de « non raccrochage » et s’apercevoir qu’ils n’ont pas été confrontés à la mort de leur chien ne peut expliquer les absences de retour en formation. On peut d’ores et déjà poser l’hypothèse que cet événement ne prend sens que dans un contexte et une temporalité particulière qui permet au jeune de se saisir de cet événement comme le déclencheur du raccrochage. Nous avons donc bien ici un agrégat d’éléments qui ne deviennent pertinents que dans leur articulation. Or, comment serait-il possible de « permuter » cet agrégat d’éléments ?

Quelles que soient les options proposées, il semble donc que ce soit aux sociologues qu’incombe la tâche de déterminer les éléments pertinents d’un contexte, soit à travers la mobilisation de techniques particulières, soit en en appelant au sens de l’observation et de l’analyse du chercheur, ce qui ne laisse que peu de place à la composante subjective des enquêtés. Or, comme le rappelle Raynaud, « lorsque le sociologue prétend que le contexte exerce une contrainte ou une influence sur le phénomène étudié, la contrainte n’émane pas du contexte mais - en réalité - de la perception que l’individu se fait du contexte » (2005, p.9).

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C’est sur ce que constat que repose l’option que nous avons privilégiée pour identifier les éléments pertinents des contextes qui agissent sur le processus de raccrochage. Nous nous intéresserons à la perception qu’ont les individus de ces contextes, aux manières dont ils s’en saisissent et les apprivoisent, pour faire le tri dans la multitude de données en présence. Les éléments qui sont jugés pertinents pour comprendre le processus de raccrochage sont ceux que les jeunes jugent eux-mêmes pertinents pour le comprendre. Mais accorder une place importante à la subjectivité des acteurs dans l’identification des éléments pertinents du contexte ne signifie pas pour autant que le sociologue n’a qu’un rôle passif à jouer dans celle-ci ou que nous nions le poids qu’exercent les contraintes socelle-ciales sur le processus. En effet, et comme nous allons le voir, les entretiens sont l’occasion de guider le jeune dans la multitude des contextes traversés en proposant des éléments des contextes qui a priori paraissent pertinents pour comprendre le déroulement du processus, ce qui nous permet ainsi de tester nos hypothèses66. Il s’agit d’une certaine façon de soumettre aux individus des données pouvant apparaître comme agissantes sur les parcours, en leur laissant toujours « le dernier mot »67. En outre, si la sélection des ingrédients opérée par le jeune n’est pas remise en cause, elle sera toujours questionnée et mise en lien avec les contextes dans lesquels ils sont inscrits. En effet, que nos propositions soient confirmées ou non par le jeune, ces derniers seront toujours incités à développer leurs réponses afin de comprendre ce qui fonde la pertinence de l’élément avancé. Ce sont donc à la fois les logiques personnelles et sociales qui procèdent de cette identification et ses conséquences qui seront analysées.

Certes, Bidart estime que l’on ne peut se contenter de la seule prise en compte de ce que l’individu « identifie comme éléments déterminants » car il est possible que « l’acteur se trompe, méconnaisse un facteur effectif ou se construise une fausse image » (2006, p.44).

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Nous nous sommes en effet inspirée des recommandations formulées par Howard Becker pour qui le sociologue doit assurer le respect des « règles du jeu » : « Le sociologue qui recueille une biographie, prend des dispositions pour s'assurer qu'elle traitera de toutes les choses que nous voulons connaître » (…) il guide l'interviewé vers les thèmes qui intéressent la sociologie, il lui demande de préciser certains événements ; il vise à ce que son récit ne soit pas en désaccord avec les rapports établis sur lui par les institutions où il est passé, avec les témoignages fournis par d'autres individus qui le connaissent ou qui connaissent les événements ou les lieux décrits » (1986, p.106).

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Afin d’assurer cette position d’équilibriste consistant à proposer des éléments jugés pertinents tout en offrant une liberté suffisante aux individus pour qu’eux-mêmes formulent des propositions - indépendamment de nos propres hypothèses - nous restions tout d’abord évasif quant à la caractérisation du contexte que nous évoquions. Par exemple, dans le cas du « contexte institutionnel », nous posions une question générale « as-tu l’impression d’avoir été soutenu institutionnellement dans ta volonté de raccrocher ? ». Était alors évoqué le rôle de la Mission locale, de Pôle Emploi ou encore des CIO dans le processus de raccrochage mais également celui d’autres acteurs institutionnels auxquels nous nous attendions moins tels que l’institution médicale, les services sociaux ou l’institution pénitentiaire. Dans le cas où les acteurs institutionnels « classiques » du raccrochage n’étaient pas mentionnés par les jeunes, nous précisions nos propos afin de comprendre comment ces derniers avaient - ou non - eu un impact sur le processus.

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Toutefois, nous ne considérons pas qu’un acteur puisse « se tromper » lorsqu’il donne tel ou tel argument pour justifier de son action. Ce qui peut sembler incohérent au sociologue ne l’est pas forcément pour l’individu. Par exemple, et comme nous allons y revenir longuement dans le prochain chapitre, le fait que certains jeunes ne prêtent aucune incidence à la détention ou non d’un diplôme sur l’insertion professionnelle influence leur décrochage. Or, si cette perception de l’inutilité du diplôme se fonde objectivement sur de « fausses idées » ou, tout du moins, des idées « discutables », elle ne peut pour autant être écartée puisqu’elle constitue un ressort de l’action et a fortiori un ingrédient du processus. Qu’il soit objectivement fondé ou non, à partir du moment où l’élément décrit est présenté comme pertinent pour comprendre les orientations et les réorientations du processus, il sera pris en compte et appréhendé comme un « ingrédient de l’action ». Tout l’enjeu de ce travail est de comprendre les modalités de construction de ces ingrédients et les arguments qui les soutiennent.

La mobilisation d’une approche qualitative, et plus précisément la mise en place d’entretiens est un outil incontournable pour atteindre cet objectif. En effet, ce n’est qu’à travers les explications et les justifications apportées par les jeunes qu’apparaîtront les raisons qui modèlent leurs perceptions des différents contextes et, en définitive, que pourront être identifiés les ingrédients qui construisent le processus de raccrochage.