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Le contexte idéologique et le paradigme sécuritaire

Le décrochage scolaire : la construction d’un « problème » social et d’un objet sociologique

A) La mise sur agenda politique du décrochage scolaire

4) Le contexte idéologique et le paradigme sécuritaire

Le paradigme sécuritaire qui se développe en France à la fin des années 90 va également accélérer la mise sur agenda politique de la lutte contre le décrochage scolaire et en inscrire les enjeux sur le registre de l’ordre public. De nombreux sociologues démontrent les liens étroits qui unissent l’émergence du discours sécuritaire en France et la transformation du regard politique et social porté sur les décrocheurs (Millet & Thin, 2005 ; Douat, 2007 ; Blaya, 2010, 2012 ; Bernard, 2011 ; Glasman & Oeuvrard, 2011 ; Berthet & Zaffran, 2014). Le colloque de Villepinte, « Des villes sûres pour des citoyens libres », organisé en octobre 1997 sur l’initiative du Ministère de l'intérieur, pose la première pierre à la construction politico-médiatique de l’image d’un décrocheur délinquant, représentant une menace pour la sécurité publique. Dans le discours d’ouverture de ce colloque, Jean-Pierre Chevènement, alors Ministre de l’Intérieur du gouvernement de Lionel Jospin, insiste sur « la croissance de la délinquance des mineurs » qu’il impute « aux impuissances » de la société à transmettre ses valeurs et plus particulièrement au manque de pouvoir socialisateur des parents. Martine Aubry précise que « les causes du crime » sont à rechercher du côté des familles et de leur défaut d’autorité, car il est alors entendu que des jeunes qui ne sont « pas ou peu socialisés, sans structure mentale et affective n’ont souvent pour seul réflexe que la violence »20. C’est donc à l’école qu’incombe la responsabilité de pallier les « défauts d’éducation » des familles

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Discours de Martine Aubry, « Des villes sûres pour des citoyens libres », Colloque de Villepinte, octobre 1997.

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et de « civiliser des enfants qui ne sont pas naturellement enclins à l’être » ; une mission qu’elle ne peut accomplir sans « une soumission sans faille à la loi d’obligation scolaire »21

. Le plan gouvernemental de lutte contre la violence en milieu scolaire, présenté quelques jours après la tenue de ce colloque, officialise les causalités supposées entre absentéisme scolaire et délinquance. L’éducation y est considérée comme « la condition première » de la prévention de la violence quand l’absentéisme scolaire y est présenté comme menant à la marginalisation et à la délinquance22. Les contrats locaux de sécurité, instaurés en 1998, invitent les établissements scolaires à une vigilance accrue face aux risques de délinquance et à un renforcement de leurs liens avec les différentes instances concernées (Protection Judiciaire De La Jeunesse, services de police, de gendarmeries, travailleurs sociaux, …). La circulaire relative à la politique pénale en matière de délinquance juvénile du 15 juillet 1998 entérine cet amalgame puisqu’elle exhorte l’Éducation nationale à « engager des actions pour limiter l’absentéisme scolaire et la déscolarisation des mineurs qui sont, nous le savons, facteurs de délinquance »23. Comme le met en évidence Étienne Douat, la mission de moralisation et de civilisation de la jeunesse alors confiée à l’école pour combattre la délinquance fait écho à l’idéologie de la gauche républicaine incarnée par Jules Ferry qui estimait que l’avènement de la scolarité obligatoire et son accès à tous permettraient de pacifier la société. C’est donc l’intention d’assurer un sentiment d’unité nationale capable de soumettre les élèves les plus résistants à l’ordre social et à ses contraintes, qui anime les politiques éducatives menées à la fin des années 90 (Douat, 2007).

Toutefois, l’amalgame délinquance/décrochage prend une acuité nouvelle à partir des années 2000 et plus particulièrement avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur. Il insiste à l’occasion de son projet de sécurité intérieure sur le fait que l’absentéisme est le premier pas vers la délinquance et fait entrer la thématique du décrochage scolaire par la grande porte de son ministère. Si le sujet n’est pas nouveau, sa lecture politique ne se fait plus à travers les lunettes de la prévention mais à travers celle de la répression. La perspective adoptée est alors essentialiste et déficitaire (Douat, 2015). On ne compte plus les expressions

21 Ibid. 22 Ibid. 23

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belliqueuses employées alors par Nicolas Sarkozy et ses ministres24 pour montrer leur détermination à lutter contre le décrochage scolaire (Zaffran, 2014).

Instauré en 2004, le décret du « contrôle de la fréquentation et de l'assiduité scolaires » fait de l’absentéisme un délit et prévoit des sanctions pénales en cas de manquement à la norme d’obligation scolaire. Faisant fi des résultats des recherches menées sur les processus de déscolarisation qui en démontrent pourtant toute la complexité et insistent sur la part de responsabilité du système scolaire, c’est vers les parents que l’on se tourne pour identifier des coupables. On instaure la convocation des familles par les services de police, l’amende parentale de 750 € en cas de non présentation de l’enfant à l’école, la suspension des allocations familiales ou encore des stages de responsabilisation pour les parents ; autant de mesures qui n’auront pour seul effet que celui d’alimenter les sentiments de stigmatisation des élèves et de leurs parents25.

Ce décret de 2004 renforce et modélise également le repérage des élèves absentéistes ; un repérage qui ne se fait plus au terme de quatre demi-journées d’absence mais - puisque l’heure est à la « tolérance zéro » - dès la première absence : « Il est tenu, dans chaque école et établissement scolaire public ou privé, un registre d’appel sur lequel sont mentionnées, pour chaque classe, les absences des élèves inscrits. Tout personnel responsable d’une activité organisée pendant le temps scolaire signale les élèves absents, selon des modalités arrêtées par le règlement intérieur de l’école ou de l’établissement. Toute absence est immédiatement signalée aux personnes responsables de l’enfant qui doivent sans délai en faire connaître les motifs au directeur de l’école ou au chef de l’établissement »26

.

Cette gestion sécuritaire du décrochage scolaire et la logique de repérage et de comptage qui la sous-tend, impose de nouvelles tâches administratives aux enseignants qui érodent leur temps d’enseignement et empiètent sur leur rôle de pédagogue. Cette mesure n’en est qu’une parmi d’autres mais elle est symptomatique du déplacement des préoccupations qui s’opère. Plus que de représenter un risque pour le développement du bien-être individuel des jeunes et un frein au développement économique, le décrochage scolaire se conçoit comme un risque

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Pour ne citer que quelques exemples, lors de son discours à Avignon le 29 septembre 2009 sur le thème de la jeunesse, Nicolas Sarkozy insiste sur « la guerre sans merci » qu’il entend livrer « aux décrocheurs » et non au décrochage. De même, lors de la séance de questions au gouvernement du 26 mai 2010, Luc Chatel, alors ministre de l’Éducation nationale, parle du décrochage scolaire comme d’un « fléau » auquel il faut « déclarer la guerre » et appelle à l’élaboration d’un « arsenal » de mesures.

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Il est aujourd’hui avéré que ces diverses sanctions parentales, qu’elles prennent la forme d’une amende ou de la suspension des allocations familiales, n’ont pas eu d’effet sur l’absentéisme des élèves (Blaya, 2010 ; Douat, 2015).

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pour la sécurité publique. La mission confiée à l’école est désormais moins celle de favoriser la moralisation des jeunes par l’apprentissage de la citoyenneté comme le défendait le gouvernement précédent, que celle d’assurer leur gardiennage et leur surveillance. Les jeunes qui sont hors des murs de l’école sont considérés comme des jeunes « à la dérive », « trainant » au bas des tours en quête de la moindre incivilité à commettre27. Le rôle de l’école est donc de les maintenir coûte que coûte au sein des établissements scolaires.

Les « émeutes » urbaines de 2005 et leur traitement médiatique ajoutent de l’eau au moulin sécuritaire de la politique menée par Nicolas Sarkozy. Insistant avec force sur la dangerosité des jeunes absentéistes, nombreux sont les médias à légitimer les actions menées par le ministre de l’Intérieur (Douat, 2007). Dans la foulée de ces émeutes, les préfets sont enjoints à renforcer la coopération entre l’École, la Police et la Justice au niveau local afin de développer le partage d’informations sur les situations d’absentéisme et de sanctionner au plus vite les parents des fauteurs de trouble. La loi de prévention de la délinquance de 2007 ou encore le rapport Bockel de novembre 2011 ne feront que renforcer cette logique de répression de l’absentéisme et contribueront davantage à faire des parents les responsables des maux scolaires de leurs enfants. Cette orientation sécuritaire donnée aux politiques éducatives, alimentée et alimentant le climat anxiogène du moment, a donc transformé le décrochage scolaire en un problème de sécurité publique et a contribué à laisser dans l’ombre une partie de ses enjeux sociaux.

En définitive, la thématique du décrochage scolaire ne devient digne d’intérêt pour les pouvoirs publics qu’à partir du moment où les conditions socio-historiques sont réunies pour faire de ce phénomène ancien, un « problème » social récent. Les successives transformations des contextes social, scolaire et économique français sont autant de circonstances propices à la mise sur agenda politique du décrochage scolaire. Mettre en exergue un élément de ces contextes plutôt qu’un autre pour justifier de l’émergence du décrochage scolaire sur le devant de la scène institutionnelle ne serait pas pertinent car toutes ces transformations sont interreliées et s’influencent réciproquement. C’est bien sous l’impulsion conjointe des transformations des missions confiées à l’école - différemment conçues selon les gouvernements -, des fluctuations de la nature et du nombre d’emplois disponibles sur le marché du travail - qui évoluent au gré des évolutions technologiques, des rapports au travail

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Cette vision particulièrement négative des jeunes décrocheurs est évidente dans le rapport Bockel qui s’ouvre sur une citation de Socrate laissant transparaître le peu de crédit moral accordé à la jeunesse: « Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l'autorité et n'ont aucun respect pour l'âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans ». Cf. [http://www.ville.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_Bockel.pdf]

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ou encore de la structure démographique de la population -, de la mise en lumière des coûts du décrochage scolaire - qui trouvent une oreille attentive dès lors que les pays se trouvent confrontés à des difficultés économiques -, ou encore de l’irruption brutale de faits divers aux premières pages de l’actualité - qui sur fond de panique morale alimentent les angoisses collectives -, que les normes juridiques et sociales se transforment et que les décrocheurs se voient tour à tour assigner les étiquettes de « déviants », d’« inconscients », d’« incapables », voire de « fardeaux » pour la collectivité. En ce sens, s’intéresser à la problématisation du décrochage scolaire éclaire l’évolution des actions éducatives entreprises ces dernières décennies et les raisons pour lesquelles ce qui était perçu il y a encore peu de temps comme un phénomène, si ce n’est anodin, tout du moins banal, se place désormais « du côté de la frontière de l’illégitime et de l’inacceptable » (Bernard, 2011, p.45).

B) Les politiques publiques de lutte contre le décrochage