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temporalités individuelles et temporalités des dispositifs

Après avoir restitué les ingrédients de l’action qui procèdent au décrochage scolaire, cette troisième partie a pour objectif d’explorer le contenu de la séquence de raccrochage - qui s’étend du moment où les jeunes quittent le système scolaire à celui où ils s’inscrivent dans un dispositif de remédiation au décrochage - afin de relever les ingrédients qui la composent. Nommée dans les textes officiels « période de latence », cette séquence est souvent évoquée par les pouvoirs publics comme un temps « d’errance » ou de « carence »85. Pourtant, il n’existe que peu d’informations sur ce que font les jeunes durant cette période, ce qui explique par ailleurs que son contenu soit souvent fantasmé. Comme nous le soulignions dans le premier chapitre, le décrochage est devenu la« figure scolaire du vagabondage » (Millet & Thin, 2005, p.7). Sa gestion sécuritaire par les décideurs politiques a contribué à ancrer l’idée que sans l’école comme repère dans leur quotidien, les jeunes sont à la dérive et développent des comportements délinquants.

Cette « période de latence » étant synonyme de « danger » - autant pour les jeunes que pour la société - les actions publiques se multiplient pour que ceux que l’on nomme parfois les « perdus de vue du système scolaire » reprennent le plus rapidement possible un parcours de formation et reviennent ainsi dans un giron institutionnel capable de les encadrer. En ce sens, le rapport d’évaluation des actions de lutte contre le décrochage indique qu’il est nécessaire d’améliorer la réactivité des dispositifs chargés du repérage des décrocheurs (Weixler, 2014).

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Voir notamment à ce propos les comptes-rendus de la commission spéciale formation professionnelle lors de l’audition de Luc Châtel, alors ministre de l’Éducation nationale, le 8 septembre 2009. Cf : [http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20090907/comspe.html]

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Alors que la durée de la période de latence est estimée à 28 mois86, l’ambition est de la réduire à moins de 4 mois87. La création du site internet « Reviens te former », la mise en place d’un numéro vert à destination des décrocheurs, le renforcement du SIEI ou des PSAD sont censés répondre à cette ambition88. Néanmoins, ces actions ne semblent pas produire les effets escomptées : en 2015, sur les 180 000 jeunes décrocheurs contactés par les PSAD, seuls 34 000 d’entre eux ont été pris en charge (MEN, 2015). Par ailleurs, les chiffres présentés par le Ministère de l’Éducation nationale ne permettent pas de savoir si ces jeunes « pris en charge » ont effectivement réintégré par la suite un parcours de formation.

De tels résultats autorisent à s’interroger sur l’utilité et la pertinence des actions entreprises pour favoriser le raccrochage et particulièrement celles qui visent à réduire la durée de la période de latence : est-on vraiment sûr, comme l’affirme le rapport d’évaluation des actions de lutte contre le décrochage, que « faire revenir un jeune en formation initiale est d’autant plus difficile et lourd que celui-ci est éloigné du système depuis longtemps » (Weixler, 2014, p.55) ? Sur quelles conceptions des jeunes et de l’intervention sociale s’appuie donc une telle affirmation ?

Afin de restituer l’ensemble des ingrédients agissant sur cette séquence, nous choisissons de la diviser en six phases dont les contenus objectifs et subjectifs divergent mais qui chacune à leur manière contribuent à l’émergence d’ingrédients du raccrochage et à la remise en cause de tout ou partie des ingrédients du décrochage. Les six phases décrites ici sont des phases idéales typiques. Une telle modélisation sociologique du raccrochage peut paraître quelque peu caricaturale du fait de la linéarité et de la systématicité qu’elle suggère, mais elle offre la possibilité de dénouer la complexité des logiques qui procèdent à l’inscription dans un dispositif de remédiation au décrochage. Les six phases exposées dans les deux prochains chapitres sont conçues comme des moments-clés du processus dans la mesure où à chacun d’entre eux émerge un ingrédient du raccrochage qui viendra s’ajouter à ceux déjà existants.

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Selon une étude du réseau des missions locales de Rhône Alpes Cf : [http://www.missions-locales.org/1-81-Les-chiffrescles-2011.php]. Il faut toutefois noter que dans cette étude le raccrochage est défini comme l’inscription dans une mission locale (ML) et qu’à ce titre la période de latence correspond à la durée qui sépare la sortie du système scolaire de l’inscription dans une ML, et non comme c’est le cas dans ce travail, de l’inscription dans un dispositif de remédiation au décrochage. Or, nous verrons dans le chapitre 6 que l’inscription en ML ne coïncide pas, loin s’en faut, à l’inscription dans un dispositif de remédiation au décrochage.

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Le Conseil européen recommandait ainsi le 22 avril 2013 que la période de latence n’excède pas 4 mois. Journal officiel de l’Union européenne, « Recommandation du Conseil du 22 avril 2013 »: [http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:32013H0426].

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Précisons que ces dispositifs ont été mis en place en 2014 et que les jeunes que nous avons rencontrés - majoritairement en fin d’année 2013 et au début de l’année 2014 - n’ont pas pu en bénéficier. Leurs potentiels effets sur le processus de raccrochage ne peuvent donc pas être pris en compte dans ce travail.

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Elles permettent donc de détailler le déroulement temporel au sein duquel se construit le raccrochage, ce qui nous est apparut essentiel afin de restituer la variété des ingrédients à l’œuvre dans cette séquence et les conditions de leur apparition.

Dans le chapitre 5, nous nous intéresserons aux quatre premières phases de cette séquence, qui conduisent à la prise de décision de raccrocher. Nous verrons qu’un ensemble de conditions doivent être réunies pour que cette décision soit prise, et que cela requiert du temps. Nous montrerons ainsi que « latence » ne signifie pas « délinquance » et que la « vacuité » souvent dénoncée par les pouvoirs publics contribue pleinement à l’élaboration de la décision de raccrocher. Dans le chapitre 6, nous constaterons que la durée de la séquence de raccrochage n’est pas seulement le fait des temporalités individuelles. En effet, la prise de décision ne coïncide pas avec l’inscription effective dans un dispositif de raccrochage. Nous nous intéresserons alors aux cinquième et sixième phases de cette séquence, celles durant lesquelles la prise de décision de raccrocher se heurte aux temporalités des dispositifs d’accompagnement et d’orientation des décrocheurs puis à celles des dispositifs de remédiation au décrochage.

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Chapitre 5

Raccrocher après avoir décroché de l’école : le temps au