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La séquence de décrochage : des ingrédients à la croisée des temporalités et des contextes de

B) La précarité du quotidien contre l’utilité sociale et l’intérêt intellectuel des études intellectuel des études

2) L’urgence du présent

Outre les expériences scolaires négatives de leurs proches et bien qu’elle y soit corrélée, cet ingrédient est également soutenu par la précarité économique dans laquelle évoluent les jeunes, et qui fait naître des urgences auxquelles l’école ne peut répondre de manière satisfaisante. Dans son fonctionnement et ses attentes, l’école est déconnectée des préoccupations économiques des familles et des jeunes (Millet & Thin, 2005). Or, le développement d’un intérêt intellectuel pour les études nécessite d’avoir les moyens symboliques, matériels et temporels de placer l’école au premier rang de ses préoccupations, ce qui n’est pas le cas de ces jeunes.

Par exemple, la famille de Christophe rencontre d’importantes difficultés financières qui le conduisent dès l’âge de 14 ans à occuper un emploi parallèlement à sa scolarité au collège. Or, plus la situation financière de sa famille se dégrade, plus il perçoit l’école comme étant inutile.

« Ma mère elle ne travaillait plus et elle devait nourrir ma sœur et mes nièces et moi donc elle avait plus d’argent donc moi j’ai décidé de travailler. J’avais 14 ans, donc je faisais quelques petits boulots le matin et après j’allais à l’école donc j’étais fatigué et c’est à ce moment-là que j’ai décroché. Par exemple, en

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boulangerie, je travaillais le matin, c’était hyper dur, je me levais à 2h du matin pour aller travailler jusqu’à 7h30 et après j’allais à l’école, et ça j’ai commencé en 4ème. Et ça ça dure jusqu’à que j’en puisse plus. J’étais épuisé de tout, j’en avais marre, à quoi ça servait de continuer à l’école comme ça ? » Christophe 19 ans, Épide Bordeaux, abandon, sorti depuis 5 mois

Les jeunes s’approprient pleinement les préoccupations financières de leur famille et ce sont ces préoccupations qui guident leur cursus. Les choix scolaires ne se font pas selon une certaine affinité intellectuelle pour les disciplines enseignées mais ils sont contraints par les urgences économiques et se façonnent autour de la volonté d’obtenir un salaire au plus vite.

« Après je pars dans un CFA pour un apprentissage parce qu’il me fallait de l’argent. (…) Le but c’était clairement de subvenir à mes besoins même si ça m’intéresse pas du tout.

Ça te plaisait pas la restauration ? Oh non [rires]. Ça me plaisait pas mais je

me suis dit pour le moment… ça rapporte.

Donc c’était pas pour avoir le diplôme ? Non, non. En fait, dès que je suis

partie au CFA, j’ai pu subvenir à mes besoins et à ceux de ma mère et de ma sœur. J’avais de l’argent, je pouvais faire plein de cadeaux à ma sœur, la combler, lui donner tout ce que moi j’avais pas eu donc c’était super. Et donc au bout de trois mois j’ai arrêté l’apprentissage parce que je me suis dit, dans mon travail on me dit que je travaille très bien, que je suis un des meilleurs éléments donc je me dis bah autant travailler au mois et me faire une paie complète, avec les pourboires qui vont avec. » Maeva, 22 ans, microlycée 93 depuis 5 mois

Insérés dans des situations économiques aussi précaires, apprendre, comprendre, se cultiver sont des fonctions scolaires qui ne font pas sens car elles paraissent bien trop abstraites, moins comme le suggèrent Marcelli et Braconnier à cause d’un « trouble entravant leur accès à la pensée formelle » (2012), que du fait des problèmes réels auxquels ils sont immédiatement confrontés.

« Qu’est ce qui vous a manqué à l’école pour vous y sentir bien ? Quelque

chose qui m’intéressait tout simplement. Le côté pratique des choses. (…) Apprendre des choses pratiques, des choses qui peuvent vraiment servir dans la vie de tous les jours. Faudrait que l’école elle devienne l’école de la vie. On pouvait me faire faire des parallélogrammes mais jusqu’au jour d’aujourd’hui, j’ai toujours pas trouvé l’utilité de faire ça dans ma vie. » Medhi, 24 ans, E2C Paris depuis 2 mois

Aux côtés des expériences scolaires négatives de leur autrui significatif, les difficultés sociales et économiques quotidiennement rencontrées par ces familles et auxquelles les jeunes sont confrontés depuis leur plus jeune âge jouent un rôle important dans les contestations de

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l’utilité sociale des études. Ces difficultés leur permettent difficilement de percevoir les profits dont ils pourraient tirer de l’école et de l’obtention d’un diplôme. Ceux-ci sont bien trop sujets à caution et éloignés dans le temps pour devenir un motif d’engagement durable dans la scolarité. Leur situation sociale impose que les profits soient immédiats, ce qui peut alors éventuellement conduire certains jeunes à prendre le chemin de la délinquance.

Quelle vision tu avais de l’école ? C’est un truc pour voir ses potes, un milieu

pour voir ses potes, ses collègues. Avant ouais en primaire je savais que l’école c’était pour apprendre mais après c’était plus la même chose.

Qu’est ce qui a changé ? Bah j’étais chez mon père, ma famille ils avaient pas

beaucoup de sous, je me suis dit « mais à quoi ça va me servir l’école ? ». À apprendre des choses, ouais, mais dans combien de temps j’aurai des sous ? Je me suis dit ouais mon père il a fait un peu d’étude et ça a servi à rien pour lui. À rien. Donc je me suis dit il va falloir que je me débrouille autrement. Moi, l’argent je le veux tout de suite. J’étais dégoûté de l’intelligence en vrai. Au début, j’avais la niaque, je le voulais le savoir ! Mais après… » Romain, 20 ans, E2C Paris depuis 3 mois

Les lectures du contexte socio-économique conduisant à la contestation de l’utilité de l’école et du diplôme s’effectuent donc à travers un prisme : celui des conditions d’existence. Le contexte socio-économique est perçu et approprié à travers les éléments que construit et propose la quotidienneté. La précarité sociale et économique dans laquelle ils évoluent, et les absences de promotions sociales par l’école auxquelles ils sont confrontés, guident les représentations de l’école et de son utilité réelle pour la vie future, tout en entravant le développement d’un intérêt intellectuel pour les apprentissages.

Pour autant, si les conditions d’existence influencent la déconsidération de l’école et du diplôme, celles-ci ne peuvent à elles-seules déterminer les trajectoires, qu’elles soient sociales ou scolaires. C’est dans leur relation réciproque avec les expériences scolaires que peut se comprendre le maintien et le déploiement de cet ingrédient et son influence sur le processus. Comme nous le soulignons en introduction du chapitre, nombre de jeunes, notamment au collège, connaissent des difficultés pour construire du sens sur leur scolarité. Toutefois, la « mobilisation à l’école » et « la mobilisation sur l’école » se construisent en interrelation, de sorte que ce qu’il se passe à l’intérieur de l’école peut permettre de contrebalancer les arguments en faveur de l’inutilité de l’école et qui se construisent en dehors de celle-ci (Charlot, Bautier & Rochex, 1992). Il convient donc d’explorer l’expérience scolaire de ces jeunes afin de comprendre les raisons pour lesquelles le quotidien scolaire non seulement ne

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permet pas l’émergence d’arguments susceptibles de remettre en cause cet ingrédient mais, plus encore, lui donne davantage de force.