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La « démocratisation scolaire » et la norme de la diplômation

Le décrochage scolaire : la construction d’un « problème » social et d’un objet sociologique

A) La mise sur agenda politique du décrochage scolaire

1) La « démocratisation scolaire » et la norme de la diplômation

Pendant longtemps, l’échec scolaire des élèves et leur abandon prématuré de l’école ne posait problème ni à l’institution, ni aux familles. Souvent absents, peu impliqués dans leur scolarité, ils attendaient plus ou moins patiemment que leur âge leur donne accès aux travaux domestiques, à ceux des champs ou à ceux de l’usine. L’ « idéologie des dons » (Bourdieu & Passeron, 1970) ne rendait pas ces échecs douloureux car ils étaient considérés comme normaux, perpétuant le cours naturel des destins sociaux (Dubet, 2014). Le marché du travail disposait alors d’un important réservoir de professions manuelles, ne nécessitant pas de diplôme ou de qualification. L’arrêt précoce des études se conjuguait donc à une entrée rapide dans l’emploi, souvent le même que celui occupé par les parents, et n’impliquait ni dévalorisation de soi, ni stigmatisation ni remise en cause de l’ordre scolaire (Zaffran, 2014).

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Ces chiffres doivent être saisis avec prudence car, comme le mettent en évidence Gérard Boudesseul et Céline Vivent, il n’est pas aisé de déterminer le nombre d’élèves en situation de décrochage : les modes de calculs divergent selon les établissements scolaires, les rectorats, les CFA et les services du ministère de l’Intérieur (Boudesseul & Vivent, 2012). En outre, la mesure de l’absentéisme, principal indicateur de la déscolarisation des jeunes, reste imparfaite. D’une part, les établissements scolaires ne se fondent pas sur les mêmes critères pour déterminer ce qu’est un absentéisme « propice » au décrochage et les quatre demi-journées d’absences, censées donner l’alerte sur le décrochage d’un jeune, ne sont pas toujours signalées à l’inspection académique. L’estimation du taux de décrochage est donc fonction des chiffres de l’absentéisme qui dépendent eux-mêmes de la subjectivité des acteurs de la vie scolaire, qui enregistrent ou non les absences selon la manière dont ils apprécient les justifications avancées par les élèves et leur famille. D’autre part, les recherches sur les processus de déscolarisation ont montré les limites des liens entre absentéisme et décrochage scolaire : un élève absentéiste n’est pas forcément un élève en voie de décrochage et la présence à l’école ne protège pas non plus d’un décrochage (Glasman & Douat, 2011a). Enfin, l’estimation du nombre de décrocheurs peut également varier du fait des divergences des définitions retenues. Pour exemple, en 2012, le ministère de l’Éducation Nationale qui, conformément aux prérogatives européennes, définit le décrochage scolaire comme la sortie du système éducatif sans avoir obtenu un diplôme de niveau V (CAP ou BEP) ou de niveau supérieur (baccalauréat), estime le nombre de décrocheurs à 140 000 quand le dispositif SIEI (Système interministériel d'échange d'informations), qui inclut dans la définition du décrochage les jeunes titulaires d’un diplôme de niveau V non-inscrits dans un cursus de niveau supérieur, considère que le nombre de décrocheurs s’élève à 186 353 jeunes.

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La dramaturgie de l’échec scolaire commence à se jouer à partir des années 60 lorsque s’amorce un progressif changement de l’organisation de l’école et de ses modalités d’accès. En 1959, la réforme Berthoin transforme la norme minimale d’éducation en faisant passer l’âge de la scolarité obligatoire de 14 à 16 ans et inaugure la création des collèges d'enseignement général (CEG) qui seront ensuite rejoints par les collèges d'enseignement secondaire (CES) et les collèges d'enseignement technique (CET). Rompant le modèle de l’élitisme républicain, la création du collège unique issue de la réforme Haby en 1975 marque les prémisses d’une démocratisation scolaire qui se renforce à partir des années 80 et des lois Chevènement qui ambitionnent de conduire 80% d’une classe d’âge au niveau bac. Elles produisent alors une « seconde explosion scolaire » qui a de nombreuses conséquences sur la structuration de l’école et sur le public accueilli, tant en termes d’effectifs que de caractéristiques sociodémographiques. L’offre scolaire s’élargit, de nouvelles filières s’ouvrent et marquent la naissance de nouveaux diplômes, tels que le baccalauréat professionnel. L’effectif de l’enseignement secondaire augmente, tout comme l’âge moyen de sortie des études et le taux de bacheliers d’une même génération. Avec la massification scolaire et la volonté d’égalité des chances dont elle résulte, les enfants de milieux populaires sont de plus en plus nombreux à intégrer le lycée et l’objectif des « 80% de réussite au bac » est finalement atteint dans les années 2000. L’âge moyen de sortie du système éducatif passe de 19,9 ans en 1985 à 21,7 ans en 1995 et 95 000 jeunes supplémentaires atteignent le niveau bac entre 1987 et 1995 (Éducation & formations, 2003).

Cette priorité institutionnelle en faveur d’une ouverture de l’école aux classes populaires est à relier au contexte économique du moment. Accroître le niveau d’éducation était considéré comme le moyen de répondre aux besoins de mains-d’œuvre qualifiée des employeurs et comme la solution pour freiner la montée du chômage (Chauvel, 1998). Or, cette volonté politique d’élargir l’offre de scolarisation et ses conditions d’accès fait écho à la dégradation des conditions de travail des ouvriers, ce qui explique en partie son succès. Les familles de milieux populaires souhaitent soustraire leurs enfants du monde de l’usine qui, dans un contexte de déclassement et de disqualification des professions manuelles, prend la figure de repoussoir. Il s’agit non plus pour les familles de perpétuer les positions sociales qu’elles occupent mais d’encourager la mobilité sociale de leurs enfants (Beaud, 2003).

De cette progressive ouverture des études à tous, résulte un déplacement de la norme scolaire. Le seuil marquant l’achèvement de la scolarité dépasse la seule limite juridique, instituant l’obligation scolaire à 16 ans, pour converger vers l’obtention du baccalauréat. La norme

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d’achèvement de la scolarité se combine donc à l’allongement des études et l’obtention d’un diplôme (Bernard, 2011 ; Millet & Moreau, 2011). Or, puisque dans cette école de masse, l’égalité des chances est érigée comme le ciment du système éducatif, que seul le mérite est le garant de la réussite scolaire, tous les jeunes, quel que soit leur milieu social, peuvent prétendre à l’obtention du baccalauréat et à la poursuite des études vers l’université. Les aspirations scolaires des familles et des élèves de milieux populaires s’élèvent et l'excellence scolaire devient un objectif que tous veulent atteindre (Duru-Bellat, 2009).

Nombreux seront les sociologues à démontrer le caractère illusoire de cette démocratisation scolaire en insistant sur le fait qu’elle est quantitative avant d’être qualitative (Duru-Bellat, 2006). Elle est ainsi décrite sous la plume de plusieurs sociologues comme une démocratisation ségrégative (Merle, 2009) qui, loin d’aplanir les inégalités sociales, les perpétuent de manière plus insidieuse, notamment à travers la hiérarchisation des filières scolaires qu’elle construit (Chauvel, 1998) et l’élimination différée des élèves de milieux populaires qu’elle produit (Oeuvrard, 1979).

Nonobstant les résultats des différents travaux sociologiques qui démontrent que, malgré ses velléités égalitaires, l’école reproduit et légitime les inégalités sociales (Bourdieu & Passeron, 1964 ; 1970), la croyance collective d’une égalité devant la réussite scolaire s’ancre solidement dans la société française. Dès lors, ne pas accéder aux études supérieures et a

fortiori ne pas obtenir le baccalauréat jette le discrédit sur l’élève. L’injonction de

performance scolaire transforme le droit de réussir en un devoir de réussite (Brucy, 2011). Il n’est plus possible d’attribuer la responsabilité de son échec à des causes externes et naturelles, l’argument de la fatalité sociale des destins scolaires ne pouvant plus être légitimement mobilisé (Dubet, 2014). Le décrocheur devient donc un jeune « anormal » qui, par manque de motivation ou d’investissement dans sa scolarité ou en raison de caractéristiques psychologiques particulières, n’a pas su saisir la chance de réussite qui lui était offerte par le système éducatif : « libre d'entrer dans un système scolaire dont les frontières se sont ouvertes, proclamé autonome dans son travail et dans le choix de ses centres d'intérêt, sommé de faire « un projet » personnel, l'élève qui ne dispose pas des conditions requises pour se montrer à la hauteur voit tout cela se retourner contre lui et le plomber au lieu de le promouvoir » (Glasman & Douat, 2011a, p.66). Stéphane Beaud et François Dubet notamment montrent à quel point ce déplacement des responsabilités de la collectivité vers le jeune et sa famille provoque déceptions et frustrations, stigmatisation et mal-être (Dubet, 1991 ; Beaud, 2003).

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2) L’emprise du titre scolaire sur l’insertion professionnelle

Alors que les mutations successives du système éducatif font de l’allongement des études et de la diplômation l’étendard de la réussite scolaire et personnelle, transformant la représentation sociale de l’échec scolaire et son vécu, le marché du travail fait face dans le même temps à d’importants bouleversements qui renforcent l’emprise du titre scolaire sur les destins sociaux (Millet & Moreau, 2011).

Dans les années 70, le contexte était celui du plein emploi ce qui permettait aux jeunes de s’insérer rapidement dans le monde professionnel, quel que fût leur bagage scolaire. La demande de main-d’œuvre étant forte, la diplômation n’était pas un pré-requis à l’obtention d’un emploi. La fin des années 80 sonne le glas de cette situation et annonce une montée progressive du taux de chômage qui touche aujourd’hui 24 % des jeunes âgés de 15 à 24 ans (INSEE, 2015). À cette période, c’est également la structure de la population active qui se transforme : les emplois de manœuvres sont progressivement supprimés quand dans un même mouvement le secteur tertiaire se développe (loisirs, tourisme, technologies de pointe). Ainsi, les besoins de mains-d’œuvre qualifiée se font plus pressants tandis que les offres d’emplois non qualifiés se raréfient.

Cette diminution du nombre d’emplois non qualifiés à pourvoir s’accompagne aussi d’une transformation des exigences des employeurs. La démocratisation scolaire a entraîné la production de diplômes à la chaîne, leur faisant perdre leur caractère d’exception (Passeron, 1982). Ce double mouvement d'inflation du nombre de diplômes et de déflation de leur valeur contribue donc à en accroître la nécessité pour s’insérer professionnellement sans qu’ils ne soient suffisants pour garantir l’accès à un emploi (Duru-Bellat, 2006). Le taux de chômage étant élevé, les employeurs peuvent se permettre de devenir plus exigeants sur les titres scolaires à posséder, ce qui tend à produire un « déclassement vertical » soit un décalage entre le diplôme obtenu et l’emploi occupé (Esterle, 2007). Si la concurrence entre les diplômés est donc exacerbée par la faible offre d’emplois, celle-ci n’en est que plus saillante entre les diplômés et les non-diplômés. La hausse générale du niveau de formation étant devenue la norme et les employeurs disposant d’un important réservoir de main-d’œuvre, ce sont les candidatures des jeunes diplômés plutôt que celles des non-diplômés qui sont retenues, même s’il s’agit de postes non qualifiés. L’augmentation de l’emploi non qualifié ne va donc pas de pair avec une diminution du chômage chez la population non qualifiée puisque ces postes sont désormais investis par les individus diplômés (Rose, 2012). De ce point de vue et comme le