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L’expérience scolaire négative des autrui significatifs

La séquence de décrochage : des ingrédients à la croisée des temporalités et des contextes de

B) La précarité du quotidien contre l’utilité sociale et l’intérêt intellectuel des études intellectuel des études

1) L’expérience scolaire négative des autrui significatifs

Le premier argument sur lequel s’appuient les jeunes pour justifier de l’inutilité de l’école est lié aux expériences scolaires de leur autrui significatifs, supports identificatoires par excellence. Or, les expériences scolaires de leurs proches sont bien souvent négatives. En effet, les parents de ces jeunes, nés à la fin des années 60, ont été les premiers témoins des mutations économiques du pays et corrélativement en ont été les premières victimes74. Ils sont ces « enfants de la massification scolaire » à qui l’on a ouvert les portes de l’enseignement secondaire, promis l’égalité des chances et l’insertion rapide sur le marché du travail, l’emploi en bout de course pour qui saurait se montrer à la hauteur de l’obtention d’un diplôme. Ces parents, eux-mêmes souvent issus de milieux populaires, ont été touchés de plein fouet par les contingences de cette nouvelle donne sociale : les cartes ont été redistribuées en cours de partie et cette redistribution leur a été défavorable. Bon an mal an, certains d’entre eux ont obtenu un diplôme mais n’ont pas bénéficié de la promotion sociale qui leur avait été promise. Ils font partie de la génération étudiée par Baudelot et Establet, celle qui a constaté avec amertume qu’atteindre son objectif scolaire ne permettait pas d’atteindre son objectif social (2000). D’autres parents se sont lancés à l’assaut de l’enseignement supérieur mais ne sont pas parvenus à en sortir victorieux et à obtenir un diplôme. Ils ont alors fait les frais d’une démocratisation scolaire qui fut quantitative avant d’être qualitative. Que les parents de ces jeunes soient ou non détenteurs d’un diplôme, leurs espoirs d’ascension sociale se sont donc souvent mués en déceptions et frustrations75

. Ainsi, les exemples ne manquent pas quand il s’agit pour les jeunes d’évoquer un parent, une tante, un oncle ou encore un cousin, détenteur d’un diplôme plus ou moins professionnalisant, qui n’a pas réussi à trouver de travail à la sortie du système éducatif et qui occupe désormais un emploi précaire, souvent pénible et peu rémunéré, sans lien avec les études effectuées.

« Mon père il a fait des études mais lui… C’est aussi par rapport à ça que j’ai pas fait d’étude. Parce que mon père il a fait un master en LEA. Il a un master mon père ! Mon père il a un master hein ! Et il travaille dans le bâtiment ! Soit

74

Ce constat conduit Bourdieu à décrire cette génération comme une « génération abusée » (1978, p.9). 75

Voir à ce propos Beaud S. (2003), 80 % au bac... et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte.

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il était trop diplômé, soit… pleins de trucs. Donc moi j’ai pas de confiance dans le diplôme maintenant ! Je crois plus trop que ça sert à quelque chose les diplômes ! Non, moi je crois pas… Quand on est diplômé… C’est rare de trouver un boulot ! Moi c’est ce que je pense ! Les gens ils préfèrent avoir des gens efficaces avec le moins de diplôme possible parce qu’ils ont moins à les payer ! » Amine, 18 ans, Épide Bordeaux depuis 3 mois

Cette défiance envers la capacité de l’école à les intégrer est également transmise par les aînés de la fratrie, souvent titulaires de diplômes professionnels, et qui connaissent de grandes difficultés pour trouver un emploi, alternant les contrats précaires et les périodes de chômage. Les aînés n’ayant pas les moyens financiers de quitter le domicile familial, les jeunes sont quotidiennement confrontés à leurs difficultés d’insertion, aux frustrations qu’elles engendrent et aux tensions familiales qu’elles suscitent. Pendant une partie de son adolescence, Bachir vit dans un appartement de 40 m2 avec son père, sa sœur, le conjoint de celle-ci et leurs quatre enfants. Les trois adultes de la famille sont détenteurs d’un diplôme mais seul le père parvient à trouver du travail en tant qu’intérimaire dans le secteur du bâtiment, alors même qu’il détient un diplôme d’ingénieur agroalimentaire, obtenu en Afrique mais qui n’est pas reconnu en France. Sa sœur et son conjoint se refusent quant à eux à exercer un emploi qui ne requiert pas de qualification puisqu’ils détiennent un diplôme. Leurs situations économiques et sociales se dégradent, les tensions familiales se font plus virulentes et malgré les exhortations de sa sœur et de son père à s’investir à l’école, Bachir n’en comprend pas l’utilité :

« Quand ma sœur elle me disait « allez va travailler, travaille un peu à l’école, il faut travailler ! », je disais « ouais mais toi regarde, tu as travaillé et tu en es là alors de quoi tu me parles ? » Bachir, 21 ans, E2C Paris depuis 7 mois

Les proches sont donc disqualifiés aux yeux des jeunes puisque, enserrés dans leurs difficultés, ils ne sont pas en capacité de faire la preuve de l’utilité sociale des études (Millet & Thin, 2005). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le peu d’effet des injonctions parentales à s’investir à l’école.

Par ailleurs, les exemples d’échecs scolaires ou de difficultés à s’insérer sur le marché du travail ne se restreignent pas au seul cercle familial. Les « grands » du quartier n’hésitent pas à partager ouvertement leur rancœur envers l’école, affirmant aux plus jeunes qu’elle ne leur permettra pas de sortir de leur condition. Or, contrairement à ceux de leurs parents, leurs propos sont incontestables car « les grands » jouissent d’une double légitimité : une légitimité expérientielle et une légitimité sociale. D’une part, ils habitent dans le même quartier, ont

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fréquenté les mêmes écoles ce qui permet aux jeunes de s’identifier facilement à eux et, d’autre part, ces « grands » sont parfois entrés dans une carrière délinquante à leur sortie de l’école, ce qui leur permet d’exhiber auprès des plus jeunes une réussite économique qu’aucune carrière scolaire - fut-elle brillante et menée à son terme - ne pourrait leur procurer.

« Quand j’étais petit, je voyais les grands bien habillés, beau scooter, belle moto, ça donne envie. Moi quand je rentrais chez moi, j’avais rien. Rien du tout. Mon père il avait des chaussures à 10 euros, moi aussi, mes frères aussi. Les grands ils ont le salaire de mon père mais sur eux ! Et eux ils disent que l’école ça sert à rien, ils le disent ! Et si eux ils me disent que l’école ça sert à rien, c’est que c’est vérité ! C’est obligé ! Mais qu’est-ce qu’ils me parlent eux de faire des études ! » Romain, 20 ans, E2C Paris depuis 3 mois

Les jeunes rencontrés ayant mis en exergue l’inutilité du diplôme ont donc un premier point commun : ils ne bénéficient pas dans leur entourage proche d’exemples de promotions sociales par l’école qui leur auraient permis d’ouvrir le champ des possibles et de ne pas interpréter le rôle de l’école sous un angle aussi fataliste. Les expériences scolaires de leurs proches paralysent les capacités à envisager la réussite scolaire comme autre chose qu’une réalité abstraite et inaccessible. Ne disposant pas de repères identificatoires pour développer une vision positive de l’école, ils doutent de son aptitude à les intégrer. Les jeunes se font d’une certaine façon les héritiers et les porte-paroles de la déception de leurs aînés et de leurs pairs qui ont été confrontés avant eux aux contradictions du système éducatif, c'est-à-dire à la dissociation entre les possibilités annoncées de promotion sociale par l’école et ses possibilités réelles. Ils le savent car ils le constatent au quotidien : être détenteur d’un diplôme ne garantit pas une sécurité sociale et économique. La seule réalité que ces jeunes connaissent est celle des échecs, du chômage, des emplois précaires, pénibles et mal payés. L’école voit donc son rôle se décrédibiliser car son idéal méritocratique est quotidiennement remis en question. Comme leurs parents, leurs frères et sœurs, ou leurs pairs, ces jeunes craignent d’être les prochaines victimes « d’un contrat de dupes » (Dubet, 2004, p.87). S’ils savent qu’il existe des chances d’ascension sociale, ils savent aussi que « l’arbitre n’est pas impartial » (Dubet, 2004, p. 23) et que leur origine sociale affaiblit considérablement leur possibilité de réussite.

« Je pense que si j’avais eu, imaginons des parents qui auraient pu me soutenir financièrement, et bah je t’assure que ça aurait été différent l’école pour moi. Ça c’est sûr. Ils m’auraient payé une école privée ou un truc pour que je parte du quartier, que je change d’école. Il y a les conditions de vie qui jouent hein ! C’est sûr ! » Lydia, 23 ans, E2C Paris depuis 2 mois

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Des doutes émergent sur le sens de l’école de sorte que « la fiction nécessaire » décrite par Dubet et reposant sur « l’idée essentielle qu’il y a quelque chose d’égal chez tous, sur la capacité d’être le maître de sa vie et de son destin » (Dubet, 2004, p.36) est sérieusement menacée. Quand bien même des expériences scolaires positives existeraient dans le quartier, il n’est pas certain qu’elles suffisent à convaincre les jeunes de l’utilité de l’école. Lapeyronnie constate que dans ces quartiers les réussites scolaires font « figure d’exceptions sur le plan collectif » et qu’« elles ne prennent pas de significations générales, comme si le passage d’une expérience positive du monde scolaire à son expression publique et collective ne pouvait se faire, comme si l’interprétation des succès ou des demi-succès étaient surdéterminée par la perception négative et collective » (2008, p.230). Comment comprendre que ces exceptions ne prennent pas de significations générales ? On observe que le fait que les proches n’aient pas récolté les fruits de leur investissement scolaire n’est qu’un argument parmi d’autres pour justifier de l’inutilité du diplôme. Quand bien même cet argument trouverait quelques contre-exemples pour le fragiliser, d’autres seraient capables de s’y substituer, parmi lesquels l’ « urgence du présent ».