• Aucun résultat trouvé

Le travail s’impose à l’homme dès la création, de nature. « Les hommes ont été créés pour s’employer à faire quelque chose et non pour être paresseux et oisifs » (Calvin, 1978a, p. 53). Mais ce travail était à l’origine « joyeux et plaisant » (Ibid.) jouissant de la bénédiction de Dieu. L’oisiveté est condamnée comme contraire à la nature de l’homme. « Moïse ajoute maintenant que la terre fut baillée à l’homme à cette condition qu’il s’occupât à la cultiver » (Ibid.). En ce sens, le travail est une nécessité, il est directement lié au sens de la vie humaine. Mais dans cet état premier d’union avec Dieu, le travail n’a aucun caractère pénible. Or cette nature a été dévoyée par l’introduction du péché. La conséquence du péché est le caractère de pénibilité que prend le travail. Le genre humain est tout entier condamné à devoir en souffrir. Même ceux qui recherchent l’oisiveté et fuient leur charge tombent sous le joug

de la même condamnation et expérimentent malgré eux la pénibilité du travail.13 Le travail devient un état de nature dévoyée. Si l’histoire s’arrêtait là, il n’y aurait aucun moyen d’y échapper. Le travail serait à la fois un état de nature et condamné à être un fardeau. En aucun cas il n’y aurait place pour un engagement personnel du croyant en faveur du travail.

Mais ce qu’Adam a détruit, Jésus Christ l’a restauré (Cf. Calvin, 1978a, p. 84). Ainsi devient possible une nouvelle compréhension du travail, qui devient le lieu d’exercer sa foi et de choisir une vie de sanctification.14 Il devient possible d’adopter le travail comme une possibilité de se rapprocher de Dieu et de vivre sa grâce, et de ne plus le subir comme une malédiction.

Ce caractère choisi est particulièrement exprimé par le commentaire que fait Calvin de l’ordre divin transmis par Moïse de ne pas travailler le jour du shabbat, au chapitre 5 du Deutéronome.15 De façon a priori surprenante, Calvin inverse la compréhension première que l’on pourrait avoir de l’ordre de Dieu dans le quatrième commandement: « Tu travailleras six jours, faisant tout ton ouvrage, mais le septième jour, c’est le shabbat du Seigneur ton Dieu. Tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils,... » (Dt 5, 13-14). En considération de notre nature déchue, ce verset pourrait se comprendre comme une obligation de travailler six jours, et la reconnaissance d’une nécessité de se reposer le septième, pour retrouver des forces pour

13 « Nous sommes ici pour mener une vie penible: devant que l'homme eust péché, desia il estoit ordonné à travailler: car cela est contre nature, que nous soyons oisifs, et inutiles: qui plus est, maintenant le travail que Dieu nous ordonne, n'est pas pour nous exercer tant seulement, mais c'est pour nous charger, en sorte que nous soyons contraints de plier sous le faix, qu'il nous faudra là gémir à cause de nos péchez. » (Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 707). Pour Calvin, comme pour bien d’autres théologiens avant lui, comme Saint-Augustin par exemple, le terme de malédiction est employé mais il se rapporte non au travail lui-même, mais à son caractère « pénible et forcé » (i. e. Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 296)

14 Eric Fuchs, dans La morale selon Calvin, note que cette mise en évidence de la sanctification est un caractère propre à Calvin. Elle est « désignée comme le cœur vivant de la doctrine de la foi et de la justification » (Fuchs, 1986, p. 71,72). La sanctification a le sens de la mise en ordre par le croyant de sa vie devant Dieu, afin de répondre par une vie sainte au don de la grâce. « Tant y a que nous devons bien retenir ce que i'ay touché, c'est que Dieu ne nous offre point sa grâce, afin que nous demeurions là comme endormis, et que ce nous soit tout un: mais c'est pour nous inciter à bien faire, comme il est dit: Que sa bonté et l'amour qu'il a portés aux hommes est apparue, afin qu'il s'acquist un peuple sainct, propre à bonnes oeuvres, et que nous cheminions en toute pureté, attendant la revelation de la vie qu'il nous promet. » (Vol. XXV, Calvin, 1863, col. 625, 626).

15 Ce chapitre du Deutéronome expose à nouveau les « dix commandements ». Calvin consacre deux sermons à ces versets 12-15 ordonnant le respect du jour de repos.

la semaine à venir, pour revenir à Dieu, le remercier, etc. Mais Calvin précise au contraire dans son sermon « ce n’était pas son intention principale [de Dieu], qu’il y eust un jour de la sepmaine auquel on cessast de travailler, afin qu’on peust reprendre son haleine » (Vol XXVI, Calvin, 1863, col. 301).

« Tu travailleras six iours, dit le Seigneur. Ceci ne se doit pas prendre comme si Dieu nous commandoit de travailler. » (Ibid., col. 296). Le commandement divin s’interprète au contraire comme le devoir de s’arrêter de travailler un jour sur sept. Les autres jours, Dieu offre comme une « permission » (Ibid., col. 297) la possibilité de bénéficier de six jours pour faire tout son travail. Six jours sont pour nous et un seul pour Dieu16. Calvin argumente que ce n’est pas tellement exiger de la part de Dieu, lui qui de son côté donne abondamment sans compter tous les jours.

« Je vous donne toute votre vie, iamais le soleil ne vous esclaire, que vous ne deviez cognoistre ma bonté, et que ie suis un père liberal envers vous: car ie fay luire mon soleil pour vous donner moyen d'aller, afin que chacun face ses besongnes: [... ]Nous voyons donc maintenant que ceste sentence de travailler six iours, n'est pas mise comme un commandement: mais c'est plustost une permission que Dieu donne, voire reprochant aux hommes leur ingratitude, sinon que ils observent le iour du repos, et qu'ils le sanctifient, comme il en est parlé. » (Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 297)

Comment comprendre cette inversion, cette permission alors que Calvin par ailleurs continue d’affirmer à de nombreuses reprises qu’on n’échappe pas au travail ? Notre condition naturelle demeure de travailler (« Ainsi donc il est bien certain, qu'il nous faut appliquer à quelque labeur tout le temps de nostre vie. » (Ibid., col. 296)). Mais au-delà de cette condition naturelle, Calvin en appelle à choisir de s’adonner au travail pendant six jours en réponse à la bonté de Dieu, à respecter le shabbat le septième jour, Dieu promettant qu’ainsi le travail profitera toute la semaine (« et si le jour du repos n’est observé : tout le reste ne vaudra rien » (Ibid., col. 285)).

Si les hommes avaient, écrit Calvin, la puissance suffisante pour pouvoir de leurs propres forces accomplir la loi, alors ce « tu travailleras six jours » serait à comprendre comme un ordre de travailler. Mais comme ce n’est pas le cas, l’injonction est au contraire à comprendre comme un devoir de s’arrêter de travailler un jour sur sept : « reposez vous, afin que Dieu besongne » (Ibid., col. 298). Tout le sermon précédent démontre en effet que ce jour de repos n’est pas à comprendre comme un retour à Dieu après une période d’éloignement, mais un

16 « Cela vous doit-il fascher, veu que vous avez six jours francs et entiers, pour faire vos besongnes et trafiques ? » demande Calvin (Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 297)

préalable pendant lequel l’homme va pouvoir délaisser ses propres intentions et désirs, pour se « laisser gouverner » toute la semaine par les intentions de Dieu pour lui. Le travail à venir s’en trouve donc transformé et devient conformation à la volonté divine : « C’est nous conformant à notre Dieu, et à sa volonté, nous enquérir de ses œuvres, afin que nous facions le semblable » (Ibid., col. 287).

Le travail apparaît donc dans ces premiers sermons sur le Deutéronome comme un devoir, certes, mais non pour subir une condition déchue, mais pour permettre de s’engager personnellement en réponse à une bonté première. Le travail a un caractère central dans l’existence humaine, il est le lieu d’un choix personnel d’engagement au service de la « cause divine ». Il y gagne une valeur positive. Même s’il n’est pas sans pénibilité, il peut toujours être joyeux et plaisant pour deux raisons : en temps que permission, il est le fruit d’une liberté et, surtout, il est la source d’une communion avec Dieu entrevue déjà ici dans cette complémentarité des six jours de travail et du jour du repos.

Outline

Documents relatifs