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La loi morale : la justice comme il plaît à Dieu : une dialectique entre équité et amour

L’exigence infinie de la loi morale est introduite par Calvin par un procédé rhétorique qu’il considère comme une clé de l’herméneutique de la Loi : la synecdoque. Toute formulation négative de la Loi (à l’exemple de « tu ne tueras pas ») doit être comprise positivement de façon inversée. Ainsi « tu ne tueras pas » ne signifie pas simplement s’abstenir de tuer, d’outrager autrui ou lui nuire (ce que comprendrait pourtant la loi naturelle), mais selon la formulation positive inverse, de tout faire pour que l’autre vive. « Le Seigneur nous défend de blesser et outrager notre prochain, parce qu’il veut que sa vie nous soit chère et précieuse » (Calvin, 1978b, liv. II, VIII, §9). C’est la prise en considération de la fin de la Loi qui permet de comprendre que cette exigence infinie correspond à la loi d’amour.

Le commentaire de Calvin sur le 8ème commandement, dans son Commentaire sur les cinq

livres de Moïse, illustre cette exigence infinie de justice qui se définit de façon plus complexe que selon la loi naturelle comme une dialectique entre équité et amour. Cette complexité est introduite par la double lecture positive et négative de la règle d’or, selon le procédé de la synecdoque. L’étude ci-dessous du 8ème commandement est redevable à l’article de François Dermange, Calvin’s view of property, publié dans un ouvrage collectif intitulé John Calvin

rediscovered: the impact of his social and economic thought (Dommen & Bratt, 2007, p. 37- 44). 60

60 Dans cet article, François Dermange présente la dialectique entre la justice et l’amour comme une élévation par degré du do ut des vers l’agapè, suivi d’un mouvement descendant de l’agapè vers son application concrète. Sans parler ici de degrés, nous reprenons cette idée que le devoir d’équité, selon la loi morale, est à interpréter selon la fin de l’amour et réciproquement que la fin de l’amour est limitée par l’exigence d’équité.

Le 8ème commandement est « Tu ne déroberas point ». Le commentaire de Calvin commence par cette phrase :

« D’autant que la charité est la fin de la Loi, c’est là qu’il faut prendre la définition de larcin. Or la règle de charité est que chacun retienne paisiblement ce qui lui appartient et qu’il en jouisse et que nul ne fasse à autrui ce qu’il ne voudrait lui être fait. » (Calvin, 1564, p. 422)

L’amour est affirmé être l’horizon de toute action, mais cette fin se traduit dans un premier temps comme ce qui semble une exigence bien moindre : celle de la règle d’or dans sa formulation négative « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. » Or dérober n’est pas seulement voler, mais s’abstenir de faire du bien à autrui, en voulant s’enrichir. Le texte élargit alors encore, toujours dans le registre négatif, le sens du terme « dérober » selon la fin de l’amour :

« Dont il s’ensuit que non seulement ceux qui pillent en cachette le bien d’autrui sont larrons, mais ceux qui cherchent à gagner au dommage de leur prochain, qui amassent du bien par méchantes pratiques, et qui sont plus attentifs à leur profit particulier qu’à l’équité. » (Ibid)

Calvin rapporte, comme nous le voyons là, cette interdiction à la règle d’équité. La loi Morale commande le respect de l’équité, qui est déjà le respect du prochain, non seulement selon la loi civile écrite, mais aussi selon la conscience, lorsque le profit particulier devient la seule préoccupation. Si les hommes étaient honnêtes avec eux-mêmes, jusque dans leurs intentions profondes, cette formulation négative de la Loi suffirait à leur faire respecter autrui dans la gestion des biens. Mais, ajoute Calvin, celui qui est rusé est loué dans la société comme un homme prudent, celui qui sait profiter des positions de force est appelé habile. Pour prendre en compte le vrai sens de cette Loi, la formulation négative ne suffit pas :

« il nous faut réduire en mémoire, qu’il y a le commandement affirmatif annexé avec la défense [….] Dieu, […] a obligé les hommes mutuellement entre eux à ce qu’ils mettent peine de profiter et de secourir l’un à l’autre. Par quoi il n’y a doute qu’il ne recommande libéralité et tous autres devoirs, par lesquels la compagnie et communauté des hommes s’entretient» (Ibid).

La loi civile aurait seulement condamné les malhonnêtetés manifestes, la loi morale condamne l’attitude qui consiste à ne pas s’assurer d’abord que l’autre a ce qu’il faut. La règle d’or est transcrite par Calvin selon le procédé de la synecdoque dans sa formulation positive : « fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te soit fait ».

Il faut « procurer l’utilité de nos frères ni plus ni moins que la nôtre » (Ibid). La règle, même dans cette formulation positive, demeure une règle d’équité fondée sur l’égalité et la réciprocité. Se rattache à cette même interprétation le devoir de l’employeur de verser son

salaire à son ouvrier pauvre dès le soir même de sa journée, sans attendre le lendemain. S’il est pauvre, il risque d’avoir faim, « le seul délai nous tient déjà convaincus d’injustice » (Ibid., p. 423).

Mais rapporter la Loi à sa fin nécessite d’aller encore plus loin et de considérer que l’égalité et la réciprocité ne sont pas toujours justes selon la fin de la charité. Il faut parfois aller au delà de l’équité pour agir selon la miséricorde.

Un exemple est proposé par Calvin lorsqu’il développe les versets portant sur la protection des débiteurs pauvres. En particulier, il commente Dt 24, 6 « On ne prendra point pour gage

la meule d’en-bas ni la meule d’en haut, car ce gage est la vie ». Alors même que le créancier est dans son droit de réclamer des gages lorsque son débiteur est insolvable, il ne peut lui enlever ses moyens de survie : ses instruments de travail, et Calvin ajoute, tenant compte d’Ex. 22, 26-27 : son manteau, sa couverture ni rien dont « l’usage ne peut lui être ôté sans dommage et fâcherie » (Ibid, p. 427). Au delà de la loi civile, l’équité requiert la prise en compte du pauvre selon la fin de charité.

De même, condamnant plus loin la pratique de l’usure envers le pauvre (Ex. 22, 25 ; Lv 25, 35-38 ; Dt 23, 19-20) Calvin écrit :

« Il ne suffit pas de nous abstenir du bien d’autrui si l’humanité et la compassion ne règne entre nous pour soulager les pauvres. […] La libéralité est une partie de justice, tellement que celui qui ne subvient point à la nécessité de ses frères quand il peut, est injuste » (Ibid., pp. 428-429). Mais la fin de l’amour ne peut pas non plus être la seule règle et ne pas se laisser borner par l’équité. Selon la loi mosaïque, les juges ne peuvent déroger de l’équité, même par souci de charité, en donnant raison au pauvre contre le riche, parce qu’il est pauvre. Il est pervers de faire preuve de largesse au détriment d’autrui, fut-il riche. Ces juges « déclinent de l’équité, pour suivre une folle miséricorde ». « Or de là il apparaît combien Dieu est offensé si on opprime les pauvres, quand il ne peut souffrir qu’on leur subvienne avec le dommage des riches » (Ibid., p. 433).

Ce qu’ajoute donc la loi divine à la compréhension première selon la loi naturelle est que l’équité ne peut être pensée sans l’amour, mais réciproquement, que l’amour ne peut être pensé au détriment de l’équité. Cette exigence est infinie, alors que celle de la loi naturelle est finie et limitée aux seuls faits qui font l’objet d’une condamnation.

L’universalité de l’amour

L’infinité de l’exigence de la loi morale s’exprime aussi par le fait qu’elle s’étend à toutes les situations. Elle est due à tous les hommes, sans aucune contrepartie ni mérite : aux ennemis et aux « indignes » :

« Or ce devoir d’humanité s’étend jusqu’aux ennemis et tant moins la cruauté est-elle excusable si on ne s’en acquitte envers les amis. La somme est que les fidèles soient pitoyables et humains pour faire plaisir à chacun, afin de suivre leur Père céleste et que non seulement ils s’emploient envers les bons qui en sont dignes, mais que leurs bienfaits s’étendent jusqu’à ceux qui ne l’auront point desservi. » (Calvin, 1564, p. 431)

aux étrangers:

« Il est aussi à noter que Dieu commande d’aimer les étrangers comme chacun s’aime. Parce que de là il apparaît que le nom de prochain ne se restreint pas aux parents et voisins et à ceux-là qui ont accointance avec nous, mais s’étend à tout le genre humain, comme Jésus Christ le montre en la personne du Samaritain (Luc 10, 30), lequel, ayant compassion d’un homme inconnu, l’avait secouru, usant envers lui d’humanité, dont le Juif et le lévite n’avaient tenu compte. » (Calvin, 1564, p. 426)

et même aux bêtes, dans le sens où l’exigence vis-à-vis de tout être vivant signifie aussi une exigence au moins aussi grande vis-à-vis des hommes : « Cependant, notons que les hommes sont induits à équité jusque-là, de l’exercer même envers les bêtes brutes. » (Calvin, 1564, p. 424) lorsqu’il commente « Tu ne mettras point de muselière au bœuf qui foule le grain » (Dt 25, 4). « Car si nous sommes tenus de nourrir les bêtes brutes, tant moins faut-il attendre que les hommes crient après nous pour obtenir ce qui leur appartient» (Ibid. p. 424).

L’incapacité des hommes à réaliser la Loi Morale

Les hommes ont, selon Calvin, toujours cette tentation d’élaborer par eux-mêmes les normes du bien et du mal sans en référer à la loi morale. Il ne peuvent que se tromper s’ils pensent pouvoir faire abstraction de Dieu. Ils oublient que la loi naturelle est incluse dans la loi morale. Les œuvres réalisées sans référence à Dieu sont qualifiées de « pollution de la vraie justice », car elle ne rendent plus compte de son auteur, ce qui pourtant est une des attentes fondamentales que Dieu a envers ses lieutenants. 61

61 « le Seigneur a voulu attribuer à sa Loy une parfaite doctrine de justice. Et toutefois non contents d'elle, nous travaillons à merveille à controuver et forger des bonnes oeuvres les unes sur les autres. Le meilleur qui soit pour corriger ce vice, est d'avoir cette cogitation plantée en notre cœur, que la Loi nous a été baillée du Seigneur pour nous enseigner parfaite justice, et qu'en elle n'est point enseignée autre justice, sinon de nous régler et conformer

Calvin considère les lois politiques comme garantes de la justice extérieure. Elle s’intéresse aux faits, mais ne sonde pas les intentions pour lesquelles les oeuvres ont été faites. Or l’exigence de la Loi est plus grande. La vraie justice n’est pas seulement la justice extérieure mais la justice du cœur. Et quand bien même les intentions seraient bonnes, plusieurs obstacles dévoieraient les réalisations humaines de la vraie justice :

• L’homme évalue le bien selon son inclination naturelle, et non selon Dieu.

• Il ne peut s’empêcher de considérer son propre bien-être, et donc en croyant faire le bien, il cherche davantage son propre confort que la justice et la vertu.

• Et quand bien même il aurait une bonne intention de faire le bien, il faut encore qu’il ait la volonté de le poursuivre dans les faits. Et seul le Saint-Esprit donne cette force. (Cf. Calvin, 1978b, liv. II, II, §25). L’esprit humain est trop embrouillé, la volonté pervertie, c’est-à-dire la dépendance de l’homme n’est pas à oublier face à l’exigence infinie de la Loi morale.

En résumé, la Loi se présente comme une règle de parfaite justice, mais qui appelle l’homme à l’interpréter selon sa conscience et à s’engager pour sa mise en œuvre. Pourtant si toutes les sociétés sont en mesure selon la loi naturelle –sans le recours de la norme biblique- de définir un ordre juste d’équité, cette formulation de la justice ne peut que mener à constater son caractère partiel au regard de la volonté divine. Cette dernière est une exigence infinie d’amour. Le sens de la justice peut être dégagé selon une interprétation du texte de la Loi par le procédé de la synecdoque. L’inversion de la règle d’or d’une formulation négative en une formulation positive introduit un niveau d’exigence infini de justice, lequel se définit comme une dialectique entre équité et amour, où la décision équitable ne peut contredire la fin de l’amour, ni la miséricorde contredire l’exigence d’équité. Enfin cette justice comme équité et amour est universelle : elle s’applique à tout homme et tout homme est appelé à la rechercher, même si seuls ceux qui reconnaissent Dieu peuvent parvenir à en saisir pleinement la portée spirituelle.

à la volonté divine ; et ainsi que c'est pour néant que nous imaginons nouvelles formes d’œuvres pour acquérir la grâce de Dieu, duquel le droit service consiste seulement en obéissance » (Calvin, 1978b, liv. II, VIII, §5)

Inégalité des conditions sociales et proportionnalité du devoir de

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