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Nous verrons plus tard qu’on ne peut parler de « modèle d’homme » pour la lieutenance. Pourtant, dans cette section, nous nous attachons à reprendre point par point les quatre facteurs psychologiques décrits pour la relation d’intendance. Nous tentons de voir leur pertinence pour la relation de lieutenance et nous constatons que la responsabilité selon la lieutenance n’est pas établie sur les mêmes bases, car la notion de dépendance vis-à-vis de l’autre/ de l’Autre, n’a pas le même sens. Cette comparaison nous permet donc de préciser la nature de la dépendance.

Une démarche d’identification à l’œuvre divine ou à l’action divine dans son ensemble n’est guère possible, tant la distance entre Dieu et l’homme est infranchissable. Pourtant l’idée de lieutenance, définie ainsi que nous l’avons dit comme un devoir d’agir comme Dieu l’aurait fait à sa place, laisserait de prime abord penser qu’au contraire, la lieutenance consiste à s’identifier à Dieu. Cette lecture est trop rapide. Car nous l'avons vu, Calvin insiste chaque fois sur la faiblesse de l’homme et sur l’impossibilité de combler la distance qui le sépare de Dieu. Certes Jésus-Christ est proposé comme un modèle à suivre sur lequel le croyant doit conformer sa vie. Mais il est un modèle de perfection que l’homme ne peut atteindre par ses propres forces. En revanche, l’homme vivra de façon juste s’il se laisse inspirer de lui. Inspirer est dans un sens fort, non seulement au sens de suivre son exemple, mais aussi de donner une place centrale à Jésus-Christ dans sa vie. Ainsi Calvin ne comprend pas cette conformation à Dieu comme une identification de l’homme, mais comme un cheminement à travers lequel l’homme trouve son identité par Jésus-Christ:

« L’Ecriture nous mène bien en une meilleure fontaine d’exhortation, quand non seulement elle nous commande de rapporter toute notre vie à Dieu, qui en est l’auteur, mais après nous avoir avertis que nous avons dégénéré de la vraie origine de notre création, elle ajoute que Christ, nous réconciliant avec Dieu son Père, nous est donné comme exemple d’innocence, duquel l’image doit être représentée en notre vie » (Calvin, 1978c, liv. III, VI, §3)

Nous retrouvons dans cette citation l’idée conforme à la lieutenance d’avoir Dieu pour référence dans tous les actes de sa vie, mais associée à l’imperfection de la condition humaine, l’identification est comprise comme un double mouvement de Jésus-Christ vers l’homme pour le guérir, suivi d’un mouvement de l’homme vers Jésus-Christ. L’apparition d’une image de Jésus-Christ dans la vie de l’homme, est à comprendre comme le fait que l’homme se laisse déterminer par Dieu, et dévoile par sa vie l’intégrité et la perfection de Dieu. C’est bien l’identité de l’homme qui s’en trouve modifiée, mais non par ses propres moyens. Il y a donc bien une forme d’identification en suivant Jésus-Christ comme modèle, mais l’homme reçoit de Dieu son identité. L’homme est et demeure donc dépendant de la puissance divine pour réaliser cette identification.

Pour les mêmes raisons, le sentiment de possession psychologique, décrit pour l’intendance, est impossible vis-à-vis des œuvres de Dieu, de ses buts et ses points de vue. En ce qui concerne les oeuvres, nous avons examiné au chapitre précédent les trois sens du devoir de « rendre compte » de sa gestion à Dieu, selon Calvin. Le premier sens est celui de mettre sur le compte de Dieu tout résultat obtenu. Il est donc expressément demandé par Calvin de ne s’approprier aucun résultat. Quant aux buts et aux points de vue de Dieu, nous reviendrons dans la prochaine partie28 sur la place de la conscience comme intermédiaire entre un Dieu inconnaissable et la réalité connaissable. Le rôle essentiel donné à la conscience comme espace d’interprétation de la volonté divine donne à l’homme, comme nous le verrons, une vraie liberté, mais dit aussi l’impossibilité de « psychologiquement posséder » les desseins de Dieu.

Le pouvoir personnel n’est pas non plus à conquérir vis-à-vis de Dieu, dans un rapport de lieutenance. Les écrits de Calvin montrent clairement que, dans l’esprit de la lieutenance, l’attribution de tout pouvoir reste à Dieu. Le terme de lieutenant est employé à deux niveaux. Premier niveau, le lieutenant par excellence est Jésus-Christ et il est le seul qui cumule lieutenance et autorité, par quoi Calvin conclut que Dieu lui a délégué le gouvernement du

monde. Sa seigneurie est avant tout spirituelle, mais comme nous le verrons plus loin29, l’articulation entre matériel et spirituel chez Calvin soumet toujours les réalités matérielles aux spirituelles. Cette priorité d’attribution du titre de lieutenant « enclost le ciel et la terre sous la domination de Christ » (Calvin, 1854a, p. 569).

« Et de fait, ce qu'il est assis a la dextre du Père, vaut autant à dire comme s'il estoit nommé son Lieutenant, lequel a vers soy toute authorité : car Dieu veut régner sur nous par tel moyen, qu'en la personne de son Fils il soit Roy et protecteur de son Eglise. » (Calvin, 1978b, liv. II, XV, §5) Second niveau, pour la mise en œuvre concrète, la mission de lieutenance est déléguée aux hommes. Un exemple le montre, plus loin dans l'Institution, lorsque Calvin conteste un rôle prééminent attribué au Pape dans l’Eglise catholique romaine. Ici la mission de lieutenance est déléguée, mais sous la forme d’une mission déléguée communément à tous les hommes, partagée en fonction des capacités de chacun, de telle sorte que personne ne puisse s’attribuer, à titre personnel et unique, le titre de lieutenant.

« Le Seigneur Jésus, dit-il, est en nous tous, selon la mesure de grâce qu'il a donné à chacun membre. Pourtant il a constitué les uns Apostres, les autres Prophètes, les autres Evangelistes, les autres Pasteurs, les autres Docteurs (Ephes. 4, 7-11). Pourquoy est-ce qu'il ne dit qu'il en a constitué un sur tous les autres comme son lieutenant? Car le propos qu'il demene requiert bien cela, et ne le devoit nullement omettre, s'il estoit vray. Jésus Christ, dit-il, nous assiste. […]

Quant aux hommes, il ne leur laisse rien, sinon le ministère commun, et à chacun sa mesure en particulier. Et en nous recommandant l'unité, après qu'il a dit que nous sommes un corps et

un esprit, ayans une mesme espérance de vocation (Ephes. 4, 4), un Dieu, une foy, et un Baptesme» (Calvin, 1978d, liv. IV, VI, §10).

Par délégation, il attribue ce titre aussi à d’autres. Les anges sont appelés lieutenants (Calvin, 1978b, liv. I, XIV, §5), parce que Dieu se sert de leur ministère pour faire exécuter sa volonté. David, Moïse, Josué, Jacob comme chefs du peuple d’Israël, les rois et les princes, tout en précisant bien que cette lieutenance ne confère pas autant d’autorité que celle de Jésus- Christ :

« Car combien qu'il [David] ait esté lieutenant de Dieu, et par manière de dire ait représenté sa personne en régnant: toutesfois ceste puissance n'est pas de beaucoup si grande, qu'elle soit éminente jusques au costé dextre de Dieu. Car ceci est attribué à Jésus-Christ, […] Veu que David est assis beaucoup au-dessous des Anges, il n'occupe pas un si haut siège qu'il soit réputé second après Dieu. » (Calvin, 1854b, p. 471 472)

Les juges, les magistrats, les pères, les mères et toux ceux qui ont une responsabilité particulière dans la société, comme ceux qui ont plus de richesses que leur nécessaire sont aussi lieutenants:

« Et ainsi d'autant que les pères et les mères, les Magistrats, et tous ceux qui ont maistrise, sont

lieutenans de Dieu, et représentent sa personne: il est certain que si on les mesprise, et qu'on les

reiette, que c'est autant comme si on declairoit qu'on ne veut point obéir à Dieu. » (Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 312)

Mais le titre de lieutenant ne permet pas l’attribution d’un pouvoir personnel. Parlant des magistrats, donc du pouvoir politique : « il est démontré qu’ils ont commandement de Dieu, qu’ils recoivent leur autorité de lui, et qu’ils représentent pleinement sa personne, étant en quelque sorte ses vicaires » (Calvin, 1978d, liv. IV, XX, §4). Bien entendu Calvin ne nie pas la réalité du pouvoir des responsables politiques. Mais l’autorité qui leur est confiée dans l’exercice de leur mission est au nom de Dieu. Et l’attitude psychologique qui leur est demandée est, à l’inverse de la description de l’intendance, d’abandonner toute prétention à un pouvoir personnel :

« Car David, après avoir exhorté rois et princes à baiser le Fils de Dieu en signe d’hommage (Ps. 2, 12), ne leur commande pas de quitter leur état pour se faire personnes privées, mais d’assujettir leur autorité et le pouvoir qu’ils obtiennent à notre Seigneur Jésus, afin qu’il ait lui seul prééminence sur tous. » (Calvin, 1978d, liv. IV, XX, §5)

Le rapport au pouvoir est déterminant pour la compréhension de l’attitude humaine exigée dans la lieutenance. C’est lui aussi qui invite à abandonner toute prétention à l’autoréalisation de soi. Il n’y a pas de contradiction pourtant avec l’idée que le travail peut être source d’épanouissement personnel. Mais ce n’est pas une promesse associée à la lieutenance. Pour illustrer ce fait, nous pouvons prendre l’exemple de Moïse, à qui Dieu interdit de passer le Jourdain et de voir enfin la réalisation de cette promesse tant attendue de l’entrée dans la terre promise. Calvin commente :

« Or voici Dieu qui luy declaire: Il faut que tu resignes ton estât à Iosué, et que tu renseignes, afin qu'il soit constitué en ta place : et que tu cognoisses qu'il est digne d'estre mon lieutenant, pour mener le peuple en possession de son heritage. Quand nous voyons que Moyse sur cela, non seulement est prest de quitter sa dignité: que Dieu l'en despouille, et qu'il n'en porte point d'envie à Iosué qui estoit son serviteur, quand il le voit exalté en son lieu: mais plustost qu'il l'instruit, et demande de luy remettre les graces qu'il a receuës, comme s'il arrachoit de son coeur tout ce qu'il avoit de bien,! pour dire: Voila qui est à toy, afin que le tout revienne au salut du peuple, et que ie soye comme un povre homme anéanti: quand nous voyons que Moyse vient iusques là, n'avons- nous point un tesmoignage evident qu'il ne regardoit point à soy? » (Vol. XXVI, Calvin, 1863, col. 94 sur Dt 3, 26-29).

Dieu n’accorde donc pas à Moïse les moyens de réaliser l’objectif qui lui avait été fixé. Moïse reconnaît cette dépendance par une attitude d’obéissance.

Nous avons vu que dans la relation d’intendance, l’agent choisit la coopération pour les avantages psychologiques qu’elle lui apporte et par la conviction, rationnellement fondée, qu’à long terme il gagnera davantage à la coopération qu’à l’attitude égoïste. La lieutenance

consiste à entrer dans une coopération avec une toute autre attitude psychologique. C’est la reconnaissance et l’acceptation du caractère dépendant de l’être humain, qui mène au constat de son incapacité à se déterminer lui-même de façon autonome. Il s’agit donc de comprendre sa propre liberté en dialogue constant –en tension aussi- avec ce qui le dépasse, celui qui donne la vie et qui en détermine toutes les conditions.

Ainsi dans la lieutenance l’homme est dépendant de Dieu pour déterminer son identité, ses finalités et le pouvoir réel dont il disposera. Ainsi à la différence de l’intendance, l’homme n’est pas compris comme autonome pour entrer dans une démarche de négociation ou d’adoption de droits ou de devoirs. Il ne définit pas lui-même de limite à sa dépendance vis-à- vis d’autrui et n’a pas la possibilité de choisir la communauté à laquelle il veut appartenir. Le sens de l’alliance n’est donc pas égalitaire ni réciproque dans la lieutenance, par différence avec la relation d’intendance, parce que le présupposé anthropologique est que l’homme se laisse déterminer par Dieu dans la relation dans ce qu’il a de plus central dans sa vie : son identité, la finalité de ses actions et les moyens dont il disposera pour les réaliser.

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