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Distinction entre prospérité et enrichissement

Chapitre 3 La lieutenance comme métaphore de contrat

Dans le chapitre précédent, nous avons montré que Jean Calvin a justifié un engagement sans limite dans le travail en réponse à un devoir de lieutenance, devoir de gérer les biens terrestres en lieu et place de Dieu. Ce devoir mène de fait à une recherche de prospérité et de justice sociale. Calvin établit donc un lien de causalité entre la nécessité de s’engager dans le travail et le devoir de rechercher la prospérité de la société. Ce lien entre travail et performance collective, si nous parvenons à l’expliquer, apporte une interprétation nouvelle à l’idée partagée par nombre d’auteurs, à la suite de Weber, que Calvin a représenté un pas nouveau dans la modernité, en incitant par sa doctrine à un engagement fort dans le développement.

Ce chapitre a donc pour objet d’analyser sous un autre angle la relation de lieutenance, pour en compléter et en préciser la présentation. En particulier nous voulons mettre en lumière ici les raisons de l’efficacité de cette théorie calvinienne du travail. Elle a une force pratique contraignante, alors même que le développement du chapitre précédent peut montrer qu’aucun argument concernant le salut n’a été avancé, qu’aucune promesse précise n’est faite au lieutenant sur le gain à espérer de son engagement. L’homme n’a donc pas d’intérêt évident à s’engager sans réserve dans le travail, selon le devoir de lieutenance. Ce chapitre permet de dégager deux raisons à cette efficacité. D’une part la lieutenance a une forme contractuelle dont les dispositions conduisent à diminuer les freins à l’engagement. D’autre part, la lieutenance introduit le motif de la responsabilité vis-à-vis d’autrui, motif qui –comme nous le constatons dans la recherche actuelle sur les relations d’intendance dans les organisations- conduit à adopter un profil psychologique propice à l’engagement en faveur d’une performance collective.

Pour affiner notre description de la lieutenance, nous cherchons dans quelle mesure les recherches récentes sur les relations d’agence et d’intendance dans les organisations peuvent donc rendre compte de la problématique de la lieutenance23. Bien que la lieutenance ne soit jamais assimilable à une relation d’agence –nous le démontrons-, le devoir de lieutenance présente, dans ses articulations entre travail et performance, d’intéressantes analogies avec la métaphore du contrat d’agence, et avec la métaphore du contrat d’intendance. Ces analogies nous permettent, nous semble-t-il, de mettre en lumière les raisons de la force contraignante de la relation de lieutenance.

Il peut paraître incongru de mettre en parallèle ici des théories si éloignées dans le temps et dans leurs contextes. Mais l’attention portée par Calvin à ce qu’un travail sans relâche conduise à une performance collective nous invite à cette audace. En effet, le renforcement du lien de causalité entre motivation au travail et performance de l’organisation, tel que le présentent les théories de l’agence et de l’intendance, repose sur les facteurs d’alignement des intérêts, d’aversion au risque et de profil psychologique coopératif, trois facteurs que la lieutenance, elle aussi et à sa façon, prend en compte. Au delà de ces trois facteurs, nous pouvons aussi nous demander si l’évolution de la recherche contemporaine, du contrat d’agence appliqué aux organisations à la relation d’intendance, ne tend pas –elle-aussi- à rendre compte toujours plus précisément de la diversité et de la complexité des ressorts psychologiques de la motivation des hommes au travail. Finalement le concept d’alliance, auquel nous parvenons à la fin de ce chapitre, récemment mis en avant pour expliquer la nature de l’intendance, est si proche de la problématique de la lieutenance que la question de la possible actualisation de la description calvinienne ne peut que se poser. Calvin n’a pas traité de la question du sens du travail en la rapportant au contexte de son temps, mais a tenté une justification intemporelle –anthropologique- du rapport entre travail individuel et contribution au bien commun. Une théorie de la lieutenance peut-elle s’intégrer dans un effort plus vaste et très

23 La théorie de l’agence appliquée aux organisations est née dans les années 70 et tente de comprendre l’impact sur la performance globale d’une coopération entre deux partenaires lorsque leurs buts et leurs attitudes face au risque divergent. Elle préconise des dispositions pour réduire les écarts d’intérêts et aligner les risques. La relation d’intendance, par opposition à la relation d’agence, décrit une relation entre partenaires dont les intérêts convergent et préconise des dispositions d’optimisation de la performance lorsque les relations sont fondées sur la confiance. Cette théorie est née dans les années 90.

actuel pour comprendre le processus de coopération et intégrer la dimension de l’autre dans cette réflexion ?

Nous commençons par des définitions. Dans une première partie, nous montrons que le devoir de lieutenance peut s’inscrire dans les définitions les plus générales d’un contrat d’agence. Mais dans la partie suivante, nous nous attachons à démontrer que, malgré la structure contractuelle de la lieutenance, et le lien de causalité qu’elle établit entre engagement dans le travail et performance collective, l’analyse formelle du contrat principal-agent n’est pas applicable à la lieutenance. Il manque à cela deux hypothèses constitutives du contrat principal-agent. Nous montrons que les clauses d’asymétrie d’information et de dissociation des intérêts caractérisant le contrat d’agence ne peuvent s’appliquer en ces termes à la lieutenance. Il n’y a donc pas lieu de confondre ces deux modèles de coopération.

La troisième partie montre pourtant que la relation de lieutenance met en œuvre des leviers que l’on retrouve dans la théorie de l’agence pour construire ce lien de causalité entre motivation individuelle au travail et performance collective. En effet la lieutenance, telle que Jean Calvin l’envisage, intègre des dispositions propres pour maximiser l’efficacité de l’agent24, diminuer son aversion au risque et aligner ses propres intérêts sur la volonté de Dieu. Ces dispositions sont en conformité avec les préconisations sur l’efficacité de la relation d’agence (Eisenhardt, 1989) et peuvent expliquer au moins partiellement, le caractère contraignant du devoir de lieutenance.

Toutefois une distinction majeure réside dans l’absence, dans la lieutenance, de moyens de contrôle de l’opportunisme de l’agent. Or ce contrôle de l’opportunisme est un fondement essentiel, voire premier, de l’efficacité de la relation d’agence. La lieutenance prévoit l’autocontrôle par l’agent lui-même, en conscience, de son comportement et de sa

24 Dans les théories de l’agence et de l’intendance appliquées aux organisations (entreprises, ou toute autre institution telle les hôpitaux, les collectivités publiques, les administrations etc), la coopération s’établit entre un « principal » et un « agent ». Le « principal » est celui qui délègue un travail à l’ « agent » qui le réalise pour le compte du « principal ». Dans tout ce chapitre, ainsi que dans le chapitre suivant, le terme d’agent est employé dans le sens de celui qui réalise le travail qui lui est confié. Le terme de principal, ordonnateur dans les théories de l’agence et de l’intendance, ne sera pas appliqué à Dieu dans la lieutenance, quand bien même il soit ordonnateur, car on ne peut appliquer à Dieu ni la notion d’intérêt, ni celle de risque.

performance. Par quel mécanisme la lieutenance assure-t-elle la convergence des intérêts de l’agent avec la volonté de Dieu ?

Sur ce dernier aspect, la lieutenance se rapproche d’une théorie voisine de la théorie de l’agence : la théorie de l’intendance (stewardship theory) (i.e. Davis, Schoorman, & Donaldson, 1997b). Elle sera l’objet de notre quatrième partie. Les hypothèses de base de l’intendance rendent inutile le contrôle de l’opportunisme de l’agent. Or la distinction entre agence et intendance consiste en la prise en compte parmi les motivations au travail d’une décision des agents de coopérer, fondement du sens de la responsabilité individuelle vis-à-vis du collectif. Nous montrons jusqu’à quel point l’intendance rend compte de la lieutenance en mettant en avant le concept d’alliance dans les organisations.

Le rapprochement entre le devoir de lieutenance et les théories de l’agence et de l’intendance nous permet donc de préciser notre description de la lieutenance, en des termes relevant des théories des organisations. Sans avoir à définir ici ce que serait notre modernité, ni dans quelle mesure Calvin y aurait historiquement contribué, nous traitons avec lui de la question toujours présente de la contribution au bien commun par le jeu des motivations du travail. Nous montrons que Calvin répond à ce questionnement par une proposition originale, non seulement pour son temps, mais possiblement aussi féconde pour le nôtre.

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