• Aucun résultat trouvé

La théorie de l’intendance (stewardship theory) a été développée comme une théorie additionnelle à la théorie de l’agence (Davis et al., 1997b, p. 20). Elle se fonde sur une critique de cette dernière : l’hypothèse d’individus rationnels et individualistes, maximisant leur propre utilité, ne rend pas compte de la diversité des motivations des agents. En effet certains peuvent choisir précisément de contribuer aux objectifs de l’organisation indépendamment des leurs. Or la perspective poursuivie par la théorie de l’agence est de diminuer les coûts d’agence issus des divergences d’intérêts entre principal et agent. Cette divergence n’existant pas dans le cas d’attitudes pro-organisationnelles, la théorie de l’agence ne peut recouvrir toutes les situations et doit être complétée. Cet argument de différentiation entre théories de l’agence et de l’intendance a été contesté (Albanese et al., 1997; Davis, Schoorman, & Donaldson, 1997a). A l’issue de ce débat, les auteurs de la théorie de l’intendance maintiennent que cette dernière s’applique dans le cas où, par choix de l’agent, aucune divergence d’intérêt ne peut avoir lieu entre principal et agent. Elle a des fondements distincts de la théorie de l’agence, et des conséquences distinctes en matière de choix organisationnels. La définition d’une théorie de l’intendance introduit donc une pluralité de relations de type contractuel dans l’organisation, donc une pluralité de causalités entre motivation au travail et performance collective.

L’alignement des intérêts est une hypothèse initiale de la relation d’intendance. Donc il n’est pas attendu de la relation contractuelle d’opérer cet alignement, au contraire de la relation d’agence. L’objet du contrat d’intendance est essentiellement tourné vers l’optimisation de la performance, qui consiste pour les auteurs à maximiser l’attitude pro- organisationnelle. Cette maximisation est obtenue par la diminution des procédures de contrôle et par l’octroi de marges de manœuvres aux managers (Davis, Schoorman, & Donaldson, 1997b).

Davis et alii posent que dans le cadre de la théorie de l’intendance, les intérêts sont alignés parce que l’intendant donnera une valeur supérieure à la coopération comparée à une attitude de cavalier seul (Davis, Schoorman, & Donaldson, 1997b, p. 24). L’hypothèse initiale de l’intendance est celle d’une corrélation forte entre le succès de l’organisation et la satisfaction du principal, et qu’à travers cette satisfaction la fonction d’utilité de l’agent s’en trouve de plus maximisée (Davis et al., 1997b, p. 25). A sa façon, la lieutenance pose

la même hypothèse et s’oppose en cela à l’agence. C’est en poursuivant l’intérêt collectif que les intérêts de l’homme seront couverts.

La théorie de l’intendance donne pourtant une explication rationnelle de ce qui repose dans le contrat de lieutenance sur une promesse de Dieu. Dans l’intendance, pas besoin de promesse, puisque l’organisation ne peut avoir durablement parmi ses objectifs –écrivent les auteurs- que de répondre aux besoins de ses agents (Davis et al., 1997b, p. 25). Du point de vue de l’intendant, les choix d’opportunités sont basés sur la perception qu’il obtiendra pour lui-même un niveau d’utilité supérieur s’il oeuvre à l’intérêt du principal, plutôt que de poursuivre ses propres intérêts (Davis et al., 1997b, p. 25). C’est une logique d’intérêts bien compris, privilégiant le long terme au court terme.

La lieutenance partage avec l’intendance la conviction qu’il est bon pour l’individu d’abandonner momentanément le calcul de ses propres intérêts, car cet abandon conduit à un bonheur plus grand in fine. Mais elle élargit la logique au delà du mesurable et à un horizon temporel indéfini. Il ne s’agit pas de mesurer ses intérêts sur un plus long terme, mais de faire confiance à cette promesse de Dieu qu’il en résultera l’harmonie spirituelle, le contentement, le bonheur. Ce dernier passe par un abandon du calcul de ses propres intérêts par l’agent.

Le choix de l’agent de sortir d’une logique de maximisation à court terme de son utilité se retrouve donc dans le contrat d’intendance et dans la relation de lieutenance, même si les raisons en sont diffréntes. Les deux types de relations affirment que la performance repose sur un choix de coopérer de la part des agents.

Voyons donc comment cette coopération est définie dans l’intendance. Le concept de relation d’alliance (« covenantal relationship ») est un fondement psychologique premier de la coopération dans la relation d’intendance. Il est défini comme un engagement moral et la reconnaissance de liens unissant les deux parties (principal et agent) pour travailler à un but commun, sans chercher à tirer avantage l’un de l’autre (Hernandez, 2012, p. 173). Cette relation est donc d’abord une relation d’engagement réciproque. Deux parties admettent comme contrat moral de contribuer, dans le cadre d’un ensemble de valeurs communes, à la poursuite d’une vision partagée. Il est fait confiance réciproquement à chacun pour protéger cette cause commune et, par voie de conséquence, de sacrifier ses intérêts à court terme pour un bénéfice à long terme, pour tous.

Ce contrat implicite engage cependant plus que deux parties, dans la mesure où le meilleur moyen d’optimiser les résultats de l’organisation à long-terme est le partage de cette culture (Caldwell, Bischoff, & Karri, 2002, p. 160). Il devient un engagement moral d’un agent envers l’organisation toute entière, pour faire partager des valeurs et des objectifs communs. Il engage donc chacun individuellement et tous collectivement. Il est admis que l’impact d’une rupture de la relation d’alliance dans l’organisation influe fortement sur les attitudes des personnes au travail et sur les résultats obtenus (Cf. Caldwell & Karri, 2005, p. 251). En favorisant ainsi des objectifs à long terme, l’intendant sert tant les intérêts des dirigeants, que des autres parties prenantes.27

D’un engagement entre deux parties, à un engagement collectif, l’engagement s’étend alors nécessairement à la définition et au partage d’un socle de valeurs, d’une « éthique de la vertu » (Caldwell & Karri, 2005, p. 252). «”When employees are treated as complex individuals and understood in terms of their worth and value, they feel valued by and value their organisation and the covenantal relationship is achieved” (Ibid.). Ces valeurs consistent à étendre la responsabilité sociale de chacun dans l’organisation aux perspectives de long-terme et à la prise en compte de toutes les parties prenantes de l’entreprise dans le respect d’un socle moral commun.

Le motif d’un devoir de responsabilité vis-à-vis d’autrui émane donc, dans l’intendance, de la mise en œuvre de relations d’alliance.

Or il s’avère que le terme d’alliance a une forte résonance dans les écrits bibliques. La lieutenance peut être qualifiée de relation d’alliance entre l’homme et Dieu, elle engendre comme nous l’avons vu une responsabilité sociale particulière. La théorie de l’intendance rend donc ici compte d’un aspect de la lieutenance : l’abandon de tout calcul d’intérêt à court terme est permis par l’engagement de l’homme dans une alliance qui implique l’acceptation d’une responsabilité sociale. La deuxième partie de la thèse sera entièrement consacrée à approfondir le sens cette responsabilité, et donc le sens de cette alliance.

27 A tel point que la distinction sur ce point entre la « stakeholder Theory » et une « Stewardship Theory » en devient subtile. Caldwell & Karri (2005) cherche à effectuer cette distinction entre “agency theory”, “stakeholder theory” et “stewardship theory”. Dans la « stakeholder theory », le manager ne renonce pas à poursuivre ses intérêts à court terme mais prend en compte leur compatibilité avec les intérêts des autres parties prenantes, dans une démarche de conciliation et de réduction des conflits d’intérêts. Cette attitude ne nous paraît pas rendre compte de la démarche de la lieutenance. Nous la laissons de côté.

Nous pouvons en effet remarquer que le parallèle entre intendance et lieutenance s’arrête là. Dans la lieutenance, il ne s’agit pas d’une relation égalitaire et réciproque, comme dans l’intendance. En effet, nous constatons que la théorie de l’intendance réduit en réalité l’impact du facteur d’asymétrie d’information entre principal et agent. L’élaboration d’une relation d’alliance consiste à lever un à un les risques de défiance par l’adoption de valeurs communes (une garantie de vertu), et par la promesse mutuelle de l’abandon de la quête d’utilité à court terme, par un engagement dans un service mutuel. Au contraire, la relation de lieutenance insiste sur l’inégalité irréductible entre Dieu et l’homme. L’alliance, selon la lieutenance, n’engendre aucun partage du pouvoir. C’est un choix de coaction dans l’inégalité. L’alliance est l’acceptation d’une dépendance assumée de l’agent vis-à-vis de Dieu. L’attitude psychologique suscitée par la lieutenance chez l’agent ne peut être que décentrement de soi, et attribution de la toute puissance à Dieu. Ce dernier point n’a rien de commun avec l’intendance.

Conclusion

Tout au long de ce chapitre nous avons mis en parallèle la théorie de l’agence, la théorie de l’intendance et la relation de lieutenance, car aussi différentes soient-elles, ces trois relations ont plusieurs points communs. Toutes trois assument la structure de métaphore de contrat, ou de contrat implicite, dont la finalité est d’orienter le travail de l’une des parties pour contribuer à une performance collective, celle de l’organisation pour l’agence et l’intendance, la prospérité de la société pour la lieutenance. Toutes trois proposent une solution, chacune à sa manière, sur la façon d’aligner les intérêts de celui qui effectue le travail sur la perspective de celui qui le prescrit. Toutes trois partent du constat, qu’a priori au moins, le pouvoir entre les parties n’est pas également partagé. Toutes trois cherchent enfin à promouvoir l’efficacité de la relation. Certes ce n’est pas l’unique perspective de la lieutenance, mais c’est le trait que nous cherchons à décrire. La recherche des analogies entre ces trois modes de relations nous a permis de mettre au jour trois facteurs contribuant à orienter le travail de l’homme, de façon contraignante, vers la recherche d’un profit pour la communauté.

• Tout d’abord, la lieutenance ne présuppose pas que les intérêts de l’homme sont initialement alignés sur la volonté de Dieu. Au contraire, certaines dispositions

sont nécessaires pour faire pression en faveur de l’alignement des intérêts. La nécessité de devoir rendre compte de sa gestion des biens pourrait sembler superfétatoire sur le plan théologique mais fait l’objet d’une certaine insistance chez Calvin. De fait, cette disposition a l’utilité d’orienter l’attention de chacun sur son propre comportement. L’homme est appelé ainsi à réexaminer en sa conscience régulièrement s’il attribue effectivement à Dieu ses œuvres, si son intention dans ses actes est de servir son prochain, s’il est vertueux dans ses actions. La lieutenance a un caractère comportemental marqué, et la recherche sur la relation d’agence a montré l’efficacité de ce type de disposition.

• Notre description de la relation d’agence met en lumière combien le souci de diminuer l’aversion au risque des agents contribue aussi à l’efficacité de la relation. Or l’examen de la lieutenance sur cet aspect démontre que ses dispositions y contribuent. La demande de Dieu est de renoncer à la quête de ses propres intérêts au profit de ceux de la communauté. C’est bien plus qu’un contrat de travail ne demande. Mais la promesse de Dieu est d’autant plus généreuse en retour, ne portant pas de jugement sur les résultats concrets obtenus, promettant tant la suffisance matérielle que le bonheur, et cela sur un terme illimité.

• Notre examen de la relation d’intendance démontre qu’un fondement rationnel est à la base de l’abandon de la quête de ses propres intérêts. Il s’agit de considérer la performance que peut apporter la collaboration et la participation d’une communauté aux buts partagés d’une organisation et de déplacer le terme de son calcul d’utilité vers un horizon temporel plus lointain. La lieutenance s’inscrit dans cette même démarche, à cette différence près qu’elle remet à Dieu de répondre à ses propres intérêts. Le renoncement au calcul de son utilité à court terme peut se faire en choisissant de privilégier la coopération conçue comme une alliance entre les parties prenantes, sur fond de valeurs partagées et d’éthique des vertus.

Cependant si l’engagement dans cette démarche de coopération introduit un devoir de responsabilité vis-à-vis non seulement du donneur d’ordre mais de tous les membres de la communauté, il nous faut remarquer une profonde distinction entre lieutenance et intendance. L’alliance, telle qu’elle est comprise dans l’intendance, est une façon de réintroduire une forme d’égalité dans l’organisation, en précisant les valeurs communes et en s’engageant mutuellement dans un service réciproque. Dans la lieutenance, la distance

infinie entre l’homme et Dieu n’est jamais réduite, la toute puissance de Dieu n’est pas partageable. Dans les prochains chapitres, nous examinons de plus près l’importance de cette asymétrie.

Nous considérons l’avancée de la recherche, du contrat d’agence appliqué à la firme au contrat d’intendance, comme une évolution qui tend à mieux prendre en compte la diversité et la complexité humaines. La renonciation aux intérêts à court terme dans l’intendance relève d’un processus de choix coopératif plus complexe que la maximisation des intérêts d’un agent qui n’évalue sa situation qu’en fonction de lui-même.

La lieutenance rend-t-elle compte d’une démarche encore plus réaliste de renonciation à soi et de prise en charge de responsabilité collective sans contrepartie ? L’économie peut elle prendre acte d’une telle démarche de décentrement de soi afin de s’engager dans le monde ?

Pour avancer dans ce questionnement, nous nous proposons donc d’examiner les différentes compréhensions de l’humain qui servent d’hypothèses à ces modèles d’optimisation de la performance. C’est l’objet du chapitre suivant. En précisant les modèles d’homme sous-jacents, nous cherchons à préciser les sens de la responsabilité et de l’alliance propres à la lieutenance.

Chapitre 4 : Des modèles d’hommes sous-jacents

Nous avons vu comment les théories de l’agence et de l’intendance pouvaient partiellement rendre compte de la façon dont le devoir de lieutenance mobilise l’homme dans son travail, alors même qu’aucune récompense concrète et immédiate ne lui est promise. Rappelons à nouveau, par précaution, que la lieutenance n’est assimilable ni à une relation d’agence ni à une relation d’intendance et qu’il n’est pas question ici de mettre ces théories et la description calvinienne du travail sur le même plan. Nous décrivons maintenant plus précisément les mécanismes psychologiques à l’œuvre dans le devoir de lieutenance, en nous s’appuyant sur les analogies que nous proposent ces modèles. Nous avons conclu plus haut que la lieutenance partage avec la relation d’agence l’intention d’inciter l’agent à l’alignement de ses intérêts et à la diminution de son aversion au risque. Si l’on considère que progressivement, la recherche s’est développée pour prendre en compte la complexité des processus de coopération, alors la motivation de la lieutenance n’est pas éloignée non plus de la problématique posée par la relation d’intendance. Il ne suffit plus d’envisager des mécanismes pour orienter l’intérêt personnel des agents dans le sens du principal, comme l’envisage la théorie de l’agence. Il faut aussi considérer que certains agents sont susceptibles, dans certaines conditions, de ne pas avoir besoin de contrôle et d’incitations financières – ces mécanismes pouvant même devenir contre-productifs- parce qu’ils se comprennent comme partenaires de l’organisation reliés à elle par une relation d’alliance.

Le sens de la responsabilité, développé à partir de cette idée d’alliance, est donc un fondement de la mobilisation pour la performance collective. Nous parvenons, à l’issue du précédent chapitre, à une compréhension du concept d’alliance qui n’est pas la même dans l’intendance et dans la lieutenance. Le sens de la responsabilité diffère donc. Nous voulons dans ce chapitre en explorer les raisons (première et deuxième sections) et la portée (troisième et

quatrième sections). Nous montrons que le sens de l’alliance si spécifique à la lieutenance repose sur un choix anthropologique propre.

Il nous faut revenir à la description des relations d’agence et d’intendance, et prendre en considération plus précisément le fait que ces deux types de relations reposent sur des conceptions différentes de l’humain. Les auteurs évoquent deux modèles d’hommes distincts. La théorie de l’Agence s’est développée en prenant comme hypothèse que les agents poursuivent leur intérêt propre, selon une rationalité limitée, et sont mus par une aversion au risque : « The model of man underlying agency theory is that of a rational actor who seeks to maximize his or her individual utility (M. C. Jensen & Meckling, 1976)” (Davis et al., 1997b, p. 22).

Le modèle de l’homme pris en compte par la théorie de l’intendance a été défini quant à lui par Argyris (1973a). Ce modèle reprend les analyses de Mc Gregor et Maslow et développe la conviction que l’être humain est mu par un besoin fondamental de croissance. Il cherche toujours à atteindre un niveau supérieur de réalisation (Davis et al., 1997b, p. 27). Pour cela, certains agents sont prêts à privilégier l’attitude coopérative, en choisissant de se détourner momentanément de leurs propres intérêts. Car la conception de l’homme développée par la théorie de l’agence les empêche d’atteindre leur potentiel. En effet selon Argyris (d’après Davis & alii p 27), le risque du modèle de l’agence est de limiter les aspirations des gens, soit par une prophétie autoréalisatrice, soit par frustration vis-à-vis de l’organisation, entraînant un risque de désengagement ou d’agressivité.

Dans l’intendance, le sens de l’alliance est profondément influencé par la description du profil psychologique à la base de cette volonté de coopération. La première section détaille cette description et en déduit le sens de la communauté et de la responsabilité contenu dans le concept d’alliance, dans le modèle de l’intendance.

En deuxième section, nous confrontons la lieutenance aux mécanismes psychologiques de coopération exposés en première partie. En raison de la dépendance instaurée entre l’homme et Dieu, la coopération prend alors un autre sens et la responsabilité s’accommode d’une radicale inégalité entre les parties.

Or la lieutenance universalise le motif de la responsabilité et ne le fait dépendre ni d’un profil psychologique particulier, ni d’une hypothèse de choix rationnel de l’individu. Après avoir

présenté en troisième section le modèle de rationalité limitée de l’agence, et l’intention des auteurs de lui attribuer un caractère universel, nous montrons que Calvin contredit ce caractère universel. Il met l’accent sur les limites de ce modèle. Malgré des capacités rationnelles reconnues, la dépendance absolue de l’homme envers Dieu contredit toute possibilité de penser l’homme comme autonome pour s’autodéterminer (quatrième section). Nous en montrons le caractère universel, et nous montrons comment la dépendance engendre un autre devoir de responsabilité vis-à-vis de la société. Ce devoir s’applique à tout homme envers tout homme. Il implique à la fois un travail sans relâche et la recherche de la prospérité collective.

Outline

Documents relatifs